philosophie
PROPENSION CHINOISE VERSUS CAUSALITÉ OCCIDENTALE
Si un dialogue direct entre Socrate et Confucius parait irréaliste, il nous reste à explorer, avec François Jullien, les proximités entre les pensées chinoises et occidentales.
Même en ce qui concerne le dialogue entre Socrate et Confucius, si l’on parvient à̀ remonter jusqu’au questionnement implicite des deux philosophes, la communication peut s’établir. C’est ce que propose François Jullien, qui ose des rapprochements et des confrontations entre des systèmes de pensée appartenant à̀ des cultures et époques différentes.
La méthode proposée consiste à̀ disposer les conceptions chinoises et européennes en regard, afin d’évaluer leurs écarts, à partir d’une question commune qu’il faut formuler au préalable.
François Jullien revisite ainsi les grands textes de la tradition chinoise, confucéens, taoïstes, stratégiques, à commencer par le texte primordial du Yi Jing. À l’intérieur de ces textes, Il repère et analyse des notions transversales de la pensée chinoise, comme l’esthétique, la morale, la politique, la stratégie. Par exemple, il analyse une notion comme l’efficacité du point de vue de la pensée chinoise, en contrepoint de la philosophie occidentale.
Ainsi relue dans son essai, De l’être au vivre (2015), la pensée chinoise prend du relief, les impressions d’obscurité́ ou d’ésotérisme du Taoïsme, de banalité́ ou de trivialité́ du Confucianisme s’estompent. La démarche de cet essai n’est pas comparatiste, mais veut simplement apporter la preuve que les cultures ne peuvent pas être considérées comme des blocs d’incommunication.
Le lexique euro-chinois élaboré́ par François Jullien, contient vingt couples notionnels où sont mis en vis-à-vis une représentation chinoise et une représentation européenne :
1 Propension vs causalité́
2 Potentiel de situation vs initiative du sujet
3 Disponibilité́ vs liberté́
4 Fiabilité́ vs sincérité́
5 Ténacité́ vs volonté́
6 Obliquité́ vs frontalité́
7 Biais vs méthode
8 Influence vs persuasion
9 Cohérence vs sens
10 Connivence vs connaissance
11 Maturation vs modélisation
12 Régulation vs Révélation
13 Transformation silencieuse vs évènement sonore
14 Évasif vs assignable
15 Allusif vs allégorique
16 Ambigu vs équivoque
17 Entre vs au-delà̀
18 Essor vs étale
19 Non-report vs savoir différer
20 Ressource vs vérité́.
Les deux premières oppositions posent les bases de l’interprétation d’ensemble, sous l’angle théorique, la connaissance, et sous l’angle pratique, l’action. Le premier couple notionnel contient l’hypothèse fondamentale de François Jullien en ce qui concerne la pensée chinoise par l’opposition qu’il propose entre propension et causalité́.
La causalité́ est une notion qui parcourt toute l’histoire intellectuelle de l’Europe, depuis ses racines grecques avec Platon et Aristote jusqu’à̀ la réflexion épistémologique contemporaine : connaitre, c’est relier de manière nécessaire un phénomène à sa cause. Tant que cette liaison n’a pas été́ découverte et établie, on reste dans l’ignorance ou dans l’opinion, on n’a pas de prise sur les choses. Spinoza note qu’Il est de la nature de la raison de considérer les choses non comme contingentes mais comme nécessaires. Kant fournit la formulation définitive de la causalité dans sa Critique de la raison pure : la causalité́ est une catégorie de l’entendement, en d’autres termes un concept pour penser et ordonner l’expérience en général. C’est pourquoi toute démarche scientifique, productrice de connaissance objective, la met en œuvre : connaitre quelque chose, c’est connaitre la cause de ce quelque chose.
Depuis Kant et la science de son temps, on a précisé́, compliqué, raffiné le contenu de la causalité́, sans en abandonner le principe. Or, d’après François Jullien, cette donnée de base de la rationalité́ européenne n’a jamais été partagée par la pensée chinoise…
François Jullien, De l’Être au Vivre : Lexique euro-chinois de la pensée, 320 p, Gallimard, Paris, 2015.
À SUIVRE
PHILOSOPHE ET SINOLOGUE ?
Hegel place l’histoire au centre de la réflexion philosophique. Pour lui, Il ne s’agit pas de l’histoire des évènements mais d’une histoire rationnelle qui ordonne cette masse évènementielle selon une logique dialectique, par laquelle il estime pouvoir déchiffrer le devenir de la vérité́.
Ce devenir se traduit par un progrès millénaire de l’Esprit (Geist) construisant une culture à partir d’une conscience au départ quasiment animale, ce qui fait de l’histoire universelle une odyssée de l’Esprit. Cette odyssée a un terme, la fin de l’histoire, que nous avait annoncé Francis Fukuyama en 1989, saisissant l’opportunité évènementielle de la chute du mur de Berlin.
À partir de cette fin de l’histoire, qui signe le triomphe terminal de la Raison, s’éclaire tout ce qui a eu lieu précédemment. Marx s’emparera fortement de cette approche philosophique du cours de l’histoire pour forger ses théories.
C’est alors qu’Hegel se trouve face au problème chinois : où placer cette civilisation dans le processus dialectique millénaire de l’histoire et dans le tableau également dialectique des grandes idées humaines ? Hegel tente d’y répondre dans ses Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte (Leçons sur la philosophie de l’histoire). Il pose que la Chine appartient à l’Orient, le lieu du monde où sont nés l’État, l’écriture et où l’histoire universelle s’est mise en marche.
Ces vieilles civilisations ont produit des textes au sein desquels se manifeste une pensée qui n’est pas encore philosophique. Ainsi la pensée chinoise, comme le montrent ses notions cardinales, le Tao et la dualité́ du yin et du yang, est à la fois globale et concrète. En revanche, font défaut deux idées forces sans lesquelles il n’y a pas de réflexion philosophique : la vérité́ et la liberté́. En outre, observe Hegel, les textes canoniques chinois sont, contrairement aux textes philosophiques grecs, dénués de charpente argumentaire ; ils souffrent d’un manque de raisonnement patent, car ils énoncent, soit une sagesse trop simple, terre à terre, faite de truismes comme dans les textes confucéens, soit trop obscure, oraculaire, abstruse comme dans les textes taoïstes.
