Le droit d'être irrationnel
7 Janvier 2014 Publié dans #PHILOSOPHIE
Le 28 novembre 2013, il y a une éternité, mon dernier article relatif à la pensée de Nietzsche se référait à un « Éloge de la lenteur » : c’est écrire que j’ai mis sérieusement en application ses recommandations pour écrire ce blog !
Nietzsche va jusqu’à soutenir que cette longueur et cette patience ne sont pas seulement le fait d’un individu, mais de notre lignée tout entière, car, pour lui, nous sommes les héritiers de l’énergie que nos ancêtres ont amassé ou gaspillé. Ce sont eux qui nous ont transmis une somme d’efforts, de renoncements, de rêves et de frustrations qui sont désormais entre nos mains.
Pour lui, le débat sur la question de savoir, ce qui, chez l’individu, relève de l’inné et qui doit être distingué de l’acquis est stérile. Il considère en effet que tout ce nous possédons est acquis, à partir du moment où nous sommes immergés dés notre plus jeune âge dans les savoirs, les histoires, les goûts, les habitudes, les passions, la discipline, mais aussi les renoncements et les détestations de nos parents.
Encore que, pour Nietzsche, ces ancêtres n’ont rien à voir avec la biologie : dans Ecce Homo, il n’a pas peur d’écrire que c’est « avec ses parents que l’on a le moins de parenté ». Non, nos filiations, nos appartenances sont avant tout des lignées électives sur lesquelles nous devons nous adosser pour accumuler notre énergie en vue de l’utiliser. Cette force héritée du passé qui sommeille en nous, nous pouvons aussi la trouver dans l’énergie philosophique que nous ont légué, par exemple, Nietzsche, Clara Arendt ou Camus.
Il s’agit au total, comme le recommande ainsi Nietzsche à Lou Salomé, fin août 1882, de: « cette ancienne et très intime injonction : devenez ce que vous êtes ! »
Devenir ce que nous sommes ! C’est vite dit. Il s’agit donc de forger nos propres valeurs en nous appuyant sur notre héritage. Bien sûr, il est plus facile d’obéir à des codes qui nous sont dictés, parce que, dans ce cas, il suffit d’agir par automatisme comme nous le suggèrent les tenants de la pensée unique. L’endoctrinement moral a en effet l’avantage de nous donner bonne conscience en toutes circonstances:
« Comparé à celui qui a la tradition de son côté, et n’a pas besoin de raisons pour fonder ses actes, l’esprit libre est toujours faible, surtout dans ses actes. » (Humain, I, 5, 230)
Laissons à leurs chaînes, ces esprits embastillés et observons les difficultés de celui qui cherche, qui s’interroge, qui vit finalement. Ne fait-il pas souvent la part trop belle à la conscience plutôt que de laisser l’inconscient le guider ? Nietzsche observe que nous faisons appel à notre conscience quand nous tâtonnons pour trouver la bonne manière de faire ou quand nous ne savons pas ce que nous voulons.
Mais la plupart du temps, notre inconscient sait mieux que notre conscience ce qui est bon pour nous. Il note à ce propos « qu’un instinct s’affaiblit lorsqu’il se rationalise » (Le cas Wagner, postface), ce qui le conduit à s’opposer au culte de la lumière rationaliste, supposée éclairer tous les recoins de notre âme, car il ne s’agit nullement de rendre nos passions « raisonnables », comme le recommande Spinoza ou de suivre Socrate qui nous invite à ne retenir que les idées qui peuvent être soutenues par des arguments rationnels.
Il s’agit au contraire de ne jamais céder à la tentation de se justifier ! Car se justifier ne consiste qu’à se mentir (et à mentir aux autres) en masquant son désir réel derrière une intention factice. Nos véritables raisons ne sont en effet jamais aussi simples que les explications fournies par la raison. Ce n’est donc pas la peine de chercher à toute force à enserrer nos aspirations dans un cadre rationnel et de vouloir à toute force placer nos désirs dans des cases.
Il s’agit enfin de nous octroyer, à nous-mêmes, le droit d’être irrationnel!