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Le blog d'André Boyer

LE MONDE COMME VOLONTÉ ET COMME REPRÉSENTATION

12 Novembre 2023 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE

ARTHUR SCHOPENHAUER, naturellement

ARTHUR SCHOPENHAUER, naturellement

Schopenhauer s'est fortement situé dans la filiation de Kant, tout en rejetant une bonne partie de son éthique, mais cela ne l'a pas empêché de revendiquer aussi celle de Platon, sans oublier ses liens avec la philosophie indienne

 

Tandis que les Idées de Platon  ne sont que des copies imparfaites, qui ne constituent pas pour Schopenhauer des objets d'analyse mais uniquement de contemplation, ce dernier a trouvé dans la littérature de l’Inde une extraordinaire richesse de thèmes sur lesquels philosopher, mais sans y rencontrer une philosophie proprement dite.

Pourtant il revendiquait d'avoir fait de l’Oupnek'hat un de ses livres de chevet, dont il lisait la traduction française et il notait déjà, quelque temps avant d’achever le Monde : « Je ne crois pas, je l’avoue, que ma doctrine aurait pu se constituer avant que les Upanishads, Platon et Kant aient pu jeter ensemble leurs rayons dans l’esprit d’un homme. ». Il parait donc raisonnable d'estimer que la pensée indienne forme une sorte d'arrière-plan à sa philosophie dont témoigne le nom qu'il avait donné à son épagneul, Atma: l'âme du monde...

Je n'estime pas utile d'analyser, partie par partie, les quatre livres qui composent l'ouvrage. Ils nous donnent cependant les axes de sa réflexion philosophique : Épistémologie, Ontologie, Esthétique et Éthique. Nous essaierons de nous en tenir à ce qui nous parait essentiel dans sa pensée, plus encore que son caractère novateur, comme son approche de la sexualité[1], audacieuse pour l'époque,

Pour saisir l'essence de la pensée de Schopenhauer, il faut commencer par accéder à la signification des concepts qu'il utilise. Alors que le terme Wille signifie en français aussi bien la volonté que le vouloir, le désir voire l'effort, nous avons choisi de traduire le concept central du Wille zum Leben par la volonté de vivre[2]. En ce sens, Schopenhauer soutient que tous les êtres vivants, y compris l’homme, expriment une insatiable volonté de vivre. Et cette volonté de vivre, qui est la chose en soi de Kant et dont, selon Schopenhauer, nous ne pouvons pas saisir la raison d'être, ni la contrôler, n'a pas pour nous de raison d'être bien qu'elle nous pousse à agir, sans but ni rationalité. Dans cette veine, Schopenhauer écrit : "Les hommes ressemblent à des horloges qui ont été montées et qui marchent sans savoir pourquoi ; et chaque fois qu'un homme est engendré et mis au monde, l'horloge de la vie humaine est de nouveau montée pour répéter encore une fois son vieux refrain usé d'éternelle boite à musique, phrase par phrase, mesure par mesure, avec des variations à peine sensibles..."    

Afin de justifier cette vision de l'homme qui erre sans but, Schopenhauer introduit la notion de Vorstellung qui signifie la représentation ou l’image de tout ce qui est perçu par l’esprit, y compris la représentation de son propre corps. Cette image est générée par nos sens qui nous donnent seulement accès à une représentation du monde, mais non à son essence profonde, d'autant plus qu'elle est perturbée par la volonté de vivre qui domine notre esprit. 

Car l'homme découvre en lui-même, dans son corps et au fond de son désir, la volonté de vivre qui anime toute existence. C'est une impulsion instinctive et inconsciente qu'il ne parvient pas à contrôler et qui n'a aucune finalité, ni divine, ni historique, ni rationnelle. Il se retrouve prisonnier de l'inexorable loi du désir qui n'est qu'insatisfaction répétée et qui l'entraine dans un mouvement absurde, comme l'illustre la société de consommation.

Tel est le postulat de Schopenhauer, une volonté de vivre irrépressible et incontrôlée, qui est celle de l'homme à l'instar de tous les êtres vivants.

À la poursuite de buts à court terme dictés par nos désirs, nous ressentons forcément une souffrance engendrée par le décalage entre notre représentation d'un monde qui aurait un but téléologique, qu'il soit religieux, moral, esthétique ou autre et notre volonté de vivre, qui n’en a aucun.

Par conséquent, Schopenhauer est conduit à rejeter qu'il existe un monde "réel" doté d'une armature métaphysique. Ce monde-là, qu'il soit métaphysique ou rationnel, n'est que celui des images, car le monde de la volonté de vivre en est dépourvu : "La volonté́ est la substance de l’homme, l’intellect en est l’accident."

Schopenhauer tire les conséquences du principe qu'il énonce : il faut nous écarter du principe de raison pour nous réfugier dans cette partie de la représentation du monde que constitue la contemplation esthétique et en particulier la musique : « L’artiste nous prête ses yeux pour regarder le monde ».

Évoquant dans son dernier livre la question de la morale, nous dirions aujourd’hui de l’éthique, il considère que, comme la volonté vise sa propre satisfaction et qu’elle est donc une source d’égoïsme, la morale, visant à combattre l’égoïsme, est une négation de la volonté de vivre. Il explique qu’en revanche, le suicide n’est pas souhaitable, car il constitue un abandon de la vie, et non un abandon de la volonté de vivre.

Aucune raison supérieure n'étant à notre disposition pour nous guider, il reste à l'homme une ultime liberté, à condition d'accéder par un grand effort de représentation du monde, à une connaissance débarrassée de toute illusion qui nous fait avouer que « la souffrance est le fond de toute vie ».

Ce choix consiste, soit à abdiquer en oscillant sans cesse dans le cycle infernal du quotidien, « entre souffrance et ennui », soit à nous « affirmer pour nous nier ». En d'autres termes, pour limiter son malheur, l’homme n’a pas d’autre choix que de nier la volonté de vivre, créatrice de désirs, selon un ascétisme inspiré par le bouddhisme et les védas.

Ainsi, Schopenhauer qui a commencé son ouvrage avec Kant, se réfugie dans la pensée indienne pour l'achever. Lui qui se flattait de  ne pas écrire pour ne rien dire, parvient à le conclure par les deux magnifiques phrases suivantes :

« Pour ceux que la Volonté anime encore, ce qui reste après la suppression totale de la Volonté, c’est effectivement le néant. Mais, à l’inverse, pour ceux qui ont converti et aboli la Volonté, c’est notre monde actuel, ce monde si réel avec ses soleils et toutes ses Voies Lactées, qui est le néant. »

 

À SUIVRE

 

[1] Il a ainsi développé une Geschlechtsliebe, ou une Métaphysique de l'amour sexuel, dans laquelle il soutient que l'amour n'a aucun contenu réel sans l'amour sexuel qui n'est lui-même qu'une manifestation de la volonté de vivre.

[2] C'est l'expression choisie par les tous derniers traducteurs, en 2009, du Monde comme volonté et représentation, alors que la traduction précédente d'Auguste Burdeau datait de 1889, ce qui la rendait difficile à lire pour le lecteur du XXIe siècle.

 

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