Hegel en déduit que la pensée chinoise est en deçà̀ de la philosophie, d’où̀ son intérêt intellectuel limité, juste bonne à amuser quelques érudits. En d’autres termes, pour Hegel, la Chine ne pense pas, ce qui la rend inadaptée à contredire la vision hégélienne de l’histoire et de sa fin rationnelle.
La forte autorité philosophique de Hegel en Europe conduisit à séparer complètement les études philosophiques et sinologiques. Une sinologie savante se mit en place au début du 19esiècle dans le sillage du travail des Jésuites, mais resta confidentielle, rattachée à la sociologie (Granet) et ignorée des philosophes de métier.
En d’autres termes, confortablement adossé à la philosophie européenne, on s’interroge encore sur la teneur philosophique de la pensée chinoise. Anne Cheng répond à la question qu’elle a posée, en estimant que le comparatisme en sinologie est une fausse bonne idée s’il aboutit à̀ définir une essence culturelle chinoise qui s’opposerait trait pour trait à une essence européenne. Bien sûr, le sinologue travaille dans la différence, mais il ne cherche pas à̀ construire une théorie générale des différences.
Par rapport à̀ cette sinologie institutionnelle, François Jullien se définit lui-même comme un personnage marginal, en écrivant une œuvre à l’interface de la philosophie et de la sinologie. Dans « De l’Être au Vivre : Lexique euro-chinois de la pensée», on trouve une série de vingt couples de notions opposées relevant pour les premières de la pensée chinoise, pour les secondes de la philosophie européenne.
François Jullien considère qu’il faut lire les textes chinois classiques à la fois de très près et de très loin. De très près, en commençant par s’y plonger, les apprendre, les réciter et les savourer. Puis il faut s’appliquer à̀ les lire de très loin, car on s’enlise facilement dans la pensée chinoise, d’autant que cette pensée possède une teneur esthétique élevée, renforcée par l’écriture idéographique. Dès lors, la familiarité́ devient fascination et le sinologue se sinise.
Pour éviter cet écueil, il s’agit de pratiquer une lecture «problématique » qui s’efforce de dégager l’amont du texte, non seulement sa cohérence mais le fond des questions qui lui donne son orientation. C’est par cette forme d’interrogation problématique que peut se connecter la sinologie et la philosophie, dans la mesure où les deux formes de réflexion, chinoise et européenne, ne peuvent pas dialoguer directement, tant les expressions, les types de discours sont dissemblables.
En effet, on n’imagine guère un échange entre Socrate, dialecticien accompli, et Confucius dont l’une des formules favorites était « Je voudrais ne plus parler». Mais il existe des proximités plus profondes…
Marcel Granet, La Pensée chinoise, Albin Michel, 1999.
Georg W. F. Hegel (traduction J.Vrin), Leçons sur la Philosophie de l’histoire, Librairie philosophique, 1987 (Leçons originales, 1822-1830).
François Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard, 2008.
François Jullien, De l’Être au Vivre : Lexique euro-chinois de la pensée, Gallimard, 2015.
À SUIVRE
LA CHINE PENSE-T-ELLE ?
Je n’ai pas une grande tendresse pour la société chinoise, mais enfin elle existe, et depuis longtemps. C’est pourquoi il faut s’intéresser à la question provocante que posa Anne Cheng, dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 2009 : « La Chine pense-t-elle ? ».
La question posée par Anne Cheng concerne la Chine dans sa tradition intellectuelle, ce que François Jullien appelle « la Chine lettrée », qui apparait vers le milieu du premier millénaire avant JC., avec Confucius.
Après lui, apparaissent une profusion de doctrines, Les cent écoles de pensée (諸子百家), si bien que Confucius se pose comme l’opérateur d’une révolution culturelle qui ouvre une période de formulation des grandes conceptions de la pensée chinoise. Cette révolution culturelle se produit, ce n’est pas un hasard, dans une situation politiquement troublée, violente, instable, jusqu’à ce qu’au troisième siècle avant JC., la fondation de l’empire ne réinstaure un ordre rigoureux dans le monde chinois, un ordre politique, moral et intellectuel assuré par une bureaucratie composée de lettrés, les mandarins.
Du côté européen, dès que l’on prend connaissance de la pensée chinoise par le truchement des missionnaires, on fait un parallèle historique entre la naissance de la philosophie européenne en Grèce dans une période également troublée et en Chine à peu près en même temps, alors que les deux sociétés s’ignoraient mutuellement à cette époque: peut-on considérer que Confucius est une sorte de Socrate chinois ?
Cette Chine lettrée utilise pour le support de sa pensée, non pas des signifiants phoniques au moyens de caractères écrits comme en Grèce puis en Europe, mais directement des signifiés au moyen d’idéogrammes. Par exemple 人 désigne l’homme en tant que genre, désigné par le mot anthropos en grec ou homo en latin. Le résultat est qu’en Chine, on parle des langues différentes mais que l’on utilise partout la même écriture, stable depuis l’Antiquité́. Celui qui sait lire, qu’il soit chinois, coréen ou japonais, a directement accès aux textes antiques.
À contrario, la philosophie européenne apparait comme un voyage à travers des langues sans cesse traduites. Cette philosophie parle tout d’abord grec, puis est traduite en latin, avant de s’écrire en langues nationales, en français, en allemand, en anglais et dans toutes les autres langues. Aussi, en Europe, après le moment grec fondateur, le philosophe est toujours un traducteur, contrairement au lettré chinois.
La Chine lettrée pense-t-elle ? En tout cas elle écrit, et ses textes arrivent en Europe à partir du 17e siècle. On découvre les textes canoniques de la pensée chinoise, comme Les Entretiens de Confucius, livre sur l’enseignement du maitre et le livre fondateur de l’autre grande école dite du Tao, d’un auteur qui aurait été́, parait-il, le contemporain de Confucius, Lao-Tseu. Il s’y ajoute un texte plus ancien que les deux précédents, Le Livre des Mutations de Yi Jing.
Au fur et à mesure que se révèle la culture de la Chine, se renforce la conviction d’une étonnante altérité́ de cette culture. Leibniz en fait l’observation lorsqu’il note que, si toutes les réalisations culturelles européennes ont en Chine leur équivalent, chacune d'entre elles prend une forme complètement différente.
La Chine, par son étrangeté́, devient alors un objet privilégié́ pour la réflexion européenne. Les Européens de l’Age classique savent qu’en dehors de la leur, il y a eu et il y a encore d’autres grandes civilisations, égyptienne, perse, arabe, indienne. Mais aucune d’elles ne manifeste la même altérité́ que la civilisation chinoise. En chacune, on peut trouver des points de ressemblance ou de jonction. Par exemple, les Arabes sont monothéistes, comme les Chrétiens. Avec l’Inde, on va découvrir de profondes parentés intellectuelles à commencer par les structures des langues : le sanscrit, l’indo-européen et par la suite des proximités dans les représentations de base (cf. Dumézil).
On ne s’étonnera donc pas que le problème de savoir si la Chine lettrée pense, finisse par être directement posé au niveau philosophique. Hegel s’en charge au début du 19e siècle. Avant lui, les penseurs européens comme Montaigne, Pascal, Leibniz, Voltaire, Montesquieu ou Goethe, avaient fait des observations sur la Chine, mais Hegel va plus loin.
À SUIVRE
VERS LE VERTIGE DES MULTIVERS
En 1998, l’observation de dix supernovæ* a remis en question le modèle cosmologique couramment accepté jusqu’alors, ouvrant la voie à d’autres remises en question fondamentales.
En effet, les modèles d’Univers décrivaient tous une expansion de l’Univers plus ou moins décélérée, lorsque Adam Riess et ses collaborateurs publièrent leurs observations sur dix supernovæ de type Ia* qui se trouvaient 10 à 15% plus loin que prévu par les modèles standards. En d’autres termes, l’expansion de l’Univers était donc plus rapide qu’attendue.
Or, pendant plus d’un siècle, les cosmologues avaient considéré comme évident que l’expansion de l’Univers ne pouvait être que décélérée, parce que ralentie par les forces de gravitation générées par la masse de l’Univers.
Pour obtenir une accélération, il fallait imaginer qu’il existât dans l’Univers une force répulsive et non attractive, une force inconnue que l’on a qualifié « d’énergie noire » dont on ne sait toujours pas si elle varie avec le temps, alors que son comportement va déterminer le destin de l’Univers. En effet, si la constante cosmologique , qui détermine l’accélération de l’expansion de l’Univers, reste fixe, l’Univers va se diluer et devenir de plus en plus froid, sauf si l’énergie noire contrarie cette tendance en évoluant au cours du temps.
Quoi qu’il en soit, nous avons progressé dans la connaissance de l’Univers : en découvrant que l’expansion de l’Univers était en accélération, on a pu corriger l’âge de l’Univers, qui serait plus vieux que ce qu’indiquait l’ancien modèle d’un Univers en décélération. On connait aussi la composition de l’Univers, à peine 4% de matière ordinaire, 26% de « matière noire » ** et 70% d’énergie noire.
Comme l’hypothèse de l’énergie noire échappe pour le moment à toute détection, rien ne nous empêche de faire l’hypothèse qu’elle n’existe pas, en considérant que l’observation des phénomènes nouveaux qui ont entrainé la construction du concept d’énergie noire ne sont dus qu’à l’insuffisance de la théorie de la relativité générale. Diverses théories explorent actuellement cette piste de la remise en question de la théorie de la relativité générale, qu’un esprit curieux peut parcourir en détail : la théorie des cordes, la gravité quantique à boucle ou les théories fondées sur le principe holographique.
Reste enfin l’explication du Big Bang. La version classique du Big Bang fait état d’une « singularité » pendant laquelle la température et la densité de l’Univers tendent vers l’infini. Mais ce que l’on appelle « singularité » n’est au fond que l’aveu d’une ignorance, provoquée par la longueur de Planck, 10-35 mètres, qui nous empêche de voir, nous les humains, ce qui se passait dans l’Univers lorsqu’il était plus petit que 10-35 mètres. Pour nous, il était alors indéterminé.
Mais ce blocage, cette limite, ne plait pas à l’esprit humain. Alors les astrophysiciens ont élaboré des théories telles que celle de l’inflation, à la mode à l’époque où j’écris, qui décrit une période d’expansion exponentielle dans les tout premiers instants de l’Univers et qui, c’est son but, fournit des explications convaincantes à divers problèmes non résolus.
La théorie de l’inflation a pour conséquence de prédire l’existence d’univers multiples, où les variables fondamentales de la physique pourraient prendre des valeurs différentes. L’Univers, conçu comme une totalité, serait éternel du fait qu’il produirait une infinité d’univers, des univers qui nous seraient à jamais inaccessibles, en dehors du nôtre.
Cette théorie de l’inflation reste cependant à vérifier, ou à réfuter. Si jamais, il se trouvait qu’elle soit vérifiée, et les astrophysiciens s’y emploient par tous les moyens dont ils disposent, télescopes, satellites et calculateurs de plus en plus puissants, alors oui, il faudrait accepter l’idée que l’Univers serait bien peuplé d’une multitude d’univers, les multivers, formant un ensemble hétérogène, contrasté et variable.
Mais quelles incertitudes nous attendent et quel vertige nous saisit ! Qui osera encore écrire que la science a réponse à tout? L'infinité des univers! L'éternité de l'Univers! N’est-ce pas le moment de se souvenir du célèbre aphorisme de Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » ?
* Une supernova décrit l'ensemble des phénomènes qui résultent de l'implosion d’une étoile en fin de vie, en particulier sa gigantesque explosion finale qui accroit fortement sa luminosité. Une supernova de type Ia consiste en l'explosion nucléaire d'un cadavre stellaire de type naine blanche. Une naine blanche est un objet céleste de forte densité et de petite taille qui conserve longtemps une température de surface élevée, d'où son nom de « naine blanche ».
