CROISIÈRES
Le navire s’éloigne lentement du quai dans un bouillonnement d’écume. Le voilà qui manœuvre, puis se place face au large. Nous regardons la côte s’éloigner, et avec elle nos problèmes quotidiens, emportés par le souffle du grand large.
La température fraîchit, il est temps de rentrer. Nous parcourons les ponts, au milieu d’une foule mi-affairée, mi-avachie, entourée d’employés omniprésents. Les magasins, les bars, les restaurants et les services sont ouverts. Manifestement, tout est fait pour que nous nous immergions, l’espace de quelques jours, dans un espace clos qui nous emporte, physiquement et psychiquement, ailleurs.
Certes, effectuer une croisière n’est pas un projet très original, car nous sommes de plus en plus nombreux à nous évader par ce moyen. En effet, on évalue le nombre de croisiéristes à vingt-huit millions de personnes en 2018, qui montent sur des navires de plus en plus grands, même s’ils n’atteignent pas forcément la taille du champion provisoire, le Symphony of the Seas, lancé à Saint-Nazaire en 2018, qui mesure 362 mètres de long. Une telle longueur lui permet d’embarquer d’un coup 6300 passagers et 2300 membres d’équipage, les premiers disposant pour se distraire et les seconds pour y travailler de trente bars, vingt restaurants, onze piscines, deux spas, deux théâtres, un casino, une patinoire, et j’en passe…
Vingt restaurants…Il y a incontestablement un côté « grande bouffe » dans les croisières qui se traduit par des cuisines gigantesques, et des réserves gargantuesques pour une traversée, dont des dizaines de milliers de bouteilles de vin, des produits frais stockés dans d’immenses chambres réfrigérées et de congélation.
Nous fuyons notre quotidien, mais ces espaces de consommation que sont les navires de croisière ne plaisent pas à tout le monde, à commencer par les riverains des ports où ils font escale, d’autant plus qu’ils laissent tourner en permanence leurs moteurs diésel qui utilisent du fuel lourd, peu onéreux et non taxé.
Aussi, quand on apprend qu’en Méditerranée, cette mer fermée sillonnée en tous sens par les bateaux de croisières, la teneur en soufre autorisée pour les carburants maritimes est actuellement de 1,5 %, soit mille cinq cent fois (vous avez bien lu 1500) plus que la limite tolérée dans les diesel des véhicules terrestres, il y a de quoi s’indigner.
Ce problème n’a pas échappé aux autorités publiques : depuis 2015, les navires de croisière doivent utiliser dans les ports un carburant qui ne compte que 0,1 % de soufre, soit "seulement" dix fois plus polluant que le gazole des voitures diesel. L’ennui, c’est qu’un navire à quai qui utilise ses moteurs produit aussi des rejets de particules fines dans l'atmosphère, équivalents de 10.000 à 30.000 véhicules, et lorsqu'il navigue, il pollue cinq à six fois plus.
Il existe pour le moment quelques ports qui obligent les navires à quai à se brancher au réseau électrique local, comme Göteborg, Los Angeles ou Vancouver, et cette solution s’étendra sûrement à d’autres ports à l’avenir. Une autre solution plus radicale à la pollution engendrée par les navires en général, et pas seulement par les navires de croisière, consiste à remplacer les moteurs alimentés au fuel lourd par des moteurs au GNL (gaz naturel liquéfié́), qui réduirait de 85 % les émissions d’oxydes d'azote, supprimerait les émissions d'oxyde de soufre et l'essentiel des particules fines.
Je ne voudrais pas vous gâcher le plaisir de la croisière que vous projetiez de faire, mais il faut convenir que, selon une étude de Transport et Environnement publiée en juin 2019, la pollution générée par les paquebots de croisière est significative : les quarante-sept paquebots du leader mondial des croisières, Carnival Corporation, rejettent à eux seuls dix fois plus de dioxyde de soufre que les 260 millions de voitures de tourisme qui parcourent l'Europe. Ce problème a incité l'Organisation maritime internationale (OMI) à contraindre, dès l’année prochaine, tous les bateaux à utiliser un fioul affichant un taux de soufre trois fois inférieur à l’actuel. Il y a donc du progrès en vue.
Si, d’un côté, la pollution par navire devrait se réduire, d’un autre côté le nombre de navires de croisière s’accroit sans cesse. En dix ans, de 2009 à 2019, le nombre de croisiéristes a presque doublé passant de 17,8 millions à 30 millions de personnes. Les chantiers navals ont reçu des commandes pour cent soixante-quatorze navires de croisières supplémentaires, à livrer au cours des huit prochaines années, soit une capacité hôtelière de deux cent soixante-dix mille lits supplémentaires.
Ne nous acharnons pas plus longtemps sur les croisières, car ce n’est pas seulement le nombre de croisiéristes qui s’accroit, mais le tourisme mondial dans son ensemble. En dix ans, le nombre de touristes dans le monde s’est accru de presque 50%, passant de neuf cent millions à un milliard trois cent millions en 2008 à plus d’un milliard quatre cent millions en 2018.
Et bien sûr, si le tourisme a toutes sortes d’avantages, ceux de distraire les êtres humains et de créer des emplois, il a aussi toutes sortes d’inconvénients, dont celui de provoquer de nombreuses nuisances pour les habitants des régions visitées. Il suffit à cet égard de mentionner l’imprévisible désordre provoqué par l’extension d’Airbnb dans les immeubles, désormais visités en permanence par des inconnus de passage, ou la détérioration de sites fragiles comme le Machu Picchu au Pérou.
Il s'y ajoute surtout la consommation d'énergie et la pollution qu'engendre le tourisme, du fait des déplacements massifs en bateau, en avion ou de tout autre moyen de transport motorisé, qui remettent en cause sa légitimité, au sens où l'activité touristique n’est nullement vitale pour la survie de l’humanité.
Bientôt, au lieu de s’extasier sur votre voyage au bout du monde, on vous fera honte d’avoir contribué à détruire la planète pour votre petit plaisir, et on peut donc imaginer qu’un jour, chaque citoyen se verra doté d’un quota de kilomètres à parcourir, au-delà duquel il se verra contraint de payer une surtaxe pour ses déplacements, s’il ne se retrouve pas purement et simplement interdit d’utiliser avion ou bateau, à la chinoise…
En attendant, profitez-en bien…