philosophie
L'ORGUEIL ANGOISSÉ DE SCHOPENHAUER
Le début de ses ennuis s’annonce au bout de quelques mois. Pendant qu’il se détend en Italie, il apprend en août 1819 la faillite de l’entreprise dans laquelle il avait placé les fonds reçus en héritage et qui lui permettaient de vivre de ses rentes.
AS comprend alors, tout philosophe qu'il est, qu'il n’a plus les moyens de flâner entre Rome et Naples. Il rentre en Allemagne en octobre 1819, pour constater que ce ne sont pas les ventes de son ouvrage, un échec cuisant, qui lui permettront de se renflouer. Il croit trouver un moyen de subsistance en se faisant inscrire en février 1820 sur la liste des docteurs enseignants de l’Université de Berlin, ce qui devrait lui permettre de faire également la promotion de ses idées et donc de son ouvrage.
Orgueil, défi, provocation, AS estime qu'il peut se confronter au célébrissime Hegel, en donnant son cours à la même heure que ce dernier.
Le résultat ne se fait pas attendre, c’est un échec éclatant : AS parlait devant une salle presque vide, tandis que l'on ne pouvait pas trouver de place chez Hegel. Aussi AS ne tint qu'un semestre et le cours fut arrêté le semestre suivant faute d'auditeurs.
Nous sommes en 1821. AS entame une relation discrète avec une actrice, Caroline Medon, relation qu'il maintiendra plus ou moins toute sa vie puisqu'il lui léguera une forte somme. Avant elle, il a fait en vain sa cour à une autre actrice, Caroline Jagemann. La belle Caroline Medon a plusieurs amants, ce qui déplait évidemment à AS. Avant lui, en ces temps de quasi absence de contraception, elle a déjà eu un enfant d'un autre amant, sans doute Louis Medon, dont elle a pris le nom. Bref AS est épris et jaloux.
En mai 1822, AS a suffisamment rétabli ses finances pour repartir en Italie, à moins que l'envie du "voyage italien" ne l'ait emporté sur sa gêne financière. Il laisse Catherine Medon seule à Berlin en croyant, vain espoir, qu'elle sera suffisamment attachée à lui pour ne céder à aucun amant pendant toute son absence. Or il apprend qu'elle a eu un second enfant, Gustav, le 27 mars 1823, soit dix mois à peine après son départ en Italie!
Cela explique, partiellement au moins, sa dépression de 1823 et il s'en console en notant dans son carnet intime : « Si, par moments, je me suis senti malheureux, ce fut par suite d'une erreur sur la personne, en me prenant par exemple pour un chargé de cours qui n'est pas promu titulaire de chaire et qui n'a pas d'auditeurs [...] Mais je suis celui qui a écrit Le Monde comme volonté et comme représentation et qui a apporté une solution au grand problème de l'existence. [...] C'est celui-là, moi, et qu'est-ce donc qui pourrait inquiéter celui-là dans les années qui lui restent encore à vivre ? ». Toujours l’orgueil (justifié) et pas un mot au sujet de Catherine.
Deux ans plus tard, il revient à Berlin où il vit jusqu'en 1831. Lorsque qu'il proposera en 1831 à Catherine Medon de fuir avec elle de Berlin à cause du choléra pour s’installer à Francfort où il séjournera le reste de sa vie, il posera comme condition qu'elle n'amène pas son fils Gustav avec elle! Et, oblitérant toute psychologie féminine, il sera profondément blessé qu'elle refuse, si bien qu'il ne maintiendra plus avec elle que des relations épistolaires jusqu'à sa mort, lui laissant un fort héritage...à condition qu'elle ne l'utilise pas pour son fils !
On voit donc se dessiner un personnage orgueilleux et sentimental, mais également dépressif. Il tient cela de son père, Floris Schopenhauer, qui s'est probablement jeté du grenier dans le canal derrière la maison après une vie entrecoupée de phases dépressives et d’obsession suicidaire.
Son père qu'il admirait, un banquier pourtant prospère, était obsédé par la folie qui rodait autour de sa famille. Car deux de ses frères avaient dû être internés pour des troubles psychiques et la grand-mère paternelle d'AS était devenue folle après la mort de son mari. Quant à Adèle, la sœur cadette d’AS, rongée par la solitude, elle sera obsédée par l’idée de se suicider.
AS, sauf à la fin de sa vie, sera habité par cette même angoisse existentielle. Il confiera à son carnet secret : « De mon père j’ai hérité cette maudite anxiété contre laquelle je me suis bien battu de toutes les forces de ma volonté ».
Il écrira aussi, de façon tragi-comique : « Quand survenait un bruit au cours de la nuit, je sortais du lit et prenais une épée, ainsi qu'un pistolet que je maintenais constamment chargé. » [1]
Finalement, seul son chien, un caniche qu'il appelait Atma (« âme du monde » en sanscrit), trouvera grâce à ses yeux. Il a d'ailleurs légué une partie de sa fortune à sa gouvernante pour qu'elle recueille son chien et s'occupe de lui jusqu'à sa mort.
Mais il est temps de s'intéresser directement à l'œuvre d'Arthur Schopenhauer, d'autant plus que, vers la fin de sa vie, cette œuvre l'a sauvé de ses angoisses...
[1] Cité par Rüdiger Safranski, Schopenhauer et les années folles de la philosophie, PUF, 1990
À SUIVRE
UN AUTOMNE AVEC SCHOPENHAUER
Né à Dantzig (Gdansk), Arthur Schopenhauer (AS) a vécu entre 1788 et 1860, mais il aurait pu vivre n'importe quand, puisque, selon lui, l'histoire est un mensonge.
Schopenhauer publia en 1819 la 1ere édition de sa grande œuvre, Le monde comme volonté et comme représentation. Avant d'en analyser le contenu, il me semble intéressant de parcourir sa vie afin de comprendre comment il a été conduit à écrire cet ouvrage et ce qui s'est passé pour lui, après le lancement de son œuvre qui a failli le dévorer.
La mère d’AS, Johanna Trosiener, avait 19 ans quand elle s’est mariée avec son père, Henri Schopenhauer, un riche commerçant de 38 ans. Son père choisit le prénom d’Arthur, pour le préparer au métier de commerçant européen auquel il le destinait, parce qu’il avait la vertu d’être international.