** Pour expliquer la géométrie de l'Univers, la matière totale de l'Univers doit représenter 30 % de son contenu, dont 4% de matière ordinaire (baryonique) et 26 % de matière non baryonique, la matière noire.
FIN
UN UNIVERS EN EXPANSION DANS L'ESPACE-TEMPS?
Pourquoi un excès de matière par rapport à l’antimatière, et ceci dès le début du Big Bang ?
En 1967, le physicien nucléaire russe Andrei Sakharov a postulé trois conditions pour expliquer l’asymétrie entre matière et antimatière. Une seule de ces conditions a été vérifiée et encore a t-il fallu construire un modèle spécifique pour la justifier. Autant écrire que l’on n’a pas encore trouvé d’explication à cette asymétrie et qu'elle n’a donc pas encore pu être intégrée dans les modèles d’astrophysique.
Quoi qu’il en soit, l’Univers a évolué au cours du temps. Pour les trois cent quatre vingt mille premières années après le Big Bang, la théorie ne peut toujours pas s’appuyer sur l’observation et les évènements qui ont eu lieu au cours de cette période restent hypothétiques.
La suite est mieux connue grâce aux télescopes, qui sont des machines à remonter le temps: plus on regarde loin, et plus on voit les astres dans leur prime jeunesse, lorsqu’ils émettaient des photons qui nous parviennent aujourd'hui, au bout de milliards d’années.
Sachant que l’Univers est âgé de 13,8 milliards d’années, nous voyons aujourd’hui des galaxies qui datent de cinq cent millions d’années après le Big Bang, soit 13,5 milliards d’années auparavant, à une période où un grand nombre d’atomes ont été ionisés* par la première génération d’étoiles.
Les astrophysiciens ont découpé l’évolution de l’Univers, depuis le Big Bang, en quatre périodes, celle de la baryogénèse, celle de la recombinaison, celle de la réionisation et celle de l’évolution des galaxies, qui est la période actuelle.
Nous avons déjà vu que la première période, celle de la baryogénèse**, n’est pas encore connue. Aussi, l’hypothèse de la brisure de symétrie qui aurait favorisé les baryons par rapport aux antibaryons reste à confirmer (voir mon billet précédent).
Durant la deuxième période, dite de recombinaison, la température est encore assez élevée pour que se déroulent les réactions nucléaires qui vont fabriquer des noyaux de deutérium (un proton et un neutron) et d’hélium (deux protons et deux neutrons). Lorsque la températurea suffisamment décru, ces réactions se sont arrétées, laissant subsister ailleurs l’hydrogène (un proton, zéro neutron) non transformé.
Puis, lorsque la température a fini par tomber au-dessous de trois mille degrés Kelvin, les photons se sont échappé, ce qui a permis de les observer directement par les télescopes. A commencé alors la troisième période, celle de la réionisation.
Dans un premier temps de cette troisième période, celui dit du poétique « âge sombre », les premiers rayonnements des premières étoiles, résultat de l’effondrement d’une matière de moins en moins ionisée, ont été absorbés par l’hydrogène qui remplissait un Univers encore assez dense. Mais, peu à peu, les étoiles, massives et très chaudes, vont émettre un rayonnement ionisant qui va grignoter progressivement l’hydrogène.
Avec l’expansion de l’Univers, le gaz intergalactique devient de plus en plus diffus et les bulles de gaz ionisé autour de chaque galaxie grandissent jusqu’à se réunir. C’est alors la fin de l’époque de la réionisation, un milliard d’années après le Big Bang.
Commence ensuite la quatrième période de l’Univers, dans laquelle nous sommes toujours, celle de l’évolution des galaxies, étoiles et planètes.
Les étoiles ! Nous observons aujourd’hui deux types d’étoiles, les jeunes étoiles qui ont une durée de vie de 10 à 100 millions d’années, et les vieilles étoiles qui sont nées il y a longtemps, puisqu’elles ont jusqu’à 13 milliards d’années. Enfin, il y a les premières étoiles que l’on ne voit pas, puisqu’elles ont disparu depuis longtemps à cause de leur énorme masse qui a limité fortement leur durée de vie…
L’Univers dans lequel nous sommes est en expansion donc, mais est-il en expansion accélérée ou décélérée ? Ce n’est pas du tout pareil. Or l’observation récente de dix supernovæ a bouleversé une fois de plus les hypothèses des cosmologues…
*ionisé : l’ionisation d’un atome consiste à enlever ou ajouter des charges à un atome qui, de ce fait, en perd sa neutralité électrique.
** La baryogénèse est, par définition, la période de formation des baryons. Un baryon est une particule composite. Les baryons les plus connus sont les protons et les neutrons, formée de trois quarks, qui, eux, sont des particules élémentaires non directement observables.
À SUIVRE
UN PETIT RÉSIDU DE MATIÈRE
Un bruit continu nous parvient littéralement du fond des âges et les astrophysiciens se sont mis à son écoute.
Ce bruit, qu’ils ont appelé Fond Cosmologique Micro-onde (FCM) apparait dans un premier temps homogène et isotrope[1]. Mais jusqu’à quel point ? Est-ce que, dès ses premiers instants, l’Univers ne portait-il pas en germe les galaxies, les étoiles, les planètes ?
Les chercheurs ont compris que, pour dresser une cartographie du FCM qui permettrait de reconstituer sa composition à l’origine, il fallait s’affranchir des perturbations liées à l’atmosphère, donc lancer des satellites d’observation.
À l'aide de ces derniers, Iis ont commencé par préciser les caractéristiques du FCM, un rayonnement micro-onde qui émet un flux de dix mille milliards de photons[2]par seconde et par cm2,un flux qui nous traverse en permanence. Et ce flux n'est pas négligeable, puisque le bruit que l’on perçoit comme une neige sur un écran de télévision provient en partie de ce vestige du Big Bang qu’est le FCM.
