L'ÉMERGENCE DE L'EMPIRE RUSSE
24 Septembre 2018 , Rédigé par André Boyer Publié dans #CULTURE
Spécialiste de géopolitique et professeur émérite, Jean-Paul Guichard s’est attelé à une tâche majeure en écrivant une trilogie sur ce qu'il appelle « l'Europe byzantine », une Europe héritière de Byzance dont le substrat religieux est l'orthodoxie.
Le premier opus, qui vient de paraître, L'émergence de l'Empire russe, l'Europe byzantine jusqu'à Catherine II*, couvre une période allant du cinquième siècle à la mort de Catherine en 1796. Les deux ouvrages qui suivront sous peu concerneront respectivement la période 1796-1914 et la période allant de 1914 à aujourd'hui.
Dés que l’on commence à parcourir cet ouvrage, l’on est saisi par la révélation d’une vérité d’évidence qui nous avait échappé jusqu’ici et dont on peut s’étonner qu’elle ne soit toujours pas sur la place publique : il y a longtemps, un millénaire au moins, que l’Europe s’est coupée en deux.
Car l’on déplore chaque jour la difficulté de faire fonctionner l’Union Européenne en raison des divergences de plus en plus visibles entre la partie ouest et la partie centrale de l’Europe. On s’inquiète des objectifs spécifiques du groupe de Visegrad, un groupe informel regroupant la Hongrie, la Pologne, la République Tchèque et la Slovaquie. On s’irrite des difficultés spécifiques de la Roumanie et de la Bulgarie, des questions difficiles de l’intégration des Balkans, Serbie en tête, ou de la douloureuse crise grecque. Encore se garde t-on d’aborder la question majeure des rapports avec la Russie, dans l’attente que les Etats-Unis veuillent bien autoriser l’Union Européenne à négocier avec elle.
Et toujours, aveuglés par la tentation du court terme, nous croyons à des explications superficielles, liées aux réactions épidermiques de populations encouragées par des démagogues qui font du populisme. Nous croyons donc que toutes ces différences entre l’Ouest et l’Est de l’Europe seront surmontées par la raison, celle qui inspire la partie Ouest, où nous vivons. Toutes ces explications volent en éclat lorsque l’on lit l’ouvrage de JP Guichard. On découvre qu’une vraie coupure s’est produite entre 1054 (excommunications réciproques du patriarche de Constantinople et du Pape) et la quatrième croisade (le pillage de Constantinople en 1204) entre un monde catholique dynamique dans lequel les monastères et le Pape sont indépendants des puissances temporelles et un monde orthodoxe très différent.
On découvre que toutes les tentatives d’union entre les deux églises, catholique et orthodoxe, ont échoué, ce qui implique une coupure irrémédiable entre les deux mondes, au point que lorsque les Polonais, des Slaves, choisirent le catholicisme, ils se coupèrent du monde russe. Et on constate aujourd’hui que ce n’est pas prés de s’arranger.
On prend conscience de l’importance de la géographie dans l’histoire des peuples, car on a oublié que les Russes ont toujours été voisins des Mongols, du monde musulman, et d’une frontière ouest continument hostile.
On voit s’installer la notion de soumission du peuple russe, soumission aux Tatars puis au Tsar qui devient le chef de tout et l’on comprend la nature de la différence de l’organisation russe par rapport à celle de l’Europe de l’Ouest, un pouvoir unique en Russie contre une pluralité de pouvoirs en Occident, que l’Etat soit centralisé, comme en France, ou non.
On reconnaît que la Russie n’est pas « en retard » par rapport à une Europe de l’Ouest qu’elle serait supposée rattraper, mais que son évolution diverge tout simplement par rapport à celle de l’Europe, une différence essentielle.
On saisit l’origine des pogroms contre les juifs en Ukraine, le rôle des « Vieux-Croyants », le refus profond de l’influence occidentale, la force de « l’âme russe », l’expansion de l’Empire, l’ancrage dans le sol et lorsque s’achève le premier tome, on voit émerger l'Empire Russe en Europe.
Un ouvrage particulièrement agréable à lire, tout d’abord parce que l’on s’instruit à chaque page, ensuite parce que c’est bien écrit, vivant, avec des réflexions qui ramènent sans cesse le lecteur à la relation entre l’histoire et le présent.
En résumé, j’attends avec impatience le second tome, mais d’ores et déjà je regarde l’actualité européenne et russe en reliant le présent, le passé et un futur qui, grâce à ce livre me paraît désormais moins imprévisible…
* Jean-Paul Guichard, L’ÉMERGENCE DE L’EMPIRE RUSSE, L’Europe byzