LE SENS DE LA VIE PROFESSIONNELLE
14 Juin 2022 , Rédigé par André Boyer Publié dans #ACTUALITÉ
Je me souviens, mon père avait onze ou douze employés. La plupart d'entre eux le sont restés durant toute leur vie professionnelle. Cette époque est révolue.
Autrefois, il était suspect de changer sans cesse d’employeur, aujourd’hui, c’est l’inverse, rester dans la même entreprise toute sa vie est souvent inquiétant, dans la mesure où il révèlerait un manque d’ambition prohibitif.
Aujourd’hui, dans les rapports entre employés et employeurs, nous en sommes à la quête de sens. Lorsqu’un travail n’a plus de sens pour l’employé, soit parce qu’il estime n’être pas assez payé ou pas assez considéré, soit parce qu’il juge ses capacités sous-utilisées, il lui faut changer d’employeur. S’il ne le fait pas, c’est qu’il n’est ni courageux ni dynamique et il doit en assumer les conséquences, une vie professionnelle médiocre, et, comme le travail a tendance à prendre une importance considérable dans la vie actuelle, une vie ratée tout court.
Les névroses, la déprime guettent alors l’employé résigné à subir un travail qui ne lui correspond pas. Face à cette menace sur leur raison même de vivre, certains n’hésitent pas à changer radicalement de profession, donc de vie.
C’est ainsi que l’on voit assez souvent des cas comme celui d’Anaïs que j’ai rencontrée, cadre dans une banque, qui estimait elle-même avoir un travail interessant, bien payé, impliquant de nombreux voyages, mais qui se demandait quel sens cela avait vraiment. Aussi, lorsque son père se retrouva licencié de son entreprise et déprimé de ce fait, ils imaginèrent tous les deux, fille et père, une réponse commune au manque de sens du travail de la fille et à la perte d’emploi du père : ils ouvrirent une boulangerie qui fut un succès. Maintenant Anaïs sait pourquoi elle travaille, ses décisions ont un effet direct sur ses clients, sur son activité et sur ses revenus, mais elle omet de dire qu'elle travaille plus qu'à la banque, qu'elle a désormais de lourdes responsabilités et qu’elle ne sait pas ce qu’il adviendra lorsque son père s’arrêtera de travailler à ses côtés
Bien entendu, rien n’est réglé à long terme lorsque l’on trouve un travail qui a du sens. Il faudra que ce sens se maintienne tout au long de sa vie professionnelle et l’on ne saura jamais si l’on avait eu raison ou non de changer, car comme le dit si bien Sophocle, « ne proclamons heureux nul homme avant sa mort ».
Il reste que la question du « sens du travail » hante désormais l’esprit de nombre de personnes sommées de travailler tout en cherchant à optimiser le sens global de leur vie au travers de leur activité professionnelle accouplée à leur vie personnelle. Autrefois oui, mais aujourd'hui la société telle qu’elle fonctionne n’autorise personne à les contraindre à rester là où ils se trouvent, face à des choix tellement divers et finalement cornéliens.
Récemment, l’irruption du Covid a brutalement modifié les conditions de travail avec l’injonction de rester chez soi et de ne rencontrer personne à l'extérieur de chez soi. Après une période de sidération est venue celle de l’adaptation à la vie à la maison, avec la famille, la télé et Internet. En se rétrécissant, l’espace de vie a changé le sens de ce qui était auparavant perçu comme une situation normale. Pourquoi prendre le métro tous les matins ? Pourquoi faire une heure de route deux fois par jour ? Pourquoi aller au bureau ? Pourquoi chercher à habiter prés de son travail ? Le choc du retour au statu quo ante est apparu vide de sens. Pourquoi ne pas travailler à distance en restant chez soi ? Pourquoi ne pas quitter les grandes métropoles pour aller vivre à l’air pur ? Pourquoi ne pas changer de travail et, finalement, pourquoi travailler ? Le temps, dont les actifs ont soudain disposé pour réfléchir au sens de leurs activités lors de l’épisode du Covid, a remis en question leurs engagements antérieurs.
Dans le même mouvement, le rapport au travail a changé du fait de l’irruption du numérique : l’écran se substitue désormais aux relations personnelles, ce qui déshumanise la vie professionnelle et entraine plus de difficulté à se concentrer.
Ce changement s’accomplit alors que l’impératif d’agilité professionnelle éloigne l’entreprise de l’employé qui ressent pourtant le besoin de se sentir reconnu dans la durée. Au fond, rien n’a changé (tout ne change pas tout le temps) depuis que Simone Weil observait qu’il faudrait « non seulement que l’homme sache ce qu’il fait, mais si possible qu’il en perçoive l’usage, qu’il perçoive la nature modifiée par lui. Que pour chacun, son propre travail soit un objet de contemplation».
Or la contemplation du résultat de son travail sur un tableau Excel fait rarement rêver…
À SUIVRE