Comment prendre un nouveau marché sans se fatiguer
Je reprends ici la suite du recit de mes activités professionnelles à la Mobil, à la suite de mon article du 16 août dernier, intitulé « la Mobil, le malchanceux et moi »
Au printemps 1972, une année qui allait se révéler riche en événements, ma famille et moi quittâmes Saint Germain en Laye pour Dijon, dans une petite rue tranquille derrière le célèbre Hôtel de la Cloche. L’appartement était agréable, vaste et calme, la ville se traversait en quelques minutes et nous avions des parents dans le voisinage. Je sollicitais l’installation d’un téléphone dans l’appartement (six mois à deux ans de délai) et en attendant je passais mon temps dans les Postes et les cabines téléphoniques pour communiquer avec la Mobil et ses clients, mes clients désormais.
Après les premiers contacts, je découvris rapidement que je n’avais pas grand-chose à faire, à moins que cette découverte ne soit liée à mon manque de savoir-faire et de motivation. Les clients avaient signé avec la Mobil des contrats pour une durée de trente ans, lorsqu’il s’agissait de petites stations-service ou de fourniture d’huile. Ils ne se renégociaient donc pas tous les jours. Que leur dire, entre-temps ?
Il y avait tout de même les contrats de FOD (Fuel Oil Domestique) avec les collectivités locales qui devaient être renégociés tous les ans ou presque, et qui me permirent de découvrir l’univers des ententes illicites sur les marchés et les prix entre pétroliers.
Je me souviens d’un exemple précis, que j’ai souvent raconté à mes étudiants. La direction de la Mobil m’avait demandé de « prendre » le marché de FOD de la ville de Dole, dans le Jura. C’était un marché détenu par la Shell. Je demandais à la direction à quel prix je devais faire mon offre. C’était le temps où le FOD se négociait autour des vingt centimes de francs le litre, aujourd’hui ce serait plutôt quatre-vingt centimes d’Euros, 28 fois plus ! On me ria au nez, me répondant que je n’avais qu’à offrir le prix que je voulais…
Le prix que je voulais ? je ne comprenais pas et lorsque j’insistais pour avoir une fourchette de prix, je n’obtins pas de réponse. Un peu énervé, je demandais par téléphone si je pouvais en faire cadeau du FOD ? Lorsque l’on m’eut répondu de ne pas jouer à l’imbécile, je finis par comprendre qu’il n’y avait qu’une solution raisonnable, celle de négocier avec l’heureux détenteur du marché de Dole. J’appelais mon homologue de Shell et quelques minutes au téléphone public à la Poste après avoir fait la queue pour avoir une cabine (pas de portable, pas de ligne à la maison) nous suffirent pour régler la question entre nous.
Après lui avoir rappelé qu’une guerre des prix serait contreproductive pour les marges de nos compagnies et avant tout pour nos primes, nous convînmes qu’il devait m’abandonner le marché de Dole sans combattre puisque mes chefs m’avaient donné l’ordre de le conquérir. Mais comme toute peine mérite salaire, je lui laissais en échange, bien sûr sans lutter, le marché de Chenôve, ville située en banlieue de Dijon : ses chefs à la Shell lui avaient en effet donné instruction de prendre le marché. C’était parfait : nous avions rempli tous deux nos objectifs, gagnant-gagnant, sans perdre de temps, ni d’énergie, ni d’argent pour nos deux entreprises. Quant à ces dernières, elles n’avaient ni gagné ni perdu de volume de ventes ou de marge. Par contre, mon homologue de la Shell et moi-même avions créé un mouvement qui démontrait que les services commerciaux des pétroliers étaient actifs en Bourgogne, luttant chaque jour pour étendre nos territoires dans une guerre de mouvement fourmillant de combats incertains, conquérant une ville ici, nouveau point rouge sur la carte, tout en perdant hélas, mais c’est la vie, une autre ville ailleurs, point rouge enlevé.
Bien sûr, le seul perdant était le contribuable qui payait trop cher le FOD, mais n’est-il pas destiné à se faire plumer, un jour pour nourrir les pétroliers, un autre jour pour engraisser les politiciens et un autre pour maintenir ces pauvres Grecs dans l’Eurozone ? Inutile de souligner aussi que ces manœuvres étaient parfaitement illégales, qu’elles ont donné lieu à de nombreux procès qui n’ont jamais abouti, personne apparemment ne se demandant comment la Mobil, comme les autres compagnies, parvenait à conserver depuis les années trente, une part de marché constante égale à six pour cent sans aucune fluctuation.
C’est ainsi que j’ai commencé à comprendre la profondeur de l’hypocrisie des jeux de pouvoir dans les sociétés humaines, les faibles faisant semblant de croire en l’honnêteté des prédateurs tandis que ces derniers font semblant de créditer les faibles de leur crédulité pour leur permettre de sauver la face, parce que les victimes veulent bien payer la note mais ne veulent pas avoir de surcroît à reconnaître qu’elles le savent.
Il ferait beau voir que les victimes reconnaissent qu’elles préfèrent payer plutôt que de livrer bataille pour défendre leur territoire : plutôt mourir !