Le métier de chercheur
29 Juin 2011 Publié dans #PHILOSOPHIE
On ne fait pas le métier de chercheur sans passion. Si elle ne suffit pas à obtenir des résultats, elle est la condition préalable à « l'inspiration » qui est seule décisive. On croit que la science n’est faite que de raisonnements et de calculs que l’on effectue dans des laboratoires et des bureaux et que l’on produit à la chaîne. Mais Il faut qu’il s’y ajoute l’inspiration pour qu’un chercheur soit capable de proposer quelque chose de valable.
Cette inspiration, on ne peut pas la forcer. Elle n'a rien à voir avec un froid calcul. Elle est une condition indispensable au même titre que la passion. S'il ne vient pas au chercheur une «idée » précise orientant ses hypothèses et si, pendant qu’il fait des calculs, il ne lui vient pas une « idée » concernant la portée des résultats obtenus, il n’ira nulle part.
Cette inspiration ne vient normalement qu'après un travail acharné, mais il n’en est pas toujours ainsi. N’importe qui peut avoir des intuitions, encore faut-il être capable de vérifier, d'apprécier et d'exploiter la portée de son intuition. C’est pourquoi l'inspiration ne remplace pas le travail, mais ce dernier, pas plus que la passion, ne peut remplacer ni forcer l'intuition. Il reste que le travail et la passion sont de nature à provoquer l’intuition, surtout ensemble.
Le problème est que l’intuition ne jaillit pas quand nous le voulons, mais seulement quand elle le veut. Il est exact que nos meilleures idées nous viennent lorsque nous sommes tranquillement assis dans un fauteuil ou lorsque nous nous promenons. En tout cas elles viennent au moment où nous ne nous y attendons pas et pas du tout pendant le temps où, assis à notre table de travail, nous nous creusons la cervelle et faisons des recherches. Il est vrai aussi qu’elles ne nous seraient jamais venues si auparavant nous n'y avions pas pensé sans arrêt devant notre table de travail et si nous n'avions pas cherché avec passion une réponse…
Quoi qu'il en soit, le chercheur est obligé de compter avec le hasard sous-jacent à tout travail scientifique: l'inspiration viendra-t-elle ou non? On peut être un travailleur remarquable et n'avoir jamais eu une inspiration originale. Et il en est de même dans les activités économiques : un commerçant ou un industriel sans inspiration ou sans intuition se révéleront incapables de créer de nouvelles formes d'organisation, de nouveaux produits ou services. D’un côté l'intuition ne joue pas dans les sciences un rôle plus considérable que dans les problèmes pratiques, mais d’un autre côté elle est aussi importante dans le domaine scientifique que dans les activités artistiques.
En effet, c'est une idée naïve de croire qu'un chercheur assis à sa table de travail peut parvenir à un résultat utile à la science en rassemblant des données ou en faisant des calculs. Lorsqu’on l’observe, l'imagination scientifique est différente de celle d’un artiste, mais le processus psychologique est le même dans les deux cas, fondé sur l'exaltation et l’inspiration.
Il reste que le travail scientifique diffère profondément de celui de l'artiste en ce sens qu’il est solidaire d'un progrès. Une oeuvre d'art vraiment achevée ne sera jamais surpassée et ne vieillira jamais. Alors que, dans le domaine scientifique, tout chercheur sait que son travail aura vieilli d'ici cinq ou dix ans. Car tout travail scientifique n'a d'autre sens que celui de faire naître de nouvelles questions, en d’autres termes il contient en lui-même les germes de son vieillissement et dépassement.
On ne peut accomplir un travail scientifique sans espérer en même temps que d'autres iront plus loin, et, en principe, ce progrès se prolonge à l'infini.
(Adapté de Max Weber, « le métier et la vocation de savant »)