AS semblait donc né sous une bonne étoile. Lorsqu’il eut cinq ans en 1793, sa famille quitta Dantzig pour la ville libre de Hambourg, afin de fuir l’occupation prussienne, qui n’était pas apparemment appréciée par tous. Sa sœur naquit neuf ans après Arthur, en 1797, et c’est aussi l’année où son père décida de s’occuper de son éducation de futur commerçant : son avenir montrera que le futur est aussi un mensonge.
L’éduquer à être commerçant signifiait pour son père l’étude des langues et les voyages. À neuf ans (à neuf ans !) il l’envoya chez son correspondant au Havre pour qu’il y apprenne le français, en plein Directoire et pendant deux années. L’éducation était apparemment rude à l’époque et l’affection paternelle lointaine…
De retour à Hambourg, il ne cessa pas de suivre son père lors de ses déplacements commerciaux en Allemagne. Puis, lorsqu’il acheva ses études commerciales à 15 ans (on ne faisait pas d’écoles de commerce entre 18 et 23 ans à l’époque) son père l’envoya pendant un an et demi voyager en Europe, de mai 1803 à septembre 1804. Il séjourna assez longtemps à Londres pour parler ensuite couramment anglais et il voyagea aussi en France, en Savoie, en Suisse, en Bavière et en Autriche, qui devaient être des destinations commerciales courantes de son père.
À 16 ans, il devint un employé de l’entreprise familiale. Évidemment, cette activité à laquelle l’avait destiné son père ne l’intéressait pas, sinon on n’écrirait pas sur lui comme philosophe. Néanmoins, il s’y plia jusqu’à ce que son père meure en avril 1806, moins de deux ans après son retour, en tombant, volontairement dit-on, dans un canal situé derrière la maison. Sa thèse du « vouloir vivre » est sans doute liée à cet évènement fondateur de sa propre vie.
Sa mère, âgée de 40 ans et peu portée sur les activités commerciales, vendit le fonds de commerce pour s’installer à Weimar où elle comptait exercer ses talents littéraires, ce qu’elle fit avec succès. Comme toujours à cette époque, elle tint un salon auquel participa son fils qui y rencontra Goethe, avec lequel il se lia profondément d’amitié.
Pour sa part, AS entama des études littéraires à Weimar, puis, à 21 ans, des études philosophiques à Göttingen et à Berlin. Comme tous les bons étudiants qui ont besoin de modèles pour avancer, il subit de façon excessive l’influence de ses professeurs, en l’occurrence le philosophe Schultze à Göttingen. Il en tira cependant la substantifique moëlle en retenant qu’il existait quatre références essentielles en philosophie, Kant et Platon en premier, Aristote et Spinoza en second : on saurait plus mal choisir.
Armé de ce viatique, Il se rendit ensuite à Berlin de 1811 à 1813 pour mettre un point final à ses études. Il avait l’intention d’écouter Fichte, mais ce dernier n’eut pas l’heur de le convaincre et il quitta Berlin pour soutenir sa thèse à 25 ans, avant de retrouver Goethe à Weimar qui resta l’un de ses inspirateurs, mais aussi de se brouiller avec sa mère, ce qui aura l’avantage de l’obliger à s’installer seul à Dresde où il écrira son grand œuvre.
Cette grande œuvre, il lui faudra quatre ans pour l’achever, jusqu’à ce qu’il confie en septembre 1818 à son éditeur Le monde comme volonté et comme représentation, avant de partir, le cœur tranquille, pour un long voyage en Italie, tandis que son ouvrage paraissait au début de 1819.
Le cœur tranquille…
Il ne savait pas, comme beaucoup de doctorants lorsqu’ils mettent un point final à leurs thèses, que l’achèvement de sa grande œuvre signifiait le début de ses ennuis et de ses déceptions.
À SUIVRE
LA VALEUR DU DOUTE
Le doute est la seule activité humaine susceptible de contrôler l'usage du pouvoir de manière positive.
Le doute est nécessaire à la compréhension, face à des élites qui définissent le leadership comme étant la capacité de savoir quoi faire, ce qui délégitime le doute des simples citoyens.
Face à une question à trancher, la réponse logique consiste à commencer par douter, puis à examiner la question sous plusieurs angles et à délibérer avant de prendre une décision. En effet, la plupart des activités humaines peuvent être scindées en trois étapes, l'acte de douter étant la deuxième étape et étant aussi la seule étape qui demande une application consciente de son intelligence.
Quant à la première étape, elle consiste à prendre conscience de la réalité à laquelle il va être nécessaire de faire face. Cette étape consiste toujours en un mélange confus de la prise de conscience d’une situation qui semble hors contrôle et d'attitudes qui sont largement déterminées, et embrumées, par des idées reçues ainsi que des solutions simplistes.
La troisième étape, la prise de décision, est supposée être le résultat d'une solution qui a été produite par une réponse correcte au problème initial. En pratique, la prise de décision est une activité souvent surévaluée, alors qu’elle n’est souvent guère mieux qu’un mécanisme quasi-automatique.
La mise en avant du leadership, et au fond, la peur de douter, poussent à faire de la prise de décision un acte de première importance. Cette étape du management est souvent présentée comme étant de la première importance, alors qu’elle n’a aucune valeur si elle n’a pas été précédée par le doute.
Le doute se situe entre la réalité et l'application d'une idée. Il doit être soumis à l’appréciation de l’expérience, de l’intuition, de la créativité, de l’éthique, du bon sens et bien sûr du savoir et il doit conduire à des considérations équilibrées sur ce qui doit être fait. Plus cette étape du doute se prolonge et plus nous pouvons utiliser pleinement notre intelligence de la situation.
Je ne suis pas certain que les concepteurs de l’Intelligence Artificielle aient pris pleinement la mesure du rôle crucial de cette étape du doute, dans la mesure où ils sont sans doute trop influencés par les théories du management qui mettent en avant la prise de décision et peut-être trop anxieux de voir leurs machines passer à l’acte, plutôt que de tout arrêter sous l’emprise du doute.
