IDÉOLOGIE ET POLITIQUE TOTALITAIRE
3 Février 2025 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE
Dans les Origines du totalitarisme dont nous avons présenté la dimension philosophique dans le billet précédent, Hannah Arendt montre aussi quels sont les contenus idéologiques et politiques de ces régimes.
Au plan idéologique, Hannah Arendt analyse les facteurs sociaux, économiques et culturels qui ont facilité l'émergence des régimes totalitaires. Ainsi, les difficultés économiques ont rendu les populations plus ouvertes aux solutions radicales et les frustrations envers les institutions politiques établies ont créé un vide que les régimes totalitaires cherchent à combler.
En outre, la diffusion de fausses informations et de discours manipulés contribue à la création d'une réalité alternative, tandis que la perte de confiance dans les institutions démocratiques rend les individus plus enclins à accepter des alternatives extrêmes. Elle observe enfin que la violence de la guerre désensibilise les individus et rend plus acceptables les actes violents dans la vie quotidienne, créant un climat propice à la montée des régimes totalitaires.
Aujourd’hui, l’émergence de régimes totalitaires en Europe reste toujours d’actualité, lorsque l’on observe les difficultés économiques actuelles, des institutions politiques qui tournent à vide ou des médias qui n’hésitent pas à mettre la guerre à l’honneur.
Hannah Arendt insiste en particulier sur le rôle actif de la propagande et de la manipulation des masses dans la montée des totalitarismes et comment ces méthodes ont été utilisées pour façonner l'opinion publique, étouffer la pensée critique et renforcer le pouvoir des dirigeants autoritaires.
Elle écrit : "Le résultat d'une propagande politique organisée est de rendre les gens incapables de percevoir la réalité et de créer autour d'eux un monde tout artificiel." Cela permet d’exploiter les émotions et les peurs des individus pour gagner leur adhésion, en déformant le langage pour manipuler la perception de la réalité. C’est ainsi qu’H. Arendt écrit : "Les nouvelles méthodes de propagande ont créé une forme de discours politique dans laquelle le mensonge devient vérité.".
Au plan idéologique donc, la situation actuelle de l'Europe semble correspondre point par point au diagnostic d'H. Arendt sur les facteurs qui favorisent l'émergence de régimes totalitaires.
Au plan politique ensuite, Hannah Arendt examine le rôle des institutions et la concentration du pouvoir. Elle note que "Le totalitarisme dans le pouvoir tend à éradiquer l'indépendance de toutes les institutions et à les soumettre à une seule institution, un seul parti et un seul mouvement."
Les institutions deviennent des outils de contrôle plutôt que des garants de la justice et de l'équité. Ils concentrent le pouvoir entre les mains d'une petite élite dirigeante, afin « que personne ne puisse conserver son indépendance » et que les dirigeants puissent prendre des décisions unilatérales en l’absence de contre-pouvoirs. L’objectif étant de transformer les individus en agents de l'État, prêts à exécuter les ordres sans réfléchir, sans volonté propre.
Hannah Arendt explore en même temps la manière dont les régimes totalitaires ont dissous la sphère privée, limitant leur intimité et leur autonomie et érodant les valeurs fondamentales de la société, tandis qu’une surveillance constante a créé un climat de peur et a supprimé la liberté de pensée et d'expression.
De fait, dans les régimes totalitaires qu’elle analyse, "la destruction des relations familiales et l'élimination de la sphère privée font partie des méthodes préliminaires des mouvements totalitaires.", les liens familiaux étant utilisés pour contrôler les individus et pour créer une loyauté envers le régime plutôt qu'envers les proches.
Il s’y ajoute la normalisation de la violence dans la sphère publique qui rend les individus apathiques face à l'horreur et altère leur sens moral. Les régimes totalitaires ont créé une réalité artificielle où les valeurs traditionnelles sont inversées, car "le sens commun a été tellement dégradé que la distinction entre le bien et le mal n'était plus possible."
L’ouvrage a eu une influence profonde et durable sur la pensée politique et philosophique, mais a naturellement aussi suscité des critiques, notamment autour de la notion "banalité du mal", le reproche étant adressé à H. Arendt de minimiser la culpabilité d'Eichmann en le décrivant comme un bureaucrate obéissant plutôt que comme un criminel responsable de ses actes.
En fin de compte, les controverses et les critiques entourant Les Origines du totalitarisme témoignent de la pérennité de l'œuvre qui autorise à appliquer ses analyses et ses concepts à la société d’aujourd’hui.