Vivre en 2014, vu par Chateaubriand
1 Janvier 2014 Publié dans #CULTURE
Chateaubriand, le 25 septembre 1841, livrait dans le dernier livre de ses Mémoires d’Outre-Tombe, les réflexions suivantes qui correspondent toujours, et même de mieux en mieux, à nos interrogations de ce début 2014 :
Si l’on arrête les yeux sur le monde actuel, on le voit s’ébranler depuis l’Orient jusqu’à la Chine qui semblait à jamais fermée. Nous, l’État le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence et le vieil ordre européen expire. Il n’existe plus rien : autorité de l’expérience et de l’âge, naissance ou génie, naissance ou vertu, tout est nié. Des multitudes sans nom s’agitent sans savoir pourquoi. Dans la vie de la cité, tout est transitoire : la religion et la morale cessent d’être admises. Les intérêts particuliers, les ambitions personnelles cachent au vulgaire la gravité du moment.
À quelle époque la société disparaîtra t-elle ? Quels accidents en pourront suspendre le mouvement ? Un État politique où des individus ont des millions de revenu, tandis que d’autres individus meurent de faim, peut-il subsister quand la religion n’est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice ? Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées.
La société n’est pas moins menacée par l’expansion de l’intelligence qu’elle ne l’est par le développement de la nature brute. Supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines : que ferez vous du genre humain désoccupé ? Que ferez vous des passions oisives en même temps que de l’intelligence ? Le labeur cessant, la force disparaît.
Remarquez une contradiction phénoménale : l’état matériel s’améliore, le progrès intellectuel s’accroit et les nations s’amoindrissent. C’est que nous avons perdu dans l’ordre moral. Si le sens moral se développait en raison du développement de l’intelligence, il y aurait contrepoids, mais il arrive tout le contraire : la perception du bien et du mal s’obscurcit à mesure que l’intelligence s’éclaire. Oui, la société périra : la liberté, qui pouvait sauver le monde, ne marchera pas, faute de s’appuyer à la religion ; l’ordre qui pouvait maintenir la régularité ne s’établira pas solidement, parce que l’anarchie des idées le combat. Et n’allez pas croire, comme quelques uns se le figurent, que si nous sommes mal à présent, le bien renaitra du mal.
La folie du moment est d’arriver à l’unité des peuples et de ne faire qu’un seul homme de l’espèce entière. Que serait une société universelle qui ne serait ni française, ni anglaise, ni espagnole, ni italienne, ni russe, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ? Qu’en résulterait-il pour ses mœurs, ses sciences, ses arts ? Quel serait son langage ? Sous quelle loi unique existerait cette société ? Comment trouver place sur une telle terre ? Il ne resterait qu’à demander à la science le moyen de changer de planète.
Voulez vous faire du gouvernement un propriétaire unique, distribuant à la communauté devenue mendiante une part mesurée sur le mérite de chaque individu ? Qui jugera des mérites ? Chercherez vous l’édification d’une cité où chaque homme possède un toit, du feu, des vêtements, une nourriture suffisante ? L’inégalité naturelle reparaitra en dépit de vos efforts. Et ne croyez pas que nous nous laissions enlacer par les précautions légales. Le mariage est notoirement une absurde oppression : nous abolissons tout cela. Si le fils tue le père, ce n’est pas le fils qui commet un parricide, c’est le père qui en vivant immole le fils. L’égalité absolue ramènerait non seulement la servitude des corps mais l’esclavage des âmes. Notre volonté, mise en régie, sous la surveillance de tous, verrait nos facultés tomber en désuétude…
À ces maux qu’il entrevoyait, Chateaubriand proposait déjà en 1797, dans son Essai sur les Révolutions (IIe partie, chapitre LVI), le remède suivant :
Le plus grand malheur des hommes, c’est d‘avoir des lois et un gouvernement. Soyons hommes, c’est à dire libres ; donnons de l’énergie à notre âme, de l’élévation à notre pensée. Mais pour faire tout cela, il faut commencer par cesser de nous passionner pour les institutions humaines, de quelques genres qu’elles soient. Tandis que nous nous berçons ainsi de chimères, le temps vole et la tombe se ferme tout à coup sur nous. Les hommes sortent du néant et y retournent.
Profitons donc du peu d’instants que nous avons à passer sur ce globe, pour connaître au moins la vérité…