Les élites, la part de nos sociétés qui détient le pouvoir, cherchent presque automatiquement à sauter directement de la réalité à la solution, de l'abstraction à l'application, de l'idéologie à la méthodologie. Elles ne veulent laisser à personne le temps de douter, c’est pourquoi elles présentent la délibération comme une faiblesse et elles effectuent l’examen de la situation à la va-vite, quand elle n’est pas purement et simplement éliminée. La conséquence de ce comportement des élites est de ramener la capacité de compréhension des citoyens à des idées reçues, à des procédures inconscientes ou secrètes et à des actions mécaniques. On le voit bien lorsque l’on interroge des citoyens sur leur compréhension des évènements : elle s’évade rarement des idées reçues.
On mesure la bonne santé des démocraties à accueillir le doute comme un plaisir paisible, tandis que les démocraties malades sont obsédées par les réponses et par le management : c’est ainsi qu’elles perdent leur raison d'être.
Cependant, il reste que le doute est la seule activité qui fasse profondément usage des qualités spécifiques de l’être humain.
D’après l’ouvrage de John Ralston Saul (1995), The Doubter’s Companion, Penguin Book, Londres.
AGIR EN ACCEPTANT LE DOUTE
Notre nature biologique pourrait bien être, en effet, à la racine du doute moderne.
L'apparition de la vie sur Terre a probablement constitué un événement unique, qui fait que chaque être vivant se trouve lié par une chaîne ininterrompue aux premiers organismes vivants. Dans une telle perspective, les velléités de liberté et d'autonomie de l'individu sont illusoires, car chaque individu n'est qu'un maillon fugitif dans une lignée.
Au regard de la biologie moderne, l'individu n'est qu'une mosaïque d'accidents. Cette nouvelle vision du vivant suscite deux espèces nouvelles de doute sur l'identité de l'espèce humaine et sur l'identité de l'individu.
L'identité de l'espèce humaine peut-elle être clairement spécifiée, ou bien l'homme est-il identique aux autres espèces pour 99% de son étoffe ? Au niveau individuel, quel est le sens de mon identité ? Ce que je veux, ce que j'aime ou déteste ne m'est-il pas dicté par un agent génétique dont je ne détiens pas la clé ? Le possessif dont j'affecte le corps auquel mon existence est liée ne se résume-t-il pas au simple constat que ce corps décide de mon sort, c'est-à-dire de ma vie ou de ma mort ?
En sus du doute biologique sur notre identité, les actions les mieux préparées, les idées les plus construites semblent affectées d'une sorte de dérive qui rend leurs effets imprévisibles et comme contraires au projet qui les porte. La source de cette indécision a été identifiée en 1929 par Kurt Gödel, un logicien autrichien, qui a montré que les théories mathématiques telles que l’arithmétique des nombres entiers positifs étaient "incomplètes", au sens où elles comportaient des énoncés dans la vérité ne faisait aucun doute, bien que l'on ne soit pas en mesure de les déduire de la théorie. Puis, au début des années 1930, Alan Turing et Alonzo Church ont précisé la grande portée du concept d'indécidabilité. Observons en effet que, pour opérer des choix dans nos sociétés, on se trouve amené à formaliser les procédures de décisions.
Si de telles procédures ne permettent pas d'établir une relation rigoureuse entre les mesures que l'on prend et les résultats que l'on en attend, elles deviennent une source d'indécidabilité. En outre l'action exige le recours à la technologie, ce qui accroit le risque et accentue les défauts des procédures formelles. Par exemple, lors des dernières crises boursières, l'automatisation des ordres de vente et d'achat des valeurs ont provoqué des déséquilibres non maitrisables.
En augmentant les possibilités de l'homme, la technologie manifeste ainsi clairement l'inanité de ses fins. Car nous ne disposons plus d'un système unique de catégories qui permettent de structurer le champ entier de l'expérience, comme au temps de Kant. Chaque science se spécialise pour explorer un fragment du monde sans nous renseigner sur la manière de relier ses hypothèses, ses concepts de base et ses résultats à ceux des autres disciplines : la rigueur scientifique se paie d'un morcellement des perspectives.
Les économistes, les sociologues, les anthropologues et les psychologues par exemple ne nous expliquent pas comment rassembler leurs quatre perspectives et pour le moment elles ne font que se juxtaposer. Or, nous ne pouvons pas imposer artificiellement une unification des sciences, car, si elle vient un jour, elle sera le résultat de nouvelles perspectives scientifiques que nous ne pouvons pas anticiper.
Le problème est notamment que, alors que nous n'avons pas une vision théorique unifiée du monde, nous expérimentons la pratique d'une mondialisation de l'information, de l'économie ou des idéologies.
Pour réguler nos actions et nos idées, il reste que nous sommes contraints de nous doter d'une conception de l'homme, en d'autres termes d'une hypothèse sur sa condition et sur son destin : l'homme a besoin d'une mesure de l'homme.
En conséquence, il était tentant de construire une anthropologie philosophique indépendante des sciences positives en n'y incluant que des éléments de psychologie ou d'histoire. Ce fut la stratégie de Heidegger, de Sartre et de tant d'autres penseurs contemporains, mais cette manière de penser l'homme ne saurait être valable aujourd'hui car nous ne pouvons plus imaginer que la politique ou l'éthique puissent s’élaborer à l'écart des sciences : l'homme ne bénéficie pas de révélations sur lui-même qui le dispenseraient de rechercher pas à pas la vérité sur son être et sa condition.
Il lui faut donc trouver un point fixe à partir duquel nous pouvons conduire nos actions et les juger. Pourtant en existe-t-il même un ? Jamais l'homme n'a disposé d'autant de miroirs pour se regarder et pourtant jamais l'image que lui renvoie ses connaissances et ses actions n'a été aussi morcelée et brouillée. Nous devons donc accepter le doute, tout en nous dotant d’une jauge provisoire qui soit, sinon une mesure de l'homme, du moins une esquisse de sa destination et de ses capacités, sans ignorer toutefois qu’elle sera hypothétique, arbitraire et provisoire.
