CHANGEMENT FORCÉ DE PARADIGME
Dans mes deux billets précédents, j’ai relaté l’incident qui m’avait conduit à boxer un étudiant, mais, au cours de mon activité en TC au sein de l’IUT de Nice, j’ai vécu d’autres évènements marquants, moins dramatiques mais finalement plus lourds de conséquences.
L’un de ces évènements a entrainé un changement complet dans mon enseignement, ses objectifs et ses méthodes. Lorsque l’on enseigne, on s’appuie volontiers, au moins en début de carrière, sur les manuels et en particulier sur les manuels qui ont du succès, qui donnent le ton. En Marketing, le « Kotler » est, sans doute encore aujourd’hui, le manuel le plus connu, d’où sa 19eédition dans sa traduction française.
Que proclamaient le « Kotler » et les nombreux manuels qui s’alignaient sur lui ? Que le marketing était une science qui visait à répondre aux besoins du consommateur, ce qui semblait, à priori, un bon objectif. Il en résultait que, si l’on constatait des abus, des déviations, des contre-sens dans son application, il s’agissait d’erreurs qui traduisaient une vision erronée du marketing, de nature à provoquer la défiance du consommateur, le rejet des pratiques de marketing erronées et le retour quasi automatique, grâce aux mécanismes du marché, vers des actions conformes aux principes du marketing.
Par conséquent, si dans mon cours, je ne niais pas qu’il existât, dans la pratique, des vendeurs indélicats, des publicités trompeuses, des produits dangereux, je prétendais montrer qu’il s’agissait d’erreurs, de manquements à éliminer pour faire émerger le diamant du marketing pur.
Mon but était donc d’enseigner aux étudiants ce qu’il fallait faire pour pratiquer ce «vrai» marketing. Or, un jour, en octobre 1985, alors que je présentais l’introduction de mon cours de marketing selon l’approche précédente, j’ai demandé aux étudiants de choisir un thème, parmi une dizaine proposés, à partir duquel ils devraient montrer la différence entre le « vrai » marketing et le marketing perverti pratiqué ici et là.
Parmi les thèmes proposés, j’avais choisi la consommation de drogue, qui ne pouvait à l’évidence pas être encouragée par une action marketing, puisqu’elle portait atteinte à la santé de ses consommateurs, à l’ordre public et, de ce fait, était interdite par la loi.
Un groupe de trois étudiants avait choisi ce sujet. Soucieux de s’appuyer sur le terrain pour développer leur analyse, ils se rendirent dans leur lycée d’origine (que je ne nommerai pas ici) où ils interrogèrent les lycéens sur leur éventuelle consommation de drogue, ainsi que le pourquoi et le comment de cette pratique.
La semaine suivante, ils me firent part, durant le cours, des résultats de leur enquête. J’appris que 80% des lycéens interrogés affirmaient avoir consommé au moins une fois de la drogue (chiffre considérable, peut-être gonflé) et que 20% d’entre eux en consommaient régulièrement. Pour ces derniers, ils avaient même obtenu leurs dépenses mensuelles, 100 euros en moyenne.
Et le marketing dans tout cela ? Mes étudiants enquêteurs ne s’étaient pas dégonflés. Ils avaient approché les trafiquants installés dans les bistrots proches du lycée, en attente des clients. À la satisfaction de mes étudiants et à mon effroi, ils avaient été bien accueillis par ces trafiquants, qui avaient convenu qu’un soutien marketing serait le bienvenu dans leurs affaires, les consommateurs se révélant incapable d’apprécier les différentes qualités de drogue mises sur le marché et par conséquent regrettablement infidèles !
Mieux informer les consommateurs sur la qualité du produit, mieux connaitre le consommateur, segmenter le marché semblaient à ces trafiquants des actions logiques à mener et à rationaliser ! Ils étaient tout à fait ouverts, d’après mes étudiants, à des conseils marketing de ma part et ces derniers tout disposés à effectuer une étude de marché pour ces trafiquants ! C’est tout juste s’ils n’envisageaient pas d’effectuer auprès d’eux leur stage de fin d’étude…
Bien sûr, j’ai saisi immédiatement leur travail, que j’ai détruit, et je leur ai indiqué que, sur cette voie, nous nous dirigions tout droit vers la prison.
L’incident clos, cette affaire restait un Waterloo intellectuel pour moi. Il n’était pas trop grave que les étudiants aient pris le contrepied de ce que j’affirmais, mais il ne s’agissait pas d’une défaite locale : par leur action et par la réaction des trafiquants, ils avaient démontré que j’avais tort, fondamentalement tort, que le marketing pouvait parfaitement s’appliquer à la drogue, même si elle portait préjudice au consommateur, même si sa consommation était interdite.
Ce fut une onde de choc qui m’atteignit lentement et profondément. Je commençais par remettre en cause le caractère scientifique du marketing, puis, lorsque je revins à l’IAE, j’écrivis un article intitulé « Un marketing sans paradigme* » qui fit l’objet d’un dossier spécial dans une revue. J’y avançais que le marketing n’avait pas de fondement scientifique stable, ce qui me conduisit progressivement à une conception opposée à celle du Kotler,en posant que le marketing n’était qu’un outil destiné à manipuler le consommateur.
Commencer le cours par cette affirmation, c’était une approche violente du marketing, dont nombre de mes étudiants se rappellent encore. Or paradoxalement, cette approche m’a libéré en me permettant de dire, d’écrire, de montrer, sinon de proprement démontrer, ce qu’était le marketing, d’obtenir plus d’écoute, de discussion et d’échange avec mes étudiants sur ce qu’était la pratique marketing, chacun restant libre de l’utiliser selon son éthique et de le théoriser à sa manière.
On peut en conclure que mes trois étudiants aventureux de TC avaient réussi, grâce à leur naïveté révélatrice, à faire progresser mon enseignement, contre la doxa délivrée par les manuels de marketing : la réalité avait eu raison de la doctrine, grâce à eux…
*Un Marketing sans paradigme, Revue Française de Gestion, Octobre 1999, pp 64-80.
À SUIVRE