ALEXANDRE GROTHENDIECK S'ENFUIT
12 Février 2017 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE
En 1967, Alexandre Grothendieck effectue un voyage au Viêt Nam, avant que le printemps de Prague et les événements de Mai 68 le poussent à démissionner de l'IHÉS en 1970 pour protester contre son financement partiel par le Ministère de la Défense.
Il obtient cependant un poste de professeur associé au Collège de France, évidemment pour y enseigner les mathématiques, mais il se sert de cette tribune pour s’interroger sur la nécessité de continuer à faire de la recherche scientifique !
Du coup, il perd son poste, voyage aux Etats-Unis où il rencontre en 1972 une étudiante en mathématiques, Justine Bumby et divorce. Puis il obtient, en 1973, un poste de professeur à l’université de Montpellier qu'il conserve jusqu'à sa retraite en 1988. Le couple déménage alors dans un village de l'Hérault où Justine donne naissance à John, aujourd’hui mathématicien aux Etats-Unis à l’université de Rutgers, mais renonce à vivre avec lui.
Pendant toute cette période, il a continué à écrire des ouvrages, non plus de mathématiques pures mais à leur propos : La Longue Marche à travers la théorie de Galois, Esquisse d'un Programme, Les Dérivateurs et une autobiographie d’un millier de pages, Récoltes et Semailles (1985) où il décrit ses trois passions successives, les mathématiques, la quête de « la » femme et la méditation philosophique.
Il poursuit sa démarche contestataire en refusant en 1988 le prix Crafoord, puis se retire dans le petit village de Lasserre en Ariège jusqu'à sa mort à l'hôpital de Saint-Girons en 2014, à l’âge de 86 ans.
Il y aura vécu en ermite, ayant rompu avec le monde entier, à commencer par ses voisins villageois.
Mais, pendant tout ce temps, il a accumulé des «cartons de gribouillis ». En 1991, il confia cinq de ces cartons à un de ses anciens étudiants, Jean Malgoire, vingt mille pages de notes rédigées depuis 1970 !
Toujours en révolte, il écrivit en 2010 pour lui interdire de les publier alors qu’elles venaient d’être entreposées à la faculté de Montpellier. Mais après sa mort, Luc Gomel, responsable du patrimoine de l’université de Montpellier, souhaita les faire classer comme « trésor national » afin de les mettre à la disposition de la communauté scientifique. De leur côté, les enfants d’Alexandre Grothendieck contestèrent la propriété des cartons à l'université de Montpellier, afin de les récupérer pour les adjoindre aux soixante cinq mille pages d'archives entreposées chez leur père. Car, tardivement touché par la grâce, Alexandre Grothendieck a écrit un testament afin que ses manuscrits soient remis à la Bibliothèque nationale de France et mis à la disposition des chercheurs.
Son œuvre mathématique est en effet immense et reste donc à déchiffrer, même si l’essentiel se trouve dans les Éléments de géométrie algébrique et dans le Séminaire de géométrie algébrique du Bois Marie.
Dans ce billet de blog, il serait chimérique de vouloir décrire son apport fondamental, parce qu’il est impossible d’accéder à l’essence de la recherche mathématique sans comprendre le langage et surtout la logique qui la sous-tend. Jugez en par vous-même : les mathématiciens considèrent qu’il a inventé la théorie de la cohomologie étale qui a permis de nombreuses avancées mathématiques.
Quid est ?
Laissons tomber pour le moment l’adjectif « étale », mais qu’est ce donc que la cohomologie ? Vous ne serez probablement pas plus avancé en apprenant qu’elle est un outil de la topologie algébrique relatif à une homologie d'une application X à valeurs dans un faisceau.
Car nous voici conduit à définir la topologie algébrique, la notion mathématique d’homologie, celle de faisceau qui nous obligerait à définir un préfaisceau (concept inventé par Grothendieck). Il resterait encore à introduire le caractère étale de sa cohomologie que nous serions depuis longtemps perdu dans le formidable océan des concepts mathématiques entrelacés, affolant jusqu’à mon correcteur d’orthographe...
Finalement, que reste t-il de l’extraordinaire aventure humaine d’Alexandre Grothendieck ?
Un génie.
Un génie des mathématiques.
Un être tourmenté jusqu’au plus profond de lui-même, tentant en vain d’appliquer son extraordinaire capacité d’analyse et son exigence logique à sa propre vie. C’est ainsi qu’il se crut autorisé à refuser toute fonction officielle au nom de sa liberté, ce qui le conduisit en bonne logique à organiser sa disparition par rapport au regard des autres.
Il est vrai que la passion du raisonnement a pour revers le soliloque absolu, que l’activité intellectuelle corrode le monde réel pour faire de l’abstraction un refuge. Mais un refuge illusoire, car la vie ne se plie pas à l’esprit et se venge par la souffrance.
C’est le prix du génie.
Portant son regard au delà des misérables réalités empiriques, Alexandre Grothendieck n’a pas su se résigner aux mesquineries, aux compromis, à la médiocrité. S’il avait su s’y astreindre, il n’aurait pas été ce génie qui ne concédait rien à l’a peu prés et qui prétendait contribuer à ordonner l’effroyable chaos de la pensée humaine.
Sa fuite en témoigne, nous révélant à quel point les génies sont fragiles. Il reste qu’il nous a fait cadeau de son œuvre qui reste à explorer, aux bons soins de cette étrange peuplade que constituent les mathématiciens.
Post-scriptum : deux ouvrages, celui d’un journaliste et d’un écrivain, viennent de paraître sur sa vie et son œuvre :
Philippe Douroux, Alexandre Grothendieck. Sur les traces du dernier génie des mathématiques, Éd. Allary.
Yan Pradeau, Algèbre, Éd. Allia, 144 p., 7,50 €.