Le monde selon Veblen: la sur consommation expliquée
5 Février 2013 Publié dans #PHILOSOPHIE
C’est une banalité d’écrire que Thorstein Veblen (1857-1929) est peu connu en France, même s’il existe désormais un Institut Veblen qui témoigne de son influence. Qu’a donc écrit Veblen qui puisse nous intéresser ?
Thorstein Veblen, fils d’immigré norvégien issu d’une communauté paysanne luthérienne repliée sur elle-même, est un économiste qui a publié en 1899 aux Etats-Unis son livre le plus connu, Théorie de la classe de loisir.
Veblen y considère que l’économie est dominée par un principe: « La tendance à rivaliser, à se comparer à autrui pour le rabaisser, qui constitue depuis toujours un des traits les plus marquants de la nature humaine ». Ce principe lui semble comme étant, en dehors de l’instinct de conservation, le principe « le plus puissant, le plus constamment actif, le plus infatigable des moteurs de la vie économique. »
En d’autres termes, la possession de la richesse est le moyen de différenciation entre les classes de la société, l’objet principal des biens n’étant pas de répondre à un besoin matériel, mais d’exhiber les signes d’un statut supérieur. En marketing, on ne pense pas autrement…
Veblen reconnaît qu’une partie de la production de biens répond à des besoins réels, mais il constate qu’en pratique le niveau de production nécessaire pour y répondre est rapidement atteint. Au-delà de ce niveau, le surcroît de production est suscité par le désir d’étaler ses richesses afin de se distinguer d’autrui, ce qui constitue une consommation ostentatoire et bien sûr un gaspillage.
Pour appuyer son raisonnement, il invoque les coutumes des Indiens Kwakiutl sur la côte ouest des Etats-Unis, dont la prospérité était fondée sur la pêche et les fourrures et qui pratiquaient le « potlatch ». Il s’agissait de célébrer de grandes fêtes accompagnées d’une compétition de cadeaux, chaque don d’un clan à un autre appelant en retour un présent encore plus beau, sur lequel le premier renchérissait, dans un cycle illimité de munificence qui aboutissait à une débauche de consommation ostentatoire.
Or, le « potlatch » n’est à l’évidence pas l’apanage des Kwakiutls. Veblen observe que, dans le monde moderne, chaque strate de la société cherche à imiter la couche immédiatement supérieure « alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin ».
Mais au bout de la chaîne, c’est bien la classe la plus élevée, la « classe oisive », à qui « il revient de déterminer, d’une façon générale, quel mode de vie la société doit tenir pour recevable ou générateur de considération. » Et comme dans les sociétés actuelles, « les lignes de démarcation des classes sociales sont devenues incertaines, la norme d’en haut ne rencontre guère d’obstacles; elle étend sa contraignante influence du haut en bas de la structure sociale, jusqu’aux strates les plus humbles. »
C’est ainsi que la course à la consommation ostentatoire pousse à produire bien davantage que ce qui serait simplement nécessaire : « Le rendement va augmentant dans l’industrie, les moyens d’existence coûtent moins de travail, et pourtant les membres actifs de la société, loin de ralentir leur allure et de souffler, font tous les efforts possibles pour parvenir à une plus haute dépense visible. Jamais la tension ne se relâche, le besoin de consommer davantage étant indéfiniment extensible. » Nos milliardaires actuels ne savent plus en effet quoi acheter, une fois que chacun a décoré son avion de bois précieux et de marbre. Une collection d’objets d’art ? des montres à un million d’euros ? Une île ? Une villégiature sur la Lune ? La satiété n’existe pas dans le monde de la compétition somptuaire.
La théorie de Veblen ne prête guère le flanc à la contradiction, car il suffit d’observer dans nos sociétés l’incommensurable amoncellement d’objets qui se déverse en cascade jusqu’aux rangs les plus modestes de la société, au fur à mesure que leur découverte par les hyper-riches en répand l’usage.
Mais cette surconsommation laisse pourtant inassouvi le désir inextinguible qu’excite la clinquante dilapidation des oligarques.
(À suivre…)