Grâce à l’observation du FCM, on a pu préciser l’âge du Big Bang : 13,8 milliards d’années. C’est la durée pendant laquelle la lumière du Big Bang a voyagé avant de nous parvenir, ou presque. Car, plus précisément, ce que nous voyons aujourd’hui dans le FCM, ce sont les structures qui étaient présentes trois cent quatre-vingt mille ans après le Big Bang, lorsque l’Univers a été suffisamment froid pour permettre la diffusion des photons.
Avant cette période, l’espace était rempli d’un plasma dense et chaud, puisque sa température dépassait les trois mille degrés Kelvin3, qui interagissait avec les photons et donc les empêchait de passer.
Il reste une question essentielle à régler : comment se fait-il que l’Univers soit aujourd’hui composé de matière, une matière dont nous sommes d’ailleurs faits ? D’autant plus que l’on sait qu’au tout début de l’Univers il n’y avait pas de matière, il n’y avait que de l’énergie puisque la température était telle que les photons, les électrons disposaient d'une énergie énorme qui leur permettait de s’associer avec l’anti-matière, les protons avec les antiprotons, les électrons avec les positrons, et d’une manière générale, chaque particule de matière se trouvait associée à son anti-particule, parfaitement semblable, sauf qu’elle était de charge opposée.
Il faut prendre conscience que, dans la soupe initiale du Big Bang, dés que la paire particule-antiparticule était créée, elle s’annihilait en redonnant l’énergie correspondante. Ce phénomène de création-destruction s'est poursuivi jusqu’à ce que l’expansion de l’Univers fasse retomber la température au-dessous du minimum qui autorisait la création de paires matière-antimatière.
Si tout avait fonctionné à la perfection, toutes les paires auraient dû s’annihiler et il n’y aurait plus aujourd’hui, comme au début du Big Bang que de l’énergie. Mais le fait est qu'il reste de la matière, puisque nous sommes constitués par cette matière. Il y a donc eu des ratés, ou si l’on écrit cela en termes d’astrophysique, on a observé une asymétrie. On a mesuré cette asymétrie grace au FCM et l’on a trouvé qu’au début de l’Univers, l’excès de matière par rapport à l’antimatière, était très faible, de l’ordre 10-9.
En d’autres termes, toute la matière qui reste dans l’Univers n’est que le milliardième de la matière originelle, le reste, neuf cent millions neuf cent quatre vingt dix neuf mille neuf cent quatre vingt dix neuf, s’étant détruit par association avec autant d’éléments d’antimatière. On peut en conclure que nous ne sommes pas grand-chose, les hommes, les êtres vivants, les roches, juste un tout petit résidu de matière.
Mais cette conclusion conduit à une question redoutable : comment expliquer que, dès le début de l’Univers, dès le Big Bang, il y ait eu un excès de matière, par rapport à l’antimatière ?
BIG BANG
Rien ne me fascine plus que le Big Bang, cette explosion originelle de l’Univers. Si elle a eu lieu, pourquoi ? Qu’y avait-il avant ? Où va cet univers en expansion ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de trous noirs ? Et ces questions sont-elles fondamentales ou futiles ?
Quelle est notre place dans l’Univers ? le premier, Copernic (1530*), a remis la Terre à sa place, non au centre de l’Univers mais tournant autour du Soleil comme les autres planètes. Depuis, les hommes essaient de construire des modèles qui vérifient le principe de Copernic, à savoir que la Terre n’est pas située dans un point privilégié de l’espace.
Vers 1925, Edwin Hubble identifia des étoiles variables, les céphéides, dans les nébuleuses d’Andromède et du Triangle dont il détermina la distance. Il a tout d’abord établi qu’il s’agissait de galaxies extérieures à la nôtre, qui est la galaxie de la Voie Lactée. Il a ensuite mesuré la vitesse de ces nébuleuses grâce à l’effet Doppler, constatant que les galaxies les plus lointaines s’éloignaient le plus vite, ce qui était le signe de l'expansion de l’Univers.
Auparavant, en 1905, Einstein avait publié sa théorie de la relativité restreinte, qui pose que le temps est relatif dans la mesure où il dépend de l’espace. Puis il publia sa théorie de la relativité générale, selon laquelle la gravitation est une déformation de l’espace, chaque masse courbant l’espace autour d’elle.
En utilisant sa théorie, il se rendit compte que ses équations impliquaient un Univers dynamique, soit en expansion, soit en contraction de l’espace, mais comme il concevait un Univers en équilibre stable, sans début, ni fin, il introduisit une constante cosmologique pour rendre statique son modèle d’Univers.
Or l’abbé Georges Lemaître, en 1927, proposa un modèle d’évolution de l’Univers en expansion, qui commençait par une boule très chaude, que l’un de ses détracteurs, Fred Hoyle, appela dans une émission de la BBC « Big Bang » pour tourner en dérision son modèle d’Univers. Mais depuis, l’expansion de l’univers a été établie par la communauté des astrophysiciens et le terme « Big Bang » est resté. Quant à Einstein, il a avoué que l’introduction de la constante cosmologique avait été « la plus grande erreur de sa vie ».
De fait, jusqu’ici, personne n’a pu réfuter la théorie de l’expansion de l’Univers, notamment en raison de la fusion des éléments légers pour former des éléments plus lourds observée dans les étoiles. En effet, selon Georges Gamow et Ralph Alpher (1948), aux réactions nucléaires initiales qui ont permis de former les éléments légers comme le deutérium, l’hélium ou le lithium pendant les premières minutes de l’Univers, a succédé l’expansion de l’Univers qui s’est traduite par la formation d’éléments plus lourds, celle que l’on observe dans les étoiles.
La preuve de l’existence du Big Bang a encore été renforcée par la découverte, par Arno Penzias et Robert Wilson, du rayonnement fossile du Big Bang.
Dressant des antennes pour un tout autre but, ils ont détecté un bruit permanent dans toutes les directions, et cent fois plus fort que prévu. Ils en ont conclu qu’il s’agissait d’un rayonnement extragalactique, dont on mesura plus tard le spectre du rayonnement, à trois degrés Kelvin, établissant qu’il provenait d’un corps noir, homogène et isotrope.