À cet effet, nous pouvons toujours parier sur la raison, une raison instruite par la communauté des hommes, vivifiée par l'expérience des siècles passés et par les attentes du notre.
Comment, en effet, gouverner des cités entières si promptes à partir à la dérive, comme nous dit Platon, si nous ignorons la nature des êtres qui les peuplent et qui les font ?
FIN
Librement écrit, à partir d'une conférence donnée à Cracovie par Bertrand Saint-Sernin le 7 juin 1995
LE DOUTE AUJOURD'HUI
« En tant qu’il affecte ou submerge un individu, sa pensée, ses sentiments, ses actions, le doute le frappe d’un désarroi dont les signes se retrouvent partout » (Saint-Sernin, 1995*)
Ce sont les formes actuelles du doute qui nous intéressent ici, sans écarter toutefois le doute d’autrefois. La situation de l’homme, qu’il perçoit comme naturellement précaire, génère un état lancinant et immuable, le doute antique, que les philosophes se sont employés à décrire pour le réduire, selon deux méthodes: la première, platonicienne, tente de limiter l’incertitude en traçant une frontière entre le domaine fluctuant de l’opinion et celui, plus stable, des idées et de l’être ; la seconde, d’ordre pratique, cherche à établir dans la conscience un état de quiétude que l’incertitude ne soit pas en mesure d’altérer.
Ces deux méthodes sont reprises et prolongées dans la méditation chrétienne, qui va plus avant dans l’ascèse du doute : elle invite à l’amenuisement du moi ; elle ne cherche pas, comme le scepticisme antique, à susciter à l’intérieur de l’individu un sursaut. Elle veut provoquer un abandon, comme nous dit Fénelon qui décrit Abacus emporté dans les airs par un ange, mais tenu par un seul cheveu. Cette perspective chrétienne vise à installer le levier de l’action, non dans l’individu empirique comme le propose la philosophie antique, mais dans un être transmuté par la conscience de son néant, qui n'en devient de ce fait que plus apte à l’action.
Cette forme de doute proposée par la religion chrétienne changea de visage dans les années 1860, quand se défit la conviction chrétienne que, même si la condition de l’homme restait faible, Dieu connaissait la mesure ultime des êtres.
C’est la « mort de Dieu » qui génère le doute et finalement le nihilisme moderne. En effet, il ne s’agit même plus de nier l’existence de Dieu, mais de considérer qu’il est inutile de faire appel à un Dieu créateur du monde pour comprendre l’Univers, en affirmant que l’homme est capable de le comprendre par ses propres forces.
Curieusement, cette affirmation positive de la puissance de l’homme va engendrer le doute moderne. Le doute chrétien prenait sa source dans la faiblesse de l’homme qui était conjurée par la méditation et l’exercice, tandis que le doute contemporain ne nait pas de l’impuissance de l’homme, mais jaillit au contraire de sa puissance.
Chez Platon, les lois de la nature résultaient de l’action d’un Dieu qui avait voulu que « toutes choses soient bonnes » (Platon, Timée, 30 a). Du coup, pourquoi douter si les idées que nous avons sont celles dont Dieu s’est servi pour confectionner l’Univers ? En somme, Dieu soutenait la géométrie et il suffisait, avec Galilée, de forcer la nature à délivrer son secret sans avoir à renier Dieu.
Mais ce dévoilement de la Nature entrepris depuis Galilée se révèle être aussi un obscurcissement. C'est ce que note Joseph Fourier lorsqu'il observe que « les causes primordiales ne nous sont point connues ; mais elles sont assujetties à des lois simples et constantes, que l’on peut découvrir par l’observation ». Fourier circonscrit ainsi la tâche de la science en la distinguant radicalement d’une recherche, réputée illusoire, de la nature ultime des choses.
Mais il en résulte que c'est à l'intérieur même de la science qu'une interrogation sans réponse s'est installée et que réside finalement le doute. Tant que la Nature était conçue comme l'œuvre de Dieu, le doute intellectuel n'empêchait pas l'espérance d'un dévoilement à la fin des temps. Tout change à partir du moment où apparait l'idée qu'il pourrait y avoir une contingence des lois de la nature (Boutroux, 1874), en d'autres termes que la nature pourrait ne pas avoir de lois. Alors le doute ne serait pas induit par l'homme, il sourdrait de la nature des choses.
La physique du XVIIe siècle a bien unifié l'Univers, mais "elle le fit en substituant à notre monde de qualités et de perceptions sensibles, monde dans lequel nous vivons et nous mourons, un autre monde : le monde de la quantité, de la géométrie réifiée, monde dans lequel, bien qu'il y ait place pour toute chose, il n'y en a pas pour l'homme (1.)
La biologie, depuis trois quarts de siècles, fait pour le vivant ce que la physique classique avait réalisé pour l’Univers : elle le réifie, et, en vertu des mêmes exigences de méthode, elle l'explore et l'exclut.
Par-là, elle contribue à donner au doute un nouveau visage.
À SUIVRE
1 Alexandre Koyré, Études Newtoniennes, Gallimard 1968, pp 42-43.
LE MONDE SELON MACHIAVEL
Machiavel étudie l’homme sans passion, comme il étudie un problème de mathématiques, avec le seul souci de la vérité, une vérité qu’il ne faut jamais accepter sans preuve. Il ne retient que les certitudes.
Pour lui, Il ne s'agit pas de savoir ce que la morale approuve ou ce qu'elle réprouve. Cela, tout le monde le sait, et inutilement. Il s'agit de connaître avec précision la juste valeur de l'homme. Pour cela, il a eu entre les mains des âmes de roi, des âmes de pape, des âmes de républicains. Il a manié l'âme des gens qui veulent la paix, l’âme des gens qui veulent la guerre, l'âme des commerçants, des banquiers, des ouvriers l'âme collective du prolétariat, l'âme solitaire des chefs, l'âme réjouie des bourreaux, l'âme acide des suppliciés.
Il ne faut pas lui parler d'âme extraordinaire, il n'y en a pas, il n'y en a pas d'ordinaires non plus, mais elles sont toutes interchangeables. Le pouvoir gouverne toujours comme les gouvernés gouverneraient s'ils avaient le pouvoir. Il en a eu mille exemples. Le prince est partout et n'importe qui : la Terre n'est peuplée que de Princes. Les uns sont en exercice, les autres le sont en puissance.
