Le Japon défie le monde de la finance
Le vendredi 11 janvier dernier, je terminais mon article sur « Les « solutions » de la BCE en 2013 » par la phrase suivante: "Pendant ce temps, un géant endormi se décide à bouger, et il est en train de le faire de manière spectaculaire, le Japon…" Regardez donc cet homme, Shinzo Abe: il initie une révolution mondiale contre la domination des banques centrales!
Mardi 22 janvier 2013, la Banque du Japon (BdJ) a annoncé des rachats d'actifs illimités à partir de 2014 et doublé son objectif d'inflation. Ces mesures sont destinées à permettre à l'économie de l'archipel de sortir durablement de la stagnation. Elles répondent surtout aux pressions du nouveau gouvernement conservateur de Shinzo Abe, arrivé à la tête du pays le 26 décembre dernier à la suite de l'écrasante victoire de son Parti Libéral Démocrate (PLD) aux élections législatives, qui a fait du redressement économique du Japon la priorité de son mandat
Depuis des années en effet, plus qu’aucun autre pays, la troisième économie du monde vit à crédit. Dans les dernières décennies, elle a accumulé 14600 milliards de $ de dettes. Il en est résulté un taux de croissance extrêmement faible et un État japonais qui parvient à peine à couvrir la moitié de ses dépenses. Cette tragédie se jouait jusqu’ici dans une discrétion relative car le Japon est toujours parvenu à rembourser les dettes antérieures et emprunte auprès de ses propres épargnants, au taux d’intérêt le plus bas du monde, 0,75%.
La discrétion, la valeur élevée du Yen et sans doute la déflation, tout cela est fini.
C’est donc clairement le Premier Ministre qui prend la main sur la Banque Centrale et cela est un coup de tonnerre dans le ciel bleu de la finance mondiale, fondé sur la domination des banques centrales agissant à l’unisson.
Shinzo Abe réclamait depuis des semaines à la BdJ, avant même d'être élu chef du gouvernement, plus d'audace afin de contrecarrer la déflation et mettre un terme durable à l'ascension historique du yen. La Banque a donc obéi, tout en restant officiellement indépendante. Le Premier Ministre souhaite d’ailleurs installer à sa tête une personnalité plus proche de ses objectifs économiques afin de coordonner la politique économique du pays, le mandat du gouverneur actuel, Massaki Shirakawa, s'achevant en avril 2013.
Shinzo Abe a également présenté un plan de relance de 120 milliards de $, ce qui entraîne, horreur, un accroissement supplémentaire du déficit de l’État. Ce plan vise à couvrir de nouvelles dépenses destinées à accélérer la reconstruction du nord-est dévasté par le séisme et le tsunami du 11 mars 2011, à aider les entreprises à lutter contre la cherté du yen et à doper la consommation des ménages, le tout visant à mettre fin à la déflation, qui a encore fait baisser les prix en 2012 au Japon.
Le gouvernement a donc choisi de sortir de la récession par la relance, avant de consolider sa dette, plutôt que l’inverse.
Il lui faut lutter contre son déficit commercial qui, avec 80 milliards de $, a pratiquement triplé en 2012 par rapport à celui de 2011, ce dernier étant pourtant alourdi par le tsunami et l'accident nucléaire du 11 mars. Le gouvernement japonais se donne comme priorité non seulement la relance de la consommation des ménages mais également la baisse du yen. On se demande même si le seul véritable objectif immédiat du gouvernement japonais n'est pas la baisse du yen, ce qu'il ne peut pas avouer à ses partenaires commerciaux.
Déjà, la monnaie japonaise a reculé de 12 % en trois mois vis-à-vis du dollar. Les Américains ont été les premiers à s'en plaindre, suivi par les Coréens et par les Chinois, qui ne se gênent pourtant pas pour maintenir leur yuan à un niveau artificiellement bas.
Shinzo Abe met donc la question monétaire au centre du débat, ce qui inquiète les banquiers du monde entier, car l’indépendance des banques centrales est l’une des pièces essentielles de la mondialisation financière. Cette indépendance suppose un fort recul des Etats sur ce bien public qu’est la monnaie, avec en particulier la fin de l’idée de Banque Centrale comme Banque de l’Etat.
Mais les politiciens commencent à comprendre qu’un mandat de stabilité des prix, comme celui qu'ils ont donné à la BCE en Europe, a pour effet de mettre le pouvoir budgétaire sous tutelle du pouvoir monétaire, alors que l’harmonisation entre la politique budgétaire et la politique monétaire est le point crucial de toute politique économique.
À laisser la BdJ encadrer sa politique économique par le pouvoir monétaire de la banque, le Japon a vu sa dette publique devenir ingérable du fait des règles de la mondialisation qui impliquent partout la lutte contre l’inflation, ce qui privilégie l’épargne rentière au détriment de l’investissement productif. Aussi, ce qu’on appelle « dette publique » apparaît comme la conséquence logique d’une coupure radicale entre les Etats et leur banque centrale, des Etats qui se trouvent contraints de passer par l’endettement bancaire pour se financer, la crise de la dette n’étant que la résultante d’un choix politique imposé par les financiers aux gouvernements.
Aujourd’hui, le Japon prend à contre-pied la domination des Banques Centrales sur le jeu financier mondial, parce qu'il y est contraint par l'énormité de sa dette, la faiblesse de sa croissance et la montée de son déficit commercial. Pendant ce temps en Europe, conduits par la BCE, nous entrons en déflation en appliquant une politique similaire à celle que pratique la BdJ depuis vingt ans.
Mais l'expérience japonaise peut nous être salutaire, si nos responsables savent en tirer les leçons, afin d’éviter que notre avenir ne soit que leur passé.
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