UNE GUERRE SUR DEUX FRONTS
La stratégie des États-Unis est déterminée principalement par sa rivalité avec la Chine, la seule puissance capable de remodeler l'ordre international afin de devenir la puissance mondiale dominante à sa place.
Pour y faire face, les États-Unis veulent commencer par affaiblir la Russie, leur deuxième adversaire stratégique, pour pouvoir se concentrer sur la Chine et éviter que ne se forme un axe Moscou Berlin, susceptible de les concurrencer à terme.
À cet effet, il leur a fallu lourdement impliquer l'Europe dans le dessein de la couper d'une Russie affaiblie, sachant qu'ensuite l'Europe se trouverait impliquée dans le conflit suivant, avec la Chine. Cela semblait une idée logique de la part des États-Unis, d’abattre la Russie, le plus faible des deux pays du point de vue stratégique, en menant une guerre par procuration avant de se tourner vers la Chine, leur adversaire le plus fort.
Mais ils ont sous-estimé la résilience de la Russie et se retrouvent contraints de conduire une guerre sur deux fronts face à la Russie et à la Chine. La guerre en Ukraine a en effet favorisé la formation d'un bloc géopolitique concurrent, comprenant la Chine, l'Inde, l'Iran et les pays proches comme le Pakistan, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan. Autour des BRICS, la Chine s'est mise à collaborer avec l'Arabie saoudite sur le pétrole et l'énergie nucléaire et elle pousse à la formation d'une monnaie de réserve fondée sur les matières premières qui concurrence avec le pétrodollar, ce qui est une manière relativement douce de prendre le dessus dans la rivalité avec les États-Unis.
En outre, depuis le début de l'année, l'Arabie Saoudite, un ancien allié des États-Unis, l’Iran, l'Égypte, les Émirats Arabes Unies, l'Égypte et l'Éthiopie ont rejoints les BRICS qui rassemblent 3,8 milliards de personnes et 40 autres pays ont exprimé leur intérêt à rejoindre les BRICS, qui ne sont clairement pas favorables à la domination américaine. Parmi ces pays, on dénombre l'Algérie, l'Indonésie, le Pakistan, le Mexique, le Nicaragua, l'Uruguay, le Venezuela et même deux pays de l'OTAN, la Grèce et la Turquie.
La Chine et la Russie, sachant que cette dernière présidera cette année les BRICS, veulent officiellement contribuer à un monde multipolaire qui entrainera le déclin de l'influence américaine. La Chine, qui prend ostensiblement une position modérée sur le conflit ukrainien et sur Taiwan, affirme que les pays occidentaux sont les principaux responsables de la guerre en Ukraine et qu'elle a fait augmenter les risques de conflit généralisé.
La question de Taiwan peut devenir le point culminant de la rivalité americano chinoise. Depuis 1969, les États-Unis se sont engagés à fournir les moyens à Taiwan pour se défendre, mais avec une certaine ambivalence. Or Joe Biden a rompu avec cette ambivalence en déclarant qu'il défendrait Taiwan contre la Chine, tandis que le président chinois a répondu qu'il cherchait une réunification pacifique sauf s'il était contraint à la force.
Cependant tout le monde sait que les États-Unis n'ont pas les moyens de défendre Taiwan s'il était militairement attaqué par la Chine, parce que la Chine dispose, en dehors de son avantage stratégique, d'une force militaire croissante, d'un avantage en matière de missiles hypersoniques ainsi que d'une capacité nucléaire renforcée. La guerre pour Taiwan n'aura donc probablement pas lieu et la Chine dispose du choix du moment pour se saisir de cet avantage géostratégique.
En ce début 2024, tout se passe comme si, pendant que la Russie s’oppose frontalement aux États-Unis par Ukraine interposée, la Chine s’active discrètement à les priver d’oxygène.
En raison de cette situation, il est particulièrement important que l'Europe s'affirme comme un acteur indépendant dans la politique internationale, car la guerre en Ukraine l'a conduit à un carrefour. Tous les pays européens sont concernés par cette guerre, notamment par ses conséquences économiques mais aussi par ses conséquences géostratégiques et les deux risquent de devenir plus lourdes et de moins en moins réversibles.
Mais il faut en revenir au déclenchement de la guerre, car Poutine n'a pas décidé d'envahir l'Ukraine en prenant son petit déjeuner. Il y a toujours des causes à une guerre, comme il y a une fin qui consiste à prendre acte d'une nouvelle configuration politique et géostratégique.
Lorsque la Russie, après l'effondrement de l'Union soviétique, a cherché à se rapprocher de l'Occident et de l’Otan, avec pour objectif de résoudre les crises qui la concernaient avec la collaboration de l’Otan, il y a eu une courte période d'entente, avant que les stratèges américains ne reprennent la position hostile qu'ils avaient élaboré face à l'URSS pour l'appliquer à une Russie plus faible.
Car les États-Unis n'ont jamais vu la Russie comme un pays ami mais comme une puissance concurrente, donc ennemie.
* Ce texte est issu d'une conférence prononcée par le général Harold Kujat, ancien chef d'état-major de l'armée allemande et ancien président du comité militaire de l'Otan. J'assume toutefois la totalité de la responsabilité de l'article.
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