L'homme qui tue n'as pas de nom propre : c'est l'homme. Mieux : il n'y a pas de monstres, comme l'observe aussi Hannah Arendt.
Cela n'empêche pas que nous tenons à l’idéal ; nous tenons surtout à une conception idéale de nous-mêmes. Nous y tenons tellement que nous sommes disposés à être imprudents, au point de faire confiance à l'autre considéré comme notre propre reflet. Et dès qu'une utopie se prémédite quelque part, on y voit affluer les hommes en mal d’angélisme qui embouchent la trompe pour sonner au bonheur de l'humanité.
Il n'est pas question de bonheur de l'humanité chez Machiavel. Ce que l'on peut construire avec les hommes est très loin, évidemment, d'une construction angélique, mais, si nous en étions à notre première utopie, il faudrait prendre au sérieux la tragique gaucherie de nos gâcheurs d'hommes, avoir beaucoup de respect pour l'homme capable de croire, de se passionner et d'en mourir. Nous admirerions celui qui cherche l'espoir au-delà de sa valeur.
Mais nous voilà trompés une fois de plus et déjà la prochaine tromperie se prépare ; nous courons de l'une à l'autre, comme en extase, les reins chargés de notre intérêt personnel sous prétexte d'intérêt commun. Il faut en convenir: le temps de la mystique est fini.
Le souffle du lecteur suffit à chasser des textes de Machiavel la poussière du passé. L'encre luit comme si la phrase avait été écrite tout à l'heure. Des noms propres viennent aux lèvres. Les événements de la semaine, du jour même, se superposent aux événements de l'ancienne Florence et, miraculeusement, ils coïncident.
Nous lisons dans Machiavel le récit de nos erreurs et de nos révoltes; on nous explique pour quoi et par quoi nous sommes trahis à l'instant même où les faits du jour sollicitent notre confiance. Nous y perdons la foi, comme il se doit en notre époque crépusculaire, qui se situe à l'extrême confins de la Renaissance, depuis que tout est devenu possible et impossible en même temps, que tous les espoirs et tous les désespoirs ont été permis.
Machiavel, c'est l'acceptation tranquille de l'horreur qui est inséparable de toute vie qui se perpétue. Rien n'est plus logique qu'un cadavre en plein champ. On sent tout de suite qu'il y est utile. C'est en tout cas là qu'il y est le moins déplacé. Car on tue dans chaque ferme avec simplicité ; on organise, on émonde, on abat, on arrache, on tond. Le paysan "gouverne" sa ferme, avec comme idée derrière la tête de défendre son intérêt personnel. Rien n'est plus naturel qu'un seau rempli de sang sur le seuil d'une ferme. Presque toujours, c'est un enfant, souvent une petite fille candide ,qui est chargée de battre ce sang avec un petit ballet de bruyère pour qu'il reste fluide et puisse faire du boudin.
Un peu guindé, bourré de rois, de papes et de peuples, mais logique et précis comme un paysan dans ses vignes, Machiavel compose du haut de son cheval les Géorgiques des temps modernes, organise la dernière façon possible de fabriquer de la terre ferme pour des hommes qui vont, peut-être, trouver la machine du monde mais perdre sûrement le ciel ...
D'après Jean Giono en préface à Machiavel.
MACHIAVEL, LE MODERNE
MACHIAVEL, LE MODERNE
La Renaissance s'efforce de voir les choses telles qu'elles sont et non plus à travers l'illusion chrétienne. À partir de ce principe, Dieu ne créa plus les rois et Machiavel se résolut à écrire le Prince.
Il s'y résolut après une longue expérience des choses. Sur l'échiquier dont il parle et sur lequel il a joué de nombreuses parties, il n'y a pas de pièces vertueuses. En proie avec les tours, les cavaliers, les canons, les soldats et l'Assassin, le Roi ne peut pas se dégager en faisant appel à la clémence, la générosité ou la bonté de l'adversaire. Ces pièces morales n'existent dans aucun camp, car il s'agit de prendre possession d'un royaume qui n'est plus au ciel mais sur la terre ferme.
Pendant la Renaissance, on a découvert l'Amérique et la route des Indes par le Cap, et, de ce fait, les richesses ne sont plus fabuleuses. Auparavant, toutes les cailles que l'on avait manquées dans ce monde ci tombaient rôties dans l'autre. Maintenant, l'on sait qu'il faut s'occuper soi-même, le plus vite possible, de toutes les jouissances que l'on désire.
Plus de calendes grecques.
On est désormais entre êtres humains et rien d'autre.
Le monde est devenu petit.
Nous avons plusieurs façons de lire Machiavel. L'une d'elles consiste à chercher dans ses écrits un traité de politique. Mais, au fond, instruits par l'expérience et la masse d'information que nous recevons, nous en savons plus que Machiavel. Nous pouvons viser le même but que lui et plus vite que lui.
Simplement, nous avons moins de franchise, car, à vrai dire, c'est sa franchise qui nous étonne, pire encore, qui nous intimide.
De nos jours, l'honnête homme parle volontiers des droits de l’homme. Il s'offusque lorsqu'ils ne sont pas respectés. Mais en réalité, ces droits nécessitent la contrainte pour ne pas être totalement bafoués. Car, même sous la contrainte, la plupart du temps ces droits sont tournés, retournés, détournés. Déjà, dans les simples rapports de commerce, on a recours au contrat à chaque instant, on signe à qui mieux mieux, on multiplie les signes d'engagement, car on sait à quel point les engagements sont précaires.
Et que dire alors des contrats de travail, dont les procédures doivent être respectées à la lettre sous peine de nullité ? C'est que dans le domaine social, le contrat n'a jamais cessé d'être tourné, malgré toutes les protestations de bonne foi.
Il y a même certitude de mauvaise foi dès qu'il y a affirmation répétée de bonne foi.
Dans ce monde, un démenti confirme.