Cette découverte du fonds diffus cosmologique eut un retentissement considérable sur la connaissance de l’origine de l’Univers…
* Son manuscrit, De Revolutionibus Orbium Coelestium (Des Révolutions des Sphères Célestes)est achevé vers 1530. En 1540, Georg Joachim Rheticus en publie une analyse qui connaît un grand succès, mais ce n’est qu’en 1543 que l’ouvrage paraît chez un imprimeur de Nuremberg
** l’Effet Doppler correspond au décalage de la lumière émise par un objet qui se déplace par rapport à l’observateur. S’il s’éloigne la lumière se décale vers le rouge et s’il se rapproche, elle se décale vers le bleu.
À SUIVRE
UNE VISION NOIRE DE L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
Les forêts sont devenues l’ultime refuge de ce qu’il reste d’hommes libres et non transformés, où les armes les plus rudimentaires, les vieux calibres 12 avec les petits plombs à pigeon, sont les plus efficaces pour se protéger des essaims tueurs.
Globalement, les résistants ont mis au point un système de défense assez efficace grâce à l’action d’une équipe scientifique libre, qui a réussi à percer plusieurs des systèmes de la GIA, la Grande Intelligence Artificielle. La guerre dure déjà depuis sept ans, une guerre à mort entre les hommes améliorés et connectés, appelés les surhommeset les hommes libres et non transformés, appelés les surnuméraires.
Car, dès que la GIA a pris le pouvoir, elle a tout de suite perçu que la principale menace pour l’écosystème planétaire était le nombre trop élevé d’hommes. Or, en 2030, les GAFA, qui investissaient des milliards dans les technologies de l’IA, ont commencé à déployer les premières techniques dites de la vie éternelle.
La GIA prévoyait qu’au maximum cinq cent millions de surhommes immortels pourraient être supportés par la Terre. Encore fallait-il, pour assurer la soutenabilité des ressources nécessaires à la vie de la caste des surhommes, protéger l’environnement. Cette protection permit à ceux qui ne faisaient pas partie de la caste, les surnuméraires, de trouver refuge dans les forêts, tandis que les surhommes se livraient cyniquement au génocide des surnuméraires, comme les hommes s’étaient auparavant livrés au génocide des espèces animales, sacrifiées au nom de leur supériorité et de leurs plaisirs. Il en résulta, en quelques années, la perte d’environ sept milliards d’êtres humains!
Cependant, la GIA avait calculé qu’il fallait épargner une centaine de millions d’individus non améliorés pour disposer d’une réserve chromosomique nécessaire à la survie et à la réparation des surhommes. Les hommes réfugiés dans la forêt faisaient partie de la réserve déterminée par la GIA. Ils avaient, pour le moment, échappés à son contrôle.
Devant un petit groupe d’entre eux, le vieil homme, qui était l'un de leurs chefs, prononça un discours si mémorable qu’aucun des surnuméraires présents ne l’a oublié :
« Nous avons été massacrés, nous avons été prélevés, nous avons été utilisés pour les expérimentations scientifiques de la GIA. Nous avons été la matière première des transhumanistes. Mais nous avons survécu. Vous avez survécu. Nous avons lutté pour que l’humanité ne s’éteigne pas, pour que l’humanité ne meure pas. Nous avons refusé de disparaître sans combattre.
Aujourd’hui, je suis venu vous dire, à vous, les quelques milliers de survivants ici présents, que nous venons de tuer d’un coup les cinq cent millions d’améliorés et de connectés. Ils ont été éradiqués en une fraction de seconde. Notre section scientifique, après des années de recherche, a réussi à trouver une porte d’entrée. Nous n’avons pas affronté frontalement les drones de la GIA. Nous avons, par une opération de commando, détruit la GIA par un virus informatique instillé dans plusieurs de ses unités centrales. Hélas, il nous a fallu engager pour cela nos deux mille meilleurs combattants dans cette bataille et très peu ont survécu !
Il reste que nous avons tué cinq cent millions d’êtres humains, même s’ils se croyaient des surhommes, même si c’étaient des criminels responsables du génocide de sept milliards d’êtres humains ! C’est pourquoi nous n’avons pas vraiment remporté de victoire, car l’on ne fonde rien de bon sur un massacre, et vous aurez largement le temps de le découvrir !
Que les plus anciens se souviennent ! Lorsque nous avons laissé dire « qu’ils coûtent un pognon de dingue et que cela ne sert à rien », quand nous avons laissé dire que nous étions des « gens qui ne sont rien », des « illettrés », un ministre voulait même calculer combien chacun de nous coûtait et combien il rapportait, en ces temps-là, par lâcheté, par naïveté, par facilité, nous avons accepté d’être déshumanisés, déshumanisés par les discours, déshumanisés par le chômage, déshumanisés par la précarité, par les machines, par la mondialisation, déshumanisés par la mise en concurrence de tous avec chacun, déshumanisés par les haines et les communautarismes, jusqu'à ce que nous acceptions, hélas, d’être déshumanisés par les techniques de sélection et d’amélioration. Techniques auxquelles, évidemment, seuls les « élus » eurent droit !
C’est parce que nous avons accepté toutes ces déshumanisations que nous avons accepté de devenir des surnuméraires !
Cette guerre contre l’humanité nous a mené de la richesse de sept milliards d’individus, de talents, de potentiels, à une poignée d’une centaine de millions de survivants. Aujourd’hui, nous pleurons tous nos morts et demain sera le premier jour d’une nouvelle humanité qui ne devra jamais oublier à quel point chaque vie est précieuse, demain devra être le premier jour d’une humanité sans vanité et qui choisira en toutes choses l’amour de la vie !
Notre funeste histoire montre que l’homme ne peut pas être amélioré par sa connexion avec l’intelligence artificielle. Tout ceci n’est que chimère. Il n’y a d’amélioration de l’homme que dans le cheminement vers la sagesse et dans l’amour, pour encore plus d’humanité ! »
Puis le peuple des surnuméraires prit le chemin des villes vides qu’ils ne purent remplir.
