La leçon de Sisyphe
9 Juin 2011 Publié dans #PHILOSOPHIE
Le mythe dit que les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu'au sommet d'une montagne d'où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison qu'il n'est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir. Pourquoi l’avaient-ils condamné à cette terrible punition, nul ne sait, on se perd donc en conjectures…
On a compris que Sisyphe est le héros absurde. Pauvre Sisyphe ! on voit tout l'effort de son corps tendu pour soulever l'énorme pierre, la rouler et l'aider à gravir une pente cent fois recommencée ; on voit le visage crispé, la joue collée contre la pierre, le secours d'une épaule qui reçoit la masse couverte de glaise, d'un pied qui la cale, la reprise à bout de bras, la sûreté tout humaine de deux mains pleines de terre. Tout au bout de ce long effort mesuré par l'espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint.
Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d'où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine. Il redescend d'un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure est celle de la conscience et, si cette histoire est tragique, c'est que son héros est conscient : Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable condition.
Il sait par contre qu’il n'est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.
Si la descente se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l'appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au cœur de l'homme : c'est la victoire du rocher. L'immense détresse est trop lourde à porter. Mais les vérités écrasantes périssent d'être reconnues. Le bonheur et l'absurde sont deux fils de la même terre. Ils sont inséparables et il arrive que le sentiment de l'absurde naisse du bonheur. Il n'y a pas de soleil sans ombre et il faut connaître la nuit. L'homme absurde dit oui et son effort n'aura plus de cesse.
Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. À cet instant subtil où l'homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d'actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire, et bientôt scellé par sa mort. Aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n'a pas de fin, il est toujours en marche.
Il arrive au sommet. Le rocher roule encore : il sait qu’il retrouvera toujours son fardeau. Mais cet univers ne lui paraît ni stérile ni futile, car la lutte vers les sommets, la remontée du rocher, suffisent à remplir son cœur d'homme : Il faut imaginer Sisyphe heureux.
NB : ce texte est librement adapté de l’essai d’Albert Camus, « Le mythe de Sisyphe », écrit en 1942.