Et ça ? Ah ça…
27 Juillet 2011 Publié dans #INTERLUDE
Je poursuis la suite de mes aventures à la Mobil Oil, que j’ai commencé à raconter le 26 juin et 10 juillet dernier. Au bout de quelques semaines déjà, je n’étais pas très content, malgré le salaire et le logement. Trop impatient me disait-on !
Ce fut notamment ce que me fit observer mon mentor de la Mobil Oil Maroc qui me rappela à juste titre les bonnes conditions financières de mon embauche et qui m’invita sagement à la patience. Je ne l’écoutais pas, car ma lettre n’était destinée qu’à le mettre au courant de mon état d’esprit pour qu’il ne soit pas surpris par mon éventuelle démission et non à lui demander conseil.
J’étais sur le terrain, je savais désormais à quoi m’en tenir sur la Mobil et je n’étais pas disposé à renoncer à ma vision du monde en échange de quelques francs. Je commençais par diriger les feux de mon indignation sur les conditions de la vie dans l’industrie. À cet égard, je n’ai jamais oublié deux visites, celle des usines de carburateurs Solex et celle de l’usine de munitions d’artillerie Luchaire, qui toutes deux m’ont choqué par les conditions de travail imposées aux ouvriers et aux ouvrières, notamment en raison du bruit écrasant qui y régnait. C’était cela l’industrie dans la banlieue parisienne, des gens que l’on abrutissait et dont on abrégeait la vie, en échange d’un petit salaire. Le mépris du peuple par des cadres et des employeurs inconscients ou inhumains. C’était avant qu’on ne les licencie comme on abat du bétail. Puis, las de traîner mon ennui, le long de ces semaines qui devenaient des mois, de cette soi-disant période de « formation », je m’inventais un travail avec une double ambition, celle de montrer que la Mobil avait tort et que moi j’étais très intelligent.
Le département Distribution de la Mobil avait réalisé une campagne publicitaire portant sur l’huile Delvac destinée aux véhicules Diesel.
La campagne avait consisté à adresser cinq envois successifs de petites boîtes contenant chacune un gobelet en plastique dur sur lequel était inscrit « Mobil Delvac » à six mille prospects, composés de PME du transport et des activités liées à l’automobile. Cela faisait trente mille envois. Le coût de la campagne s’était élevé à six cent mille francs, équivalent à six cent mille Euros d’aujourd’hui. Il se murmurait dans le département « Distribution », sans doute pour critiquer et affaiblir le directeur marketing dudit département, que les résultats de cette campagne publicitaire avaient été catastrophiques : elle n’avait engendré aucune vente supplémentaire, si ce n’est un fût d’huile de 200 litres commandé par un agriculteur qui n’avait même pas daigné honorer la facture !
Je ne savais pas encore que les effets de la publicité ne peuvent pas être mesurés à court terme et j’en concluais hâtivement qu’il était important pour la Mobil de comprendre les raisons de cet « échec ». À cet effet, je proposais à mon Chef d’effectuer une enquête sur la perception de cette publicité auprès d’un échantillon de prospects. Ce dernier agréa à cette idée, ravi sans doute de se débarrasser d’un casse-pieds pendant quelques semaines. Comme je n’avais pas de crédits de déplacements pour effectuer l'enquête, j’avais choisi de visiter en Métro et à pied une cinquantaine de prospects à Paris et dans sa proche banlieue. C’est à cette occasion que j’ai appris la rude nature du métier de la prospection. Cinquante fois, je passais la porte d’une entreprise où j’étais accueilli parfois avec politesse mais toujours à regret, cinquante fois mon interlocuteur, qu’il soit patron, cadre ou secrétaire, me répondit que non, il n’avait reçu aucun envoi de la Mobil et presque cinquante fois, désignant d’un doigt vengeur le gobelet « Mobil Delvac » empli de stylos billes et de crayons qui trônait sur son bureau, j’ai rétorqué : « Et ça ? ».
« Ah, ça ! » me répondait mon interlocuteur (trice). J’enchaînai alors sur les mérites de l’huile Mobil Delvac, mais invariablement on me répondait que non merci, l’entreprise avait ses fournisseurs et qu’elle ne se posait pas la question de changer d’huile pour ses camions ou ses clients. Je rassemblai toutes ces réponses négatives convergentes dans un opuscule (que j’ai gardé) d’une vingtaine de pages, agrémentées, pour montrer ce que je savais faire, de statistiques savamment présentées sous forme de tests d’hypothèses et d’intervalles de confiance.
Comme les secrétaires existaient encore en ce temps-là, je parvins à faire dactylographier et à faire tirer à quelques exemplaires le document que j’avais rédigé.
Je m’attendais à ce que ce rapport fasse grand bruit, que les responsables de la campagne publicitaire soient punis voire licenciés, que le PDG de la Mobil m’appelle pour me féliciter, enfin je pensais avoir frappé un grand coup.