BOULGAKOV: LE MAITRE ET MARGUERITE
15 Août 2022 , Rédigé par André Boyer Publié dans #CULTURE
Michael Afanassievitch Boulgakov, né en 1891 à Kiev et mort d’une maladie héréditaire à Moscou en 1940 a connu une vie complexe et romantique à souhait que je vous invite par ailleurs à parcourir.
Médecin pendant la Première guerre mondiale, fortement impliqué à Kiev contre le régime communiste, il comprend que ce dernier s’est installé en Ukraine et en Russie pour durer. Aussi abandonne-t-il Kiev pour Moscou et la médecine pour le journalisme et la littérature, activités qui le confronteront sans cesse à la censure soviétique.
Boulgakov a écrit pour le théâtre et l’opéra, mais il est surtout connu pour ses œuvres de fiction, comme La Garde Blanche et Le Maitre et Marguerite. Dans ce dernier roman achevé peu avant sa mort, il mêle habilement le fantastique et le réel de telle sorte que le fantastique passe pour le réel et le réel pour le fantastique.
Le thème du Maitre et Marguerite est le suivant : dans le Moscou de l’entre-deux guerres, le Diable déguisé en professeur plonge ses habitants dans le désordre le plus profond : des personnages disparaissent ou se dédoublent, certaines personnes deviennent invisibles, d’autres se métamorphosent en chat, en porc ou en sorcière, des têtes sont tranchées puis recollées. Tout ceci se déroule sous forme de bals sataniques et de spectacles de magie noire, mettant en déroute la hiérarchie bureaucratique et finalement la raison.
Il reste que le Diable avait ses raisons. Il sauve l’amant de Marguerite qu’elle appelle le Maitre, auteur censuré et rendu fou par la persécution qu’il subit, qui symbolise bien sûr Boulgakov, tandis qu’Elena Sergueïevna, sa troisième épouse et son amour fou, sert de modèle à Marguerite.
Mais cette histoire romancée et fantastique se double d’un deuxième niveau, qui nous ramène vingt siècles en arrière, à Jérusalem, histoire qui serait le fragment d’un roman du Maitre inséré dans le roman de Boulgakov, lequel roman relate la vie de Jésus vue par Ponce Pilate. Finalement, les deux niveaux d’écriture se rejoignent lorsque tout rendre dans l’ordre : le Diable et ses acolytes quittent Moscou dont les habitants restent perplexes et le Maitre et Marguerite se retrouvent, comme Boulgakov et sa femme se sont retrouvés après de folles péripéties.
Ainsi, dans Le Maitre et Marguerite, le récit joue à la fois avec le temps, le XXe siècle et le début de la Chrétienté, et l’espace, Moscou et Jérusalem. L’auteur utilise un langage concis dans les passages historiques et un langage fantaisiste pour le présent moscovite, le fantastique servant à mettre en lumière les absurdités de la machine bureaucratique soviétique. Boulgakov s’abrite derrière l’extravagant pour dénoncer le formalisme, la hiérarchisation absurde et le despotisme qui s’exercent notamment à l’égard d’artistes condamnés au compromis et au silence. Mais, malgré ce camouflage, son ouvrage n’a pas échappé à la censure : écrit entre 1928 et 1940, il ne paraitra dans une version tronquée qu’en 1966.
Voici un échantillon de l’écriture étonnante de cette œuvre :
« À l’instant même, le plancher de la scène se couvrit de tapis persans sur lesquels se posèrent d’énormes glaces éclairées de côté par la lueur verdâtres de tubes luminescents. Puis, entre les glaces, apparurent des vitrines où les spectateurs, étonnés et ravis, purent voir des robes parisiennes de modèles et de coloris les plus divers. (…) Alors une jeune fille rousse en toilette de soirée noire, sortie le diable sait d’où, une jeune fille qui aurait été tout à fait charmante si une cicatrice bizarre n’avait abimé son joli cou, arbora près d’une vitrine un sourire aimable de commerçante avisée… »
Plus loin dans le roman, les personnages se rejoignent laissant filtrer la satire, lorsque Woland le magicien présente Ponce Pilate au Maitre :
« Les cavaliers s’arrêtèrent.
« Ils ont lu votre roman, dit Woland en se tournant vers le Maitre. Ils ont dit que, malheureusement, il n’était pas terminé. Aussi ai-je voulu vous montrer votre héros. Voilà près de deux mille ans qu’il est assis sur ce plateau, et qu’il dort ; mais quand arrive la pleine lune, comme vous le voyez, il est tourmenté par l’insomnie »
Dans le roman de Boulgakov, Ponce Pilate figure la compromission de l’intelligence et de la culture avec l’ordre établi, tandis que Yeshua HaNotzri (Jésus le Nazaréen) représente la négation obstinée, paradoxale mais moralement triomphante du mal tout-puissant. Le Diable quant à lui incarne moins l’esprit du mal qu’un mystificateur qui fait éclater l’ordre de la bêtise et de la lâcheté.
Le Maitre et Marguerite, traduit du russe par Claude Ligny, Laffont, 1968.