Sur ce point, Machiavel apporte une franchise d'acier. Dès que le contrat se discute, il déclare qu'il sera tourné et quand il est signé, il démontre que la signature ne vaut rien, qu'elle n'engage rien de réel, que l'on vient, tout simplement de perdre son temps. Il défend que l'on parle de bonne foi ; il a même la loyauté de proclamer, avant que les débats ne commencent, qu'ils seront essentiellement présidés par la mauvaise foi.
En cela, il ne s'occupe que de la stricte vérité et à ce titre il est le premier écrivain moderne.
Une autre façon de lire Machiavel est de l'accompagner dans son étude de l'homme, puisqu'il cherche à comprendre comment l'homme peut être gouverné par l'homme, Machiavel est logiquement amené à étudier l'homme et c’est sur ce chemin que nous pouvons aussi l’accompagner.
Pour qui subit la politique plutôt qu'il ne la fait, être berné est chose commune ; en revanche, ce qui importe est que nous croyons à un pouvoir sans limite de l'homme. Non seulement, nous croyons à une valeur de l'homme, mais à la valeur de l'homme. Nous dressons des plans pour une super-humanité, des plans orgueilleux. Nous sommes dans le paroxysme de l'ambition humaine.
L'homme de Machiavel, ce n'est pas le méchant, c'est n'importe quel homme dès qu'il pose en principe que le monde matériel perceptible par ses sens est la seule réalité et qu'en dehors de cette réalité, il n'y a rien.
C'est l'homme d'aujourd'hui.
À suivre.
CHEVAUCHER LE CYGNE NOIR
Popper ne s'est pas contenté de traiter de la falsification, relative à la vérification ou la non-vérification d'une affirmation, il a inscrit plus généralement sa démarche dans une approche sceptique des assertions humaines.
Pour ce faire, Popper a écrit un ouvrage qu'il a intitulé Misère de l'historicisme. L'argument central du livre est qu'il est impossible de prévoir les évènements historiques parce que cela impliquerait de prédire l'innovation technologique, ce qui lui semblait radicalement imprédictible. Pour ce faire, il en appelle à la "loi des espérances itérées" qui pose que si l'on s'attend à voir arriver un événement dans le futur, c'est que l'on s'attend d'ores et déjà à cet événement. Par exemple, l'homme préhistorique, capable de prédire l'invention de la roue, savait donc déjà à quoi elle ressemblait et savait en conséquence comment la construire : en somme, il était en chemin pour construire la roue.
En d'autres termes, si nous connaissons la découverte que nous allons faire dans l'avenir, nous l'avons déjà presque faite.
Donc, selon Popper, les vraies découvertes sont imprévisibles, et il ne nous reste plus, soit à nous y résigner (Mektoub, c'est le destin), soit à nous obstiner à mettre en lumière quelques structures du futur. Poincaré fait partie de ces obstinés.
Alors que, à son époque, on pouvait encore espérer expliquer tout l'univers comme l'on démonte une horloge, ce qui bien sûr permettrait de prévoir progressivement le futur, Poincaré doucha cet enthousiasme en introduisant le concept de non-linéarité, qui consiste à prendre en compte des effets mineurs entrainant des conséquences importantes.
Ce concept a ensuite été popularisé sous le nom de la Théorie du Chaos, qui prétend, avec un optimisme dangereux, résoudre les problèmes de la prévision à long terme.
Poincaré s'est contenté de montrer qu'à mesure où l'on se projette dans l'avenir, on a besoin d'un niveau de précision de plus en plus fort sur la dynamique du processus que l'on modélise, car le taux d'erreur augmente très rapidement avec le temps. Il l'a illustré par l'exemple du mouvement des planètes, mais je me contenterai ici de celui la modélisation du mouvement d'une boule de billard.
Lorsque le joueur percute une boule de billard, s'il peut évaluer la force de l'impact, la résistance de la matière sur laquelle roule la bille et les paramètres de la boule au repos comme sa masse, il est tout à fait possible de prévoir l'endroit de la table qu'elle va percuter. Après ce premier impact, le résultat du second impact contre la table est plus difficile à prévoir: il faut être plus connaisseur des conditions initiales et faire preuve de plus de précision dans le premier impact pour prévoir le troisième. Mais, pure théorie, supposons que la balle rebondisse huit fois contre la table après le premier impact: pour savoir où se produira le dixième impact, il faudra tenir compte d'informations telles que la poussée gravitationnelle sur la boule en mouvement exercée par une personne qui regarde le jeu à côté de la table. Et ainsi de suite. Pour prévoir où se produirait le cinquante-sixième impact, il faudrait intégrer toutes les particules élémentaires de l'univers dans nos hypothèses de calcul !
Cet exemple signifie que la moindre erreur dans nos hypothèses de calcul rend rapidement caducs nos résultats, dès le troisième ou quatrième impact. En d'autres termes, nous sommes sûr de nous tromper, pour peu que nous cherchions à faire des hypothèses sur un futur non immédiat.
Et ceci, notez-le, est une avancée pour la recherche du Cygne Noir, car nous savons désormais que ce type de prévision conduit immanquablement à l'erreur.
Si nous revenons aux Cygnes Blancs que nous avons observé dans le passé, nous savons donc que l'arrivée d'un Cygne Noir dans le futur est, non pas probable, mais certaine.
Il est par conséquent faux d'imaginer que le futur sera similaire au passé, puisque ce serait poser que le futur est prédictible. Par exemple, la différence fondamentale entre le passé et le futur se traduit par le fait certain de la connaissance de la date de notre naissance et de l'ignorance de la date de notre mort.
Finalement, dans la pratique, nous devons lutter contre notre cécité prévisionnelle qui nous pousse fatalement à voir le futur comme un prolongement déterministe de notre perception du passé plutôt que comme un processus où le hasard joue un rôle important, en respectant quelques principes simples :
- Tout d'abord, et tout le texte précédent l'affirme, Il est inutile et même nuisible d'essayer de prévoir l'advenu d'un Cygne Noir précis : c'est impossible.
- Ensuite, il faut rechercher les contingences positives et fuir les négatives; ce qui implique de ne pas se placer dans des situations où le moindre Cygne Noir peut vous détruire mais plutôt dans celles où un Cygne Noir peut vous aider et où vous n'avez pas un grand risque de perdre.