À nouveau la Terre redevint trop grande pour eux et à nouveau, ils crurent que l’espace dont ils disposaient était illimité. L’humanité ne fut qu’un temps sage et pacifiée, le temps que les actions héroïques des combattants surnuméraires ne deviennent plus que des paragraphes dans les manuels d’histoire informatisés.
Et tout recommença, encore, et encore jusqu’à la fin des temps…
CROISIÈRES
Le navire s’éloigne lentement du quai dans un bouillonnement d’écume. Le voilà qui manœuvre, puis se place face au large. Nous regardons la côte s’éloigner, et avec elle nos problèmes quotidiens, emportés par le souffle du grand large.
La température fraîchit, il est temps de rentrer. Nous parcourons les ponts, au milieu d’une foule mi-affairée, mi-avachie, entourée d’employés omniprésents. Les magasins, les bars, les restaurants et les services sont ouverts. Manifestement, tout est fait pour que nous nous immergions, l’espace de quelques jours, dans un espace clos qui nous emporte, physiquement et psychiquement, ailleurs.
Certes, effectuer une croisière n’est pas un projet très original, car nous sommes de plus en plus nombreux à nous évader par ce moyen. En effet, on évalue le nombre de croisiéristes à vingt-huit millions de personnes en 2018, qui montent sur des navires de plus en plus grands, même s’ils n’atteignent pas forcément la taille du champion provisoire, le Symphony of the Seas, lancé à Saint-Nazaire en 2018, qui mesure 362 mètres de long. Une telle longueur lui permet d’embarquer d’un coup 6300 passagers et 2300 membres d’équipage, les premiers disposant pour se distraire et les seconds pour y travailler de trente bars, vingt restaurants, onze piscines, deux spas, deux théâtres, un casino, une patinoire, et j’en passe…
Vingt restaurants…Il y a incontestablement un côté « grande bouffe » dans les croisières qui se traduit par des cuisines gigantesques, et des réserves gargantuesques pour une traversée, dont des dizaines de milliers de bouteilles de vin, des produits frais stockés dans d’immenses chambres réfrigérées et de congélation.
Nous fuyons notre quotidien, mais ces espaces de consommation que sont les navires de croisière ne plaisent pas à tout le monde, à commencer par les riverains des ports où ils font escale, d’autant plus qu’ils laissent tourner en permanence leurs moteurs diésel qui utilisent du fuel lourd, peu onéreux et non taxé.
Aussi, quand on apprend qu’en Méditerranée, cette mer fermée sillonnée en tous sens par les bateaux de croisières, la teneur en soufre autorisée pour les carburants maritimes est actuellement de 1,5 %, soit mille cinq cent fois (vous avez bien lu 1500) plus que la limite tolérée dans les diesel des véhicules terrestres, il y a de quoi s’indigner.
Ce problème n’a pas échappé aux autorités publiques : depuis 2015, les navires de croisière doivent utiliser dans les ports un carburant qui ne compte que 0,1 % de soufre, soit "seulement" dix fois plus polluant que le gazole des voitures diesel. L’ennui, c’est qu’un navire à quai qui utilise ses moteurs produit aussi des rejets de particules fines dans l'atmosphère, équivalents de 10.000 à 30.000 véhicules, et lorsqu'il navigue, il pollue cinq à six fois plus.
Il existe pour le moment quelques ports qui obligent les navires à quai à se brancher au réseau électrique local, comme Göteborg, Los Angeles ou Vancouver, et cette solution s’étendra sûrement à d’autres ports à l’avenir. Une autre solution plus radicale à la pollution engendrée par les navires en général, et pas seulement par les navires de croisière, consiste à remplacer les moteurs alimentés au fuel lourd par des moteurs au GNL (gaz naturel liquéfié́), qui réduirait de 85 % les émissions d’oxydes d'azote, supprimerait les émissions d'oxyde de soufre et l'essentiel des particules fines.
Je ne voudrais pas vous gâcher le plaisir de la croisière que vous projetiez de faire, mais il faut convenir que, selon une étude de Transport et Environnement publiée en juin 2019, la pollution générée par les paquebots de croisière est significative : les quarante-sept paquebots du leader mondial des croisières, Carnival Corporation, rejettent à eux seuls dix fois plus de dioxyde de soufre que les 260 millions de voitures de tourisme qui parcourent l'Europe. Ce problème a incité l'Organisation maritime internationale (OMI) à contraindre, dès l’année prochaine, tous les bateaux à utiliser un fioul affichant un taux de soufre trois fois inférieur à l’actuel. Il y a donc du progrès en vue.
Si, d’un côté, la pollution par navire devrait se réduire, d’un autre côté le nombre de navires de croisière s’accroit sans cesse. En dix ans, de 2009 à 2019, le nombre de croisiéristes a presque doublé passant de 17,8 millions à 30 millions de personnes. Les chantiers navals ont reçu des commandes pour cent soixante-quatorze navires de croisières supplémentaires, à livrer au cours des huit prochaines années, soit une capacité hôtelière de deux cent soixante-dix mille lits supplémentaires.
Ne nous acharnons pas plus longtemps sur les croisières, car ce n’est pas seulement le nombre de croisiéristes qui s’accroit, mais le tourisme mondial dans son ensemble. En dix ans, le nombre de touristes dans le monde s’est accru de presque 50%, passant de neuf cent millions à un milliard trois cent millions en 2008 à plus d’un milliard quatre cent millions en 2018.
Et bien sûr, si le tourisme a toutes sortes d’avantages, ceux de distraire les êtres humains et de créer des emplois, il a aussi toutes sortes d’inconvénients, dont celui de provoquer de nombreuses nuisances pour les habitants des régions visitées. Il suffit à cet égard de mentionner l’imprévisible désordre provoqué par l’extension d’Airbnb dans les immeubles, désormais visités en permanence par des inconnus de passage, ou la détérioration de sites fragiles comme le Machu Picchu au Pérou.
