DE KANT À SCHOPENHAUER
4 Novembre 2023 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE
Schopenhauer est âgé de 31 ans quand il publie un ouvrage qui, estime-t-il, révolutionne la pensée philosophique. Il attendra presque toute sa vie que la corporation des philosophes en convienne.
Le Monde comme volonté et comme représentation, publié dans une première édition à Leipzig en 1819, a connu deux éditions supplémentaires du vivant de Schopenhauer, passant à deux volumes en 1844 qui permettent de suivre l’évolution de sa pensée sur un quart de siècle et enfin une troisième édition en 1859, publiée un an avant sa mort, qui accroit encore l'ouvrage de 136 pages. L’auteur renvoie aussi à d’autres additifs insérés dans le second volume des Parerga et Paralipomena, écrits sept années après la deuxième édition de son ouvrage majeur, Le Monde comme volonté et comme représentation.
La pensée de Schopenhauer a évolué, entre ses trente et un ans lors de la première édition et ses soixante-dix ans de la troisième édition. Cependant, la continuité de sa pensée reste manifeste dans le contexte philosophique de la première moitié du XIXe siècle, qui se veut dans le prolongement de la pensée de Kant et en opposition avec celle de Hegel.
Cette pensée de Kant (1724-1804) est très récente pour Schopenhauer qui l’a lue avec grand soin, deux ans durant et il lui a consacré un long article, sous forme d'appendice à la première édition du Monde comme volonté et comme représentation, dont il recommande à ses lecteurs de s’imprégner avant d’aborder l'ouvrage principal.
Pour Schopenhauer, Kant est le véritable initiateur des études philosophiques. Il se réfèrera aussi à Platon, à Berkeley et à Hume, mais Kant reste son guide premier, car il estime que Kant est l’auteur de trois apports décisifs à la construction de sa vérité philosophique :
Tout d’abord, Kant a distingué le phénomène de la chose en soi, Le premier se révélant à nous, tandis que la seconde ne pouvant que nous échapper. C'est pourquoi, selon Schopenhauer, les vérités éternelles n’existent que dans notre tête et ce que nous appelons des vérités objectives ne sont que des phénomènes perçus par notre cerveau.
Mais, si ce que nous appelons le monde objectif n’existe qu’en tant que construction cérébrale, ce que Schopenhauer appelle un phénomène, nous les scientifiques qui prétendons nous appuyer sur des faits « objectifs », selon une volontaire tautologie, des vérités objectives que nous mettons en lumière par nos observations et nos enquêtes, nous nous racontons littéralement des histoires. Je vous invite à réfléchir sur les conséquences de cette subjectivation des faits, que les scientifiques ont tant de mal à admettre, sinon en prenant d’infinies précautions (Karl Popper) ou en contournant le problème.
Ce premier apport de Kant, mis en exergue par Schopenhauer a donc de profondes conséquences sur notre façon de voir le monde.
Le second apport de Kant est tout aussi considérable, mais l'approche de Schopenhauer en renforcera considérablement la portée et en modifiera le sens.
Kant a en effet proclamé l’autonomie de la conscience morale, en d’autres termes la possibilité pour l’être humain de choisir sa morale, hors des contingences matérielles. Nous sommes loin du déterminisme de Hegel, qui aboutit à un homme qui agit bien ou mal en fonction de sa condition matérielle et à toute une tradition philosophique et finalement politique qui justifie les révoltes d’une population par son mal être objectif.
Du coup, la volonté humaine devient quelque chose d'objectif qui s'élève au-dessus des contingences du monde. Kant n'a cependant pas franchi ce pas qui consistait à passer de la conscience morale à la volonté humaine pour reconnaitre que c'était elle qui était une "chose en soi". Schopenhauer a franchi ce pas, en qualifiant cette volonté d'un vouloir vivre qui anime non seulement l'homme mais tous les êtres vivants au sein de la nature. Ce vouloir vivre, que l'on peut qualifier de force vitale, Schopenhauer le place au centre de sa philosophie, comme Nietzsche à sa suite.
Le troisième mérite que Schopenhauer attribue à Kant est lié au premier. Il lui reconnait d’avoir donné le coup de grâce à ce qu'il appelle la philosophie scolastique qui s'est engagée à revenir toujours, après quelques détours, aux dogmes de l'Église. Cet engagement la contraint à élever les lois édictées par l'Église au rang de vérités éternelles et de prendre ainsi le phénomène pour la réalité.
Armés de ces trois apports de Kant, nous voici désormais prêts, du moins je l'espère, à déchiffrer le mécanisme de la pensée de Schopenhauer, tel qu'il l'expose sans fard dans Le Monde comme volonté et comme représentation...
A SUIVRE