LA SECONDE MALÉDICTION
Vue de Sirius, l’audience des discours écologistes auprès de l’ensemble des habitants de la Terre contraste avec l’indolence de ces derniers, lorsqu’il s’agit de prendre des mesures concrètes pour protéger l’environnement. Mais ils ont de profondes raisons de développer cette dissonance entre le penser et l’agir.
La démarche écologique est née d’une inquiétude : l’homme est en train de modifier en profondeur son environnement ce qui mettrait à terme en péril la survie de l’espèce. Face à cette inquiétude, les écologistes ont une démarche volontariste. Ils croient que l’homme, seul parmi toutes les espèces, sera capable de maitriser son adaptation aux modifications de l’environnement.
Or, l’histoire de l’humanité plaide plutôt pour une démarche qui ne devient raisonnée et coordonnée que lorsque les circonstances le contraignent à agir ainsi, faute de quoi il périrait. Regardez ce qui s’est passé pour la Covid 19, les plans raisonnés et coordonnés ont eu du mal à émerger longtemps après l’émergence du virus, car les hommes étaient réticents à en accepter les conséquences. Il n’est pas certain que l’homme se plie à cette démarche raisonnée et coordonnée, car son histoire ne plaide pas en ce sens.
De fait, l’homme immergé au sein d’une nature en perpétuel mouvement, est à la recherche permanente de moins de travail et de plus de confort. C’est ce qui lui a fait fuir, et lui fait toujours fuir, la campagne pour la ville.
On peut voir en effet la ville comme une tentative de reconstruire, après le Paradis Perdu, un lieu où l’on puisse vivre sans entrave et sans effort, un espace où les limites tendent à disparaitre, où les contraintes physiques sont progressivement éliminées et où les biens sont disponibles en abondance. Alors que dans la nature et grâce à son travail, l’homme tire de la terre ce qu’elle veut bien lui donner avec ses aléas, comme la pluie trop ou pas assez abondante, la qualité variable des sols, l’apparition de parasites, les citadins oublient ces limites. Ils ont l’impression qu’ils peuvent vivre en toute liberté : il fait jour même la nuit, l’eau froide et l’eau chaude sont disponibles à tous les étages et une simple pression fait disparaitre leurs déjections, mais en échange la ville sollicite considérablement son environnement.
Au reste, dans l’espace urbain, l’homme n’est pas encore parvenu à se débarrasser de son corps. Il lui faut toujours laver son linge, même avec l’aide d’une machine, il lui faut toujours descendre les poubelles et se rendre au bureau, sauf s’il travaille à distance. En outre, il continue à travailler pour subvenir à ses besoins, même si son métier lui demande de faire des travaux bien moins pénibles que dans les champs et même si le temps qu’il consacre au travail a fortement diminué, avec des durées légales toujours plus courtes, des congés toujours plus longs.
La ruée vers la ville montre que le sens du progrès humain consiste en une amélioration permanente de son confort.
Ce confort se traduit par l’apparition du temps libre, qui permet, si on le souhaite, de se consacrer entièrement à la contemplation. Mais beaucoup ne savent pas quoi faire de ce temps libre, car la contemplation peut aussi bien être source d’émerveillement que d’angoisse.
Dans la ville, on a bien compris que le temps libre posait problème et c’est ce qui a donné lieu à l’invention et au développement du concept de loisir qui consiste à tuer le temps d’une manière ou d’une autre.
Mais les hommes de la ville ne peuvent pas consacrer leur temps libre uniquement aux loisirs, car ce temps libre leur pose le problème de leur raison d’exister alors qu’ils savent qu’ils vont finir par mourir, un problème qu’ils n’avaient pas le temps de se poser en travaillant durement aux champs. Exister signifie donc donner un sens aux actions entreprises dans le cadre du temps libre, alors que le temps consacré à travailler pour vivre n’a nul besoin d’être justifié, comme l’observe Hannah Arendt.
Pour exister, certains poursuivront leurs passions jusqu’au paroxysme, comme le facteur Cheval qui passa la moitié de sa vie à construire un palais issu de ses rêveries. En ce sens, lutter contre la laideur du monde en se consacrant à la défense de l’environnement ou en luttant contre la misère du quotidien est un moyen, quasi évident, de se donner l’impression d’exister.
C’est bien cette volonté d’exister qui mobilise l’immense armée des personnes qui s’engagent, à commencer par des chanteurs et des sportifs en mal d'une raison de vivre, contre l’injustice provoquée par d’innombrables malfaisants, que ce soient des êtres humains, des façons de vivre ou des catastrophes naturelles.
Avoir de la considération pour les humains défavorisés, méprisés, maltraités, comme les handicapés, les personnes de couleur, les étrangers, les malades, les vieux, les jeunes, les banlieusards, les campagnards, les autistes, les homosexuels, les transsexuels, aider d’autres êtres humains à échapper aux maladies, les sortir de la pauvreté, élève celui qui s’en soucie, comme celui qui se penche sur le malheur des animaux. On constate ainsi qu’au fur et à mesure où l’homme parvient à échapper aux affres de sa survie personnelle, les raisons de s’engager contre le malheur des autres se multiplient. La moindre inégalité peut servir de terreau à une organisation militante et les villes regorgent d’individus ou de groupes d’individus à la recherche d’une cause à embrasser.
Ainsi l’homme, parce qu’il a réussi peu ou prou à se défaire de la première malédiction qui consiste à devoir travailler pour survivre, se retrouve placé au pied du mur de sa seconde malédiction, la perspective de la mort, qui est d'autant plus insupportable qu'il a le temps d'y penser, grâce au temps libre que la libération de sa première malédiction lui a fourni. Et, de ce point de vue, la crise de la Covid 19 illustre bien l’hystérie collective qui a saisi l’humanité lorsque la perspective, même minime, de la mort, lui a fait signe.
FIN
Librement interprété d’après l’ouvrage de Bertrand Alliot, « Une histoire naturelle de l’homme », L’Artilleur, Paris, 186 pages, 2020