Il s'y ajoute surtout la consommation d'énergie et la pollution qu'engendre le tourisme, du fait des déplacements massifs en bateau, en avion ou de tout autre moyen de transport motorisé, qui remettent en cause sa légitimité, au sens où l'activité touristique n’est nullement vitale pour la survie de l’humanité.
Bientôt, au lieu de s’extasier sur votre voyage au bout du monde, on vous fera honte d’avoir contribué à détruire la planète pour votre petit plaisir, et on peut donc imaginer qu’un jour, chaque citoyen se verra doté d’un quota de kilomètres à parcourir, au-delà duquel il se verra contraint de payer une surtaxe pour ses déplacements, s’il ne se retrouve pas purement et simplement interdit d’utiliser avion ou bateau, à la chinoise…
En attendant, profitez-en bien…
L'EAU À BOIRE
Comme l’eau constitue environ 65% du corps humain, soit 45 litres dans une personne de 70 kilogrammes, il est aisé de comprendre qu’il est nécessaire de boire, pour garder constante cette proportion, 1,5 à 2 litres d’eau par jour.
Dans ce billet, boire signifie boire de l’eau, que ce soit de l’eau fournie par le circuit de distribution ou de l’eau en bouteille.
En France, l’eau du robinet est très contrôlée : sa potabilité est évaluée par plus de soixante critères établis en fonction du risque subi par les populations les plus vulnérables, tels que les nourrissons ou les femmes enceintes. Aussi la pollution par les nitrates et les pesticides est-elle très rare et le plomb n’est-il présent que dans certains bâtiments anciens.
Selon les régions, l’eau du robinet est plus ou moins chlorée afin de détruire les bactéries qui pourraient s’y trouver, mais, quelles que soient les régions, la quantité de chlore contenue dans cette eau est trop faible pour avoir un effet sur notre santé. Il arrive aussi que le calcaire donne un goût désagréable à l’eau, mais sans qu’il présente le moindre danger pour la santé.
Aussi, l’eau du robinet est-elle un produit alimentaire sans danger pour 95,6% des consommateurs. Les 4,4% restants, qui sont menacés par une qualité insuffisante de l’eau distribuée, sont situés dans des villages de quelques régions françaises, plus particulièrement dans le Loiret, la Seine-et-Marne, l’Yonne, l’Aube, la Marne, le Pas-de-Calais et la Somme.
En outre, l’utilisation de systèmes de filtrages pour obtenir une eau de meilleure qualité est contestée par l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire (ANSES). En effet, cette dernière relève que les cartouches de filtration sont souvent des nids à microbes.
On peut donc se passer de l’eau en bouteille, qui a des caractéristiques différentes de l’eau du robinet, notamment parce qu'elles ne subissent aucun traitement, puisqu’elles sont réputées naturellement potables.
Mais il faut distinguer, parmi les eaux en bouteille, les eaux de source et les eaux minérales :
- Les eaux de source sont soumises à la même réglementation que l’eau du robinet. Elles doivent donc remplir tous les critères de potabilité, y compris contenir la même quantité de minéraux que l’eau du robinet. Elles ne subissent aucun traitement et sont donc plus pures que celle du robinet, ce qui fait qu’elles remplacent aisément l’eau du robinet dans les régions polluées, ou quand cette dernière a un goût de chlore trop prononcé.
- Les eaux minérales sont soumises à des normes spécifiques et peuvent atteindre de fortes teneurs en minéraux, qui ne sont pas tolérées pour l’eau du robinet. Aussi le principal élément à prendre en compte dans le choix d’une bouteille d’eau minérale est la quantité de résidus à sec qu’elle contient, à savoir la quantité restante de minéraux, sodium, magnésium, sulfate, calcium, une fois que l’eau s'est évaporée.
Contrairement à notre intuition, une bonne eau est une eau peu minéralisée, car une consommation excessive de minéraux peut être néfaste pour l’organisme. Idéalement, le résidu à sec d’une bouteille d’eau minérale doit ainsi être inférieur à 100mg/l, sans compter que, même à ce niveau de résidu à sec, les eaux minérales sont souvent trop riches en sodium ou en d’autres minéraux.
D'autant plus qu'il faut savoir que les carences en minéraux, comme en calcium et en magnésium, ne peuvent pas être restaurées par la consommation d’eau minérale, compte tenu de la faible capacité d’assimilation du corps humain pour les minéraux présents dans ces eaux.
Enfin, dans toutes les eaux qui sont conservées dans des bouteilles en plastique, qu’elles soient de source ou minérales, on trouve des particules de plastiques qui se sont d’autant plus volontiers détachées de la bouteille que cette dernière a été exposée à la chaleur et la lumière.
On peut donc s’interroger, du point de vue individuel, sur la rationalité de choisir de consommer de l’eau en bouteille, qui est, sauf lieux bien identifiés, au mieux équivalente du point de vue sanitaire à l’eau du robinet, une eau qui est au moins cent fois plus chère que l’eau du robinet (0,0035 euros le litre en moyenne en France), qu’il faut transporter péniblement et qu'il faut stocker dans de bonnes conditions.
Finalement, quand on se place du point de vue collectif, la production d’eau en bouteille est très énergivore:
Entre le transport des matières premières, le processus de fabrication et l’acheminement vers les grandes surfaces, on obtient un bilan de 8kg de CO2 rejetés par litre d’eau en bouteille mise à disposition du consommateur, soit autant qu’une voiture qui parcourt 50 kilomètres. En outre, cette production d’eau est polluante, car, une fois bues, les bouteilles finissent soit dans la nature, soit dans une décharge, soit dans un incinérateur, les deux premières entrainant la libération de toxines dans le sol que nous cultivons et dans l’air que nous respirons. Quand, au mieux, les bouteilles finissent dans un incinérateur, il faut encore utiliser une quantité d’énergie non négligeable pour les recycler.
L’eau en bouteille est donc un produit, et disons-le, un abus de la société de consommation, qui n’apporte généralement aucun avantage à l’être humain, avec des effets fortement négatifs sur l’environnement : une société responsable devrait donc veiller à décourager les consommateurs de l'utiliser et non l'encourager par la publicité.
Je vous laisse conclure…