Out of Mobil
Au printemps 1972, je suis de moins en moins convaincu de ma mission à la Mobil Oil. En vous reportant à mon blog du 16 novembre 2011, intitulé « En passant par la Mobil Bourguignonne », vous verrez comment un repas pantagruélique à Châtillon-sur-Seine a fortement contribué à me faire douter de l’intérêt de travailler à la Mobil.
Je me sentais, en ce printemps 1972, de moins en moins en harmonie avec la logique de la Mobil. Je voyais bien comment se dessinait mon avenir, des réunions, des visites de clients, des offres de prix, des repas, un salaire correct, un plan de carrière qui pourrait me mener à des fonctions de direction. Rien de tout cela ne me faisait pas rêver. C’était une histoire banale, celle de la question d’accepter ou non de laisser les choses de la vie nous étouffer, moi et les miens. J’étais pris dans un piège conformiste dont je ne pouvais m’évader qu’en prenant des risques et en refusant d’écouter les bonnes âmes qui, dans ces circonstances, recommandent toujours la capitulation.
L’envie de tout envoyer promener, je l’avais ressentie presque dés le début, au bout de trois semaines. Je m’étais raisonné, mais maintenant, au bout de trois trimestres, je sentais qu’elle ne me quitterait plus. Pourtant, j’étais plutôt bien vu à la Mobil et mes charges de famille me poussaient évidemment à la prudence. Je m’en ouvrais à celui qui m’avait fait entrer dans l’entreprise, un ami très cher. Il me répondit, désolé de mes impressions négatives, en m’incitant bien sûr à la prudence et au statu quo. Lui, il s’y sentait bien depuis trois décennies.
Le statu quo était précisément le contraire de ce que je souhaitais. Les images du paradis perdu marocain ne s’étaient pas encore effacées, d’ailleurs elles ne se sont toujours pas effacées. Je ne pouvais pas faire de retour dans le passé, mais je pouvais du moins retrouver mon nid, la Côte d’Azur, où ma femme et moi avions accompli nos études et d’où j’étais originaire.
C’est dans cet esprit que je repris contact au printemps 1972 avec le Professeur Jean-Claude Dischamps qui avait été mon Directeur de l’IAE lorsque j’y étais étudiant et qui était devenu depuis Président de l’Université de Nice. Je lui demandais s’il existait une possibilité de trouver un emploi d’assistant et après un temps assez court, il m’apportait une réponse positive. J’avais donc la quasi garantie de retrouver prés de chez moi un emploi fort différent certes, mais où j’avais des possibilités de logement plus faciles, susceptibles de compenser, au moins en partie, un salaire bien inférieur à celui que m’offrait actuellement la Mobil. Mon épouse de son côté, réduite à l’inaction du fait de mes affectations successives à Paris et à Dijon et de la charge d’un fils encore très jeune, envisageait de reprendre ses études. Nice et son université s’y prêtaient bien.
Il ne me restait plus qu’à sauter le pas. Les mois de juillet et d’août 1972 furent consacrés à mûrir ce choix qui consistait à abandonner le privé pour revenir au public et à passer d’un statut de cadre à celui d’un enseignant universitaire, contractuel et débutant. À posteriori, il n’y avait guère de suspense, mais sur le coup il était difficile d’être à la fois immergé dans l’activité quotidienne de la Mobil en faisant comme si c’était pour l’éternité, tout en me projetant vers une démission imminente.
J’avais une date limite à respecter, le 31 août 1972. C’était en effet le dernier jour où je pouvais me prévaloir d’un préavis d’un mois pour démissionner. Le lendemain, le préavis passait à trois mois. Fin août, je me décidais à adresser une lettre de démission qui m’avait demandé des dizaines de rédactions successives et qui m’est pourtant apparue plus tard ridiculement grandiloquente (1).
La réaction de la Mobil à ce courrier fut spectaculaire : je fus considéré instantanément comme un pestiféré. Il me restait un mois de préavis jusqu’au 30 septembre 1972, mais il n’a jamais été question que je les accomplisse, comme c’est souvent le cas dans des situations analogues : en une dizaine de jours, je quittai effectivement la Mobil. Mon supérieur direct me rencontra dans le salon d’un hôtel anonyme où il me remit en échange des documents « Mobil » en ma possession un chèque qui soldait le reliquat de mon salaire et de mes congés. Nous échangeâmes quelques paroles assez cordiales et ce fut tout. C’est dans ces circonstances que l’on mesure le caractère superficiel des relations nouées entre collègues, qui s’effacent instantanément lorsque vous quittez le monde de l’entreprise tandis que vous devenez tout d’un coup un galeux qui a osé démissionner, alors qu’eux ne le veulent pas ou ne le peuvent pas.
Cela se passait vers le 10 septembre 1972. Une fois ces formalités accomplies, ma femme, mon fils et moi partîmes chez des amis à Göteborg, en Suède, afin d’occuper agréablement mes trois semaines de chômage. Ce fut une riche idée, qui allait m’inspirer, comme par "hasard", le plus créatif de tous mes projets…