SCHOPENHAUER, LA VIE, LA MORT
29 Mars 2025 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE
Déchargé de la difficile question de l’amour, L’être humain peut se tourner vers la mort, car « seul l’homme a, sous forme abstraite, la certitude qu’il mourra. »
Avant la mort, comment appréhender la vie, du point de vue de Schopenhauer ? Le philosophe s’appuie sur une phénoménologie du temps, dans lequel seul le présent existe, ce qui évite de parler du passé ou du futur comme des choses concrètes. Spinoza exprime la même idée dans sa célèbre formule « nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels » (Spinoza, Éthique, V, 23, scolie).
Or, dans sa vie, le vouloir de l’homme oscille, selon Schopenhauer, comme un pendule entre le besoin et l’ennui, générant dans les deux situations un état de souffrance. Bien sûr, l’homme ne veut pas de cette vie dont il se console en se situant hors du temps et notre philosophe a trouvé dans les doctrines religieuses indiennes et dans le bouddhisme une confirmation de sa vision de la consolation : « La nature, qui est toujours franche et sincère, tient sur cette question un langage semblable à celui de Krishna dans le Baghavad-Gîtâ. La mort comme la vie de l’individu n’importe en rien. »
La mort, nous y voilà. Voici comment Schopenhauer la perçoit dans le Chap. XLI des Suppléments au Monde comme volonté et comme représentation :
« La crainte de la mort est indépendante de toute connaissance, car l’animal éprouve aussi cette crainte. Tout ce qui naît l’apporte au monde avec soi. Or cette crainte de la mort a priori n’est justement que le revers de la volonté de vivre, fond commun de notre être à tous.
Pourquoi voyons-nous l’animal s’enfuir, trembler, chercher à se cacher ? Parce qu’il est pure volonté de vivre, mais qu’il est comme tel voué à la mort et voudrait gagner du temps. Par sa nature, l’homme n’est pas autre. Le pire des maux, le plus affreux des périls qui puissent jamais le menacer, c’est la mort ; sa plus grande terreur, c'est celle de la mort. Ce puissant attachement à la vie est un mouvement aveugle et déraisonnable ; ce qui peut l’expliquer, c’est seulement qu’en soi-même tout notre être est déjà pure volonté de vivre. »
« L’horreur de la mort tient moins à ce qu’elle est la fin d’une vie indigne d’inspirer à quiconque des regrets exceptionnels, qu’à ce qu’elle marque bien plutôt la destruction de l’organisme, et cela parce que cet organisme est la volonté même se manifestant sous forme de corps. Mais cette désorganisation, nous ne la sentons réellement que dans les maux dus à la maladie ou à l’âge ; tout au contraire, la mort même ne consiste pour le sujet que dans le moment où la conscience disparaît, dans l’engourdissement de l’activité cérébrale. La mort, au point de vue subjectif, ne concerne ainsi que la seule conscience. »
« Si la mort violente ne saurait causer de souffrance, car les blessures, même graves, ne se sentent pas en général au premier moment, la mort proprement naturelle, causée par l’âge ou par l’euthanasie, est une disparition successive, une dispersion insensible de notre être hors de l’existence. Peu à peu avec l’âge s’éteignent les passions et les désirs, en même temps que s’émousse la faculté de subir l’action des objets ; il n’est plus de stimulant pour les émotions, car la force représentative ne cesse pas de s’affaiblir, et les images de devenir plus ternes ; les impressions n’ont plus de prise sur nous, elles passent sans laisser de trace, les jours précipitent leur course, les événements perdent leur sens et tout revêt une teinte plus pâle. »
Souvent même, ajoute Schopenhauer, « La mort apparaît comme un bien, comme un bonheur appelé de tous nos vœux pour tous les êtres qui, entravés dans leur existence ou dans leurs efforts, se sont heurtés à des obstacles insurmontables, pour tous ceux qui souffrent de maladies incurables ou d’un inconsolable chagrin, il est un dernier refuge, une retraite, un retour dans le sein de la nature. Cependant, même alors, ce retour ne s’opère qu’après une lutte physique ou morale : tant est vive la répugnance de chaque être à entrer à nouveau dans l’état qu’il a quitté avec tant de facilité et d’empressement pour une existence si riche en souffrances et si pauvre en joies ! »
Il faut ajouter que Schopenhauer lui-même a été retrouvé mort chez lui à l’âge de 72 ans par son médecin, le 21 septembre 1860. D’après les dires de ce dernier, il était assis sur son canapé et aucune altération ne se remarquait sur son visage paisible, à l’image de ce que soutenait sa philosophie. Quelques jours avant sa mort, il avait déclaré : « Eh bien, nous nous en sommes bien tiré. Le soir de ma vie est le jour de ma gloire et je dis, en empruntant les mots de Shakespeare : Messieurs, bonjour. Éteignez les flambeaux, le brigandage des loups est terminé ; regardez la douceur du jour qui, devançant la voiture de Phébus, inonde l’Orient encore ivre de sommeil ».
Admiré par Nietzche qui y trouva, en sus de sa théorie du génie, la conviction que ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais c’est la vie qui détermine la conscience, Schopenhauer avait alors atteint un sommet d’où la vérité tragique de la vie pouvait être dite, tout en étant contemplée avec sérénité…