- Enfin, il faut saisir n'importe quelle opportunité, lorsqu'un Cygne Noir qui peut être positif se présente. Ce n'est pas un choix évident, car il existe une proportion importante de personnes qui regardent passer les trains de Cygnes Blancs, sans se rendre compte qu'un Cygne Noir vient de s'arrêter juste devant eux, qu'il est reparti, que c'est fini et qu'il ne repassera jamais plus. En d'autres termes, il faut appliquer le Pari de Pascal* en le généralisant à toutes les circonstances de la vie :
"Le juste est de ne point parier.
— Oui, mais il faut parier ; cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ? Voyons. Puisqu'il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins. (...). Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter."
(Blaise Pascal, Pensées, fragment 397, extrait)
FIN PROVISOIRE
ACCEPTER L'IMPRÉVISIBLE?
Accepter l'imprévisible? Comme il est plus difficile que l'on croit de faire des prévisions, il semble logique de faire appel à des experts.
Le problème avec les experts, c'est qu'ils ignorent l'étendue de leur ignorance et souvent ils la sous-estiment. Ils sont excellents pour prévoir les évènements routiniers, mais ce sont malheureusement les évènements extraordinaires qui nous intéressent.
C'est ainsi que Tetlock* a interrogé 300 experts qui ont fourni 27000 prévisions consistant à estimer les chances de réalisations d'évènements d'ordre politique, économique et militaires pour les cinq prochaines années. Il a observé que les experts se trompaient très souvent, plus encore que ce qu'il prévoyait. Il a donc cherché à comprendre pourquoi les experts ne se rendaient pas compte qu'ils étaient moins bien informés qu'ils ne le croyaient. Il les a interrogé sur l'origine des erreurs qu'ils avaient commises et, naturellement, ils se sont trouvés des excuses, puisque leur amour propre et leur réputation était en jeu.
Tetlock a répertorié les types d'excuses invoquées par les experts, révélant de la sorte les biais de leurs prévision:
- L'expert invoque la duplicité des acteurs : "L'URSS s'est effondrée sans que je ne puisse le prévoir, bien que je connaissais fort bien le système politique soviétique, mais ils nous ont caché l'extrême faiblesse de leur économie. Si je l'avais su, j’aurais prévu la chute du système. Mes compétences ne sont donc pas en jeu, Il m'a simplement manqué les bonnes données". Simple.
- L'expert invoque l’aberration : "L'évènement était absolument imprévisible et il échappe à ma spécialité. Comment voulez-vous que je prévois les attentats du 11 septembre 2011 à New-York? Impossible". Mais comme il s'agit d'un événement très improbable, je prévois tout de même qu'il ne se reproduira plus, puisqu'il s'est produit déjà une fois." Absurde.
- L'expert a "presque" eu raison : "Les communistes purs et durs ont failli renverser Gorbatchev. Cela s'est presque produit, car un rien l'a fait échouer, comme le courage d'Eltsine ou le manque de détermination des insurgés." Dans ce dernier cas, l'expert essaie de noyer le poisson pour éviter de reconnaitre que ses capacités de prévision étaient limitées.
Mais, chaque fois, les experts restent dans le cadre de leurs disciplines. Ils n'en remettent en cause ni les limites en se demandant s’il ne faudrait pas intégrer, peut-être, des données provenant d'autres disciplines, ni leur capacité à prévoir. Car, si ce n'est quelques petites erreurs, le modèle était correct pour eux ; sauf que dans l'environnement complexe actuel, il y a toujours quelque chose qui échappe à la prévision routinière. Je me demande d'ailleurs s’il n’y a jamais eu, dans l'histoire, un environnement non complexe...
Encore que le problème central des prévisions réside moins dans la tendance de l'homme à surestimer ses capacités de prévision qu'à la nature même des informations nécessaires à la prévision, qui montrent clairement que le Cygne Noir est structurellement imprévisible.
Le processus de la découverte scientifique est, par nature me semble t-il, imprévisible, alors que des armées de chercheurs sont sommées de "trouver" des découvertes dans des laboratoires de plus en plus nombreux, couteux et structurés. Mais le Cygne Noir ne se laisse pas attraper sans résistance, ce qui fait que les chercheurs se transforment souvent en Christophe Colomb, car ils trouvent souvent une nouvelle manière de penser ou de faire, alors qu'ils ne la cherchaient pas, pour se demander ensuite pourquoi il leur a fallu autant de temps pour arriver à quelque chose d'aussi évident.
Voici deux exemples qui l'illustrent. Le premier est célèbre:
Alexander Fleming était un chercheur brillant mais négligent qui avait la réputation d’oublier régulièrement ses boîtes à culture. Rentrant de vacances, il eut la surprise de découvrir dans l’une d’elles qu’une forme de moisissure avait empêché le développement des bactéries. Il isola l'extrait de moisissure et l'identifia comme appartenant à la famille du penicillium. Il venait de découvrir la pénicilline. Cette forme de découverte est fréquemment citée pour illustrer une forme de disponibilité intellectuelle qui permet de tirer de riches enseignements d’une trouvaille inopinée ou d’une erreur que l'on appelle "sérendipité"**.
Un autre exemple, vraiment spectaculaire, est celui de la découverte du fond cosmique de micro-ondes. Ce sont deux astronomes de Bell Labs qui ont entendu un bruit parasite alors qu'ils installaient une antenne parabolique. Convaincus que ce bruit venait de la parabole et qu'il provenait des fientes d'oiseaux, ils la nettoyèrent avec entrain sans parvenir à faire cesser ce bruit. Ensuite, on comprend qu'il leur fallut pas mal de temps pour passer des fientes d'oiseaux à l'explication qui fut finalement retenue, à savoir qu'ils avaient par hasard découvert la trace sonore de la naissance de l'univers, relançant la théorie du big-bang.
Ainsi, tandis que Ralph Alpher, à l'origine de la théorie du big-bang, cherchait en vain des preuves pour l'étayer, deux personnes à la recherche de fientes d'oiseaux trouvaient ces preuves, par le plus grand des hasards.
D'où une sixième règle : n'attendons aucun avenir qui soit programmé, ni par les experts, ni par les scientifiques, incapables les uns et les autres d'embrasser la complexité du futur derrière laquelle se cache les Cygnes Noirs.
* Tetlock Ph. E., Expert Political Judgment: How Good it is? How can we know, P.U.P, Princeton, NJ, 2005
**Le terme "sérendipité" est un emprunt de l’anglais serendipity, ou don de faire par hasard des découvertes fructueuses. Le terme anglais a été créé par Horace Walpole et tiré d’un conte oriental, Les Trois Princes de Serendip (1754), Serendip est une ancienne transcription anglaise de Sri Lanka, combinaison de sanscrit et de grec qui désigne une terre bénie des dieux où la fortune semble être offerte à chacun.
À SUIVRE
CROIRE SAVOIR PRÉVOIR
Si vous voulez rester maitre de vos décisions, exercez vos facultés de raisonnement, ce qui implique d'ignorer les médias pour apprendre sans œillères.
Sans œillères : il s'agit de ne pas se faire piéger par les prévisions dont on nous abreuve, car elles sont fausses la plupart du temps puisqu'elles sont impossibles à faire.
Cette impossibilité tient à la complexité croissante du monde, d'où de forts obstacles à la prévision identifiés par un certain nombre de penseurs comme Jacques Hadamard, Henri Poincaré, Friedrich Von Hayek ou Karl Popper. Lorsque nous nous obstinons à croire qu'il est facile de comprendre le passé (voir Le Problème de Diagoras), nous risquons d'en faire de même pour l'avenir, estimant que n'importe quel journaliste peut nous en fournir les clés.
Dès lors, nous perdons toute chance d'apercevoir un Cygne Noir.
Si vous êtes allé à Sydney, en Australie, vous avez certainement admiré son Opéra*. C'est un magnifique bâtiment, mais c'est aussi un monument dédié à l'arrogance de la prévision financière puisque sa construction, de 1958 à 1973, a couté 102 millions de dollars, et encore en faisant des économies sur le projet initial, au lieu des 7 millions prévus !
Nous nous trouvons face à ce type d'erreur catastrophique à peu prés chaque fois que l'on fait une prévision un peu longue ou un peu complexe, si bien que respecter ses prévisions est un exploit rarissime. Demandez leur avis sur ce sujet aux ingénieurs qui construisent l'EPR de Flamanville, dont le coût de construction a été multiplié par trois et les délais de mise en service par 3,5, à supposer, ce qui est logiquement plus que douteux, que les dernières prévisions soient correctes.
On a pu démontrer que nous avons presque toujours tendance à surestimer notre capacité à faire des prévisions. Alpert et Raiffa** ont ainsi découvert, et beaucoup d'expérimentateurs après eux, que les personnes à qui l'on demande de faire des prévisions sont excessivement confiantes dans leurs capacités à trouver le résultat exact.
Plus précisément, leurs travaux ont révélé qu'une personne appelée à fournir un intervalle de confiance de 50% à l'intérieur duquel elle estime qu'une certaine valeur est vraie, surestime le plus souvent sa capacité à prévoir. Albert et Raiffa ont en effet constaté qu’un pourcentage nettement plus faible d'intervalles, 33% au lieu de 50%, contenaient la vraie valeur, montrant par-là que les prévisionnistes avaient une confiance excessive dans la qualité de leurs estimations. Toutes les expérimentations qui ont suivies sont allées dans le même sens.
Comme l'humanité sous-estime la possibilité que l'avenir prenne un autre cours que celui qu'elle avait initialement envisagé, ce biais a un impact sur la vie des gens. Par exemple, tout le monde sait que 45 % des mariages conduisent à un divorce en France mais évidemment fort peu de couples envisagent une telle issue, surestimant leur capacité personnelle à y échapper, tant mieux d'un certain côté.
Dans ces conditions, comment faire confiance à l'expert qui prévoit l'évolution démographique du siècle à venir, le rendement de la Bourse les dix prochaines années, le déficit de l'assurance maladie en France dans dix ou vingt ans où la valeur du m2 à Paris dans cinq ans ?
Parce que c'est un expert ? En tout cas, pas en fonction de la quantité d'informations qu'il détient, car toute connaissance supplémentaire des détails d'une opération peut se révéler inutile et même nocive.
Inutile: un psychologue sur lequel nous reviendrons, Paul Slovic***, a demandé à des bookmakers de sélectionner les variables les plus utiles pour calculer les probabilités de victoire des chevaux, parmi quatre vingt huit variables qui avaient été utilisées dans d'anciennes courses de chevaux. Il communiqua ensuite les dix variables les plus utiles, selon eux, pour prévoir la victoire des chevaux et leur demanda de faire des prévisions pour les prochaines courses. Puis on communiqua aux bookmakers les dix variables suivantes, mais cela n'améliora pas la qualité de leurs prévisions. Il en advint de même lorsqu'on leur communiqua les suivantes. On constata finalement que plus on leur communiquait d'informations, moins elles étaient utiles.
Nocive: en revanche, plus on leur communiquait d'informations, plus le décalage augmentait entre la confiance que les bookmakers avaient dans les informations qu'ils utilisaient et leurs performances réelles. Or, l'accroissement de la confiance dans ses choix implique que l'on a moins tendance à changer d'avis lorsqu'une information inattendue nous parvient. En d'autres termes, plus on a confiance dans ses choix, plus on ne voit partout que des Cygnes Blancs.
Je peux donc vous proposer une cinquième règle : Les prévisions sont plus complexes que vous le croyez ; pour en faire, évitez donc d'accumuler les informations, prenez du recul et usez de vos capacités d'analyse. `
* Construit grâce, entre autres, aux 30 000 équations posées par un ingénieur d'origine corse, Joe Bertony.
** Alpert, M., & Raiffa, H. (1982). A progress report on the training of probability assessors. In D. Kahneman, P. Slavic, L A. Tversky (Eds.), Judgment under uncertainty: Heu- ristics and biases (pp. 294-305). Cambridge, England: Cambridge Univ. Press.
*** Paul Slovic, Baruch Fischoff and Sarah Lichtenstein, Behavioral Decision Theory, Annual Review of Psychology, 1977
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