Notre destin
13 Mars 2014 Publié dans #PHILOSOPHIE
Lors de mon blog du 18 février dernier, intitulé « Deviens ce que tu es » je rappelai cette injonction de Nietzsche qui, avec Pindare, veut nous obliger à devenir ce que nous sommes.
Cette injonction semble pourtant contenir une contradiction. Car, comment devenir ce que nous sommes déjà ? Dans la tradition socratique qui s’étend jusqu’à Freud, on peut essayer de résoudre cette contradiction en s’adossant à une autre maxime grecque, inscrite à Delphes sur le fronton du temple d’Apollon : « Connais toi toi-même ».
Par un long travail de remembrance et par une lente prise de conscience, cette maxime nous invite à éclairer progressivement les tréfonds de notre âme pour enfin nous connaître C’est alors seulement que nous pourrons enfin devenir nous-mêmes après nous être profondément observés.
Ce n’est pas le point de vue de Nietzsche.
Ce dernier estime qu’il n’est pas nécessaire de chercher à mettre en lumière l’univers intérieur de nos pensées pour nous réaliser en tant qu’être humain : « Ceux qui connaissent le succès ne se conduisent pas selon le précepte « Connais toi toi-même », mais comme s’il suffisait qu’ils veuillent un Moi pour devenir quelqu’un » (Humain, trop humain, II, 1, 366).
Pour lui, en effet, la connaissance de soi est impuissante à nous donner un moi, pire, elle nuit à notre édification personnelle.
En affirmant que la conscience de soi est l’ennemi principal de la réalisation de soi, Nietzsche rompt avec l’histoire de la philosophie occidentale :
« Que l’on devienne ce que l’on est suppose que l’on n’ait pas le moindre pressentiment de ce que l’on est » (Ecce Homo, « Pourquoi je suis si avisé, 9).
« Prendre conscience » consiste en effet à falsifier notre vie intérieure, car cette prise de conscience altère en profondeur notre univers pulsionnel. Pour Nietzsche, la conscience n’est pas un microscope destiné à explorer notre inconscient, mais une porte ouvrant sur le monde extérieur.
Elle souffre d’ailleurs d’un défaut majeur, celui de ne pouvoir en user qu’au travers des mots que l’on nous a appris pour caractériser nos sensations : « Chaque mot est un préjugé » (Fragment posthume 1883,12,1).
Chercher à prendre conscience de soi revient à représenter sa personnalité par une image préfabriquée et standardisée. En résumé, il faut se perdre pour se trouver. Les accidents de parcours, les aveuglements temporaires, les désillusions, les hésitations sont des étapes nécessaires dans la construction de soi. Car, plus nous errons, plus nous nous éparpillons, plus nous avons l’impression de changer de direction et plus nous percevons ce qui est immuable en nous.
À force d’explorer les possibles, nous nous heurtons à une barrière infranchissable que nous nous refusons dans un premier temps à identifier. C’est ce que Nietzsche appelle le destin, notre destin, qui tient à notre nature profonde. Cette barrière nous indique quelles sont nos limites sous la forme d’un trait de caractère que nous ne pouvons pas corriger, voire d’un défaut qui nous empêche d’apprendre d’une nouvelle expérience.
Chacun de nous possède donc une pulsion invariable, qu’aucun de nos efforts ne sera en mesure de changer. C’est cette pulsion qui délimite notre destin et autour de laquelle nous pouvons organiser les autres pulsions.
C’est notre capacité à nous organiser autour de notre pulsion centrale, et non notre volonté condamnée à l’échec de lutter contre elle qui distingue pour Nietzsche la différence entre les forts et les faibles.
Car, alors que le faible est la proie de ses pulsions qui se combattent et se neutralisent, le fort est mobilisé par une pulsion dominante autour desquelles il ordonne ses pulsions secondaires…