LA GUERRE DU KARABAGH
Deux observations ont attiré mon attention sur le Karabagh, la fête du 9 mai qui commémore la prise de Chouchi en 1992 et notre parcours du nord au sud de l’Arménie au sein de paysages pittoresques, mais presque abandonnés.
J’ai cru comprendre que, derrière les cartes postales et les sourires, une étrange tension régnait en Arménie, face au mont Ararat qui surplombe Erevan, du fait du Karabagh et de toute la menace implicite qu’il contient pour l’avenir.
Si vous le voulez, vous pouvez visiter le Haut-Karabagh depuis l’Arménie, même si notre prudent ministère des Affaires Étrangères vous le déconseille. L’altitude y est modérée, le climat doux et l’on n’y rencontre que cent cinquante mille habitants, tous arméniens. En effet, à côté de l’Arménie, on trouve une République du Haut-Karabagh qui lui est intimement liée. Elle ne couvre officiellement que 4400 km2, mais les troupes arméniennes occupent 11430 km2 de l’Azerbaïdjan pour la protéger, soit 13% de son territoire, qui s’ajoutent aux 29800 km2 de l’Arménie.
Une très violente guerre de six années s’y est déroulée entre février 1988 et mai 1994, qui s’est provisoirement terminée par un cessez-le-feu favorable à l'Arménie. Une guerre dont, comme moi sans doute, vous avez vaguement entendu parler et qui est le résultat direct de l’éclatement de l’URSS.
Dès son indépendance, l’Azerbaïdjan a refusé toute autonomie au Haut-Karabagh (pensez à ce qui se passe dans le Donbass ukrainien). Les Azeris voulaient oublier que, déjà en 1918, les Arméniens réclamaient le rattachement du Haut-Karabagh à l’Arménie. Soixante-dix ans plus tard, rien n’était oublié et le conflit a repris, plus violent que jamais lorsque les Arméniens ont demandé le rattachement du Haut-Karabagh à l'Arménie, le 26 février 1988.
La guerre a commencé à Soumgaït, petite ville proche de Bakou lorsque des réfugiés azéris ont accusé les Arméniens d’avoir commis des atrocités au Karabagh, ce qui a provoqué un pogrom anti arménien. Puis un terrible tremblement de terre a eu lieu en décembre 1988 en Arménie, faisant vingt-cinq mille morts qui calmèrent tout le monde, tandis que, souterrainement, le conflit interethnique s’enkystait, faisant fuir Arméniens et Azéris. Chacun s’arma, profitant de stocks volés à l’armée soviétique, tandis que la diaspora arménienne faisait livrer des armes et des munitions.
À peine l'Union soviétique s'était-elle éteinte le 31 décembre 1991, que le conflit explosait à grande échelle. Quarante mille hommes se sont affrontés de chaque côté. Tous avaient servi dans l’Armée rouge, mais les Arméniens avaient plus d’expérience que les Azéris, dont l’Armée rouge s'était méfié.
La seule connexion terrestre entre l'Arménie et le Karabagh est l'étroit Corridor de Latchin. Les troupes arméniennes, aidées d’un régiment russe, attaquaient le 26 février 1992 la petite ville de Khodjaly qui servait de base d’artillerie pour les Azéris, qu’ils prirent facilement. Hélas, ils se laissaient aller à massacrer plusieurs centaines de civils azéris en cours d’évacuation. Puis, le 8 mai 1992, les soldats arméniens, accompagnés de tanks et d'hélicoptères, assiégeaient la citadelle de Chouchi. Les combats furent d’une extrême violence, des centaines d'hommes tombèrent des deux côtés et la citadelle succomba le lendemain. Depuis, tous les 9 mai, on célèbre en Arménie cette victoire déterminante et nous y avons assisté cette année.
Tandis que la Turquie menaçait d’intervenir et qu’un bataillon tchétchène appuyait les azéris, les troupes arméniennes poursuivaient leur offensive pour s’emparer de Lachin, le 18 mai, au sein de l'étroit corridor reliant l'Arménie au Karabagh. Une voie d'accès terrestre était désormais ouverte entre l'Arménie et le Karabagh.
Mais les Azéris ne se laissaient pas faire. Le 12 juin, ils contre-attaquaient et reprenaient la moitié nord du Karabagh. Tout était à refaire pour l’Arménie, qui se refusait néanmoins à toute proposition de conciliation. Que l’hiver 1992 fut rude pour l’Arménie, à bout de souffle ! C’est alors que la diaspora lui fit livrer des provisions, la Communauté européenne lui apporta des fonds et l’Iran lui fournit de l’énergie. Pourtant, du côté de l’Azerbaïdjan, cela n’allait pas mieux : la production pétrolière s’effondrait, du fait du vieillissement de l’équipement, des sabotages arméniens et du refus des compagnies pétrolières occidentales d’investir.
En mars 1993, les troupes arméniennes repassèrent à l’offensive. Elles y perdirent leur chef charismatique, Melkonian, mais elles reprirent la quasi totalité du Karabagh et s’emparèrent en prime d’une région située hors du Karabagh, ce qui provoqua des protestations internationales.
En Azerbaïdjan, le Président Aliev était confronté à un effondrement militaire. Il tenta, sans succès, de trouver un compromis avec le gouvernement du Karabagh. Furieusement anti-arméniens, les Turcs massaient des troupes sur la frontière (à deux pas d’Erevan) au début de septembre 1993, mais les troupes russes leur firent face. En 2019, elles y sont toujours.
Au début de janvier 1994, les forces azéris, renforcées par mille cinq cent moudjahidins afghans et des renforts pakistanais et tchétchènes auxquels se joignirent quelques mercenaires américains, reprirent l’offensive. En face, l’Arménie répondit par une mobilisation totale. C’est alors qu’eurent lieu les combats les plus sanglants de la guerre, que des brigades azéris furent isolées, encerclées, massacrées, perdant cinq mille hommes dans la bataille. Menant une guerre fratricide, l’aviation azérie, pilotée par des mercenaires russes et ukrainiens domina le ciel, jusqu’à ce que l’armée russe officielle organise la défense anti aérienne arménienne.
Désormais, après six années de combats intenses, les deux parties étaient prêtes pour un cessez-le-feu. L'Azerbaïdjan avait épuisé presque toutes ses forces vives et les Arméniens, tout en déclarant que la route vers Bakou leur était ouverte, limitaient prudemment leurs opérations au Karabagh et aux régions adjacentes. Le 16 mai 1994, les dirigeants de l'Arménie, de l'Azerbaïdjan, du Karabagh et de la Russie se rencontraient à Moscou afin de conclure une trêve qui permettait une cessation effective des hostilités.
Depuis cette date, toutes les tentatives de conciliation ont échoué et des incidents, plus ou moins graves, ont lieu régulièrement. 15 000 hommes sont morts dans les combats, 400 000 Arméniens ont fui l'Azerbaïdjan et 800 000 Azéris ont été déplacés. L’armée arménienne compte aujourd’hui soixante mille hommes : comparativement, c’est comme si l’armée française maintenait en permanence un million deux cent mille hommes sous les drapeaux, alors qu’elle en a presque cinq fois moins.
En regardant le mont Ararat qui n’arrivait pas à émerger de sa couronne de nuages, je songeais que l’impossible accord avec les azéris demeurait accroché comme des nuées autour du futur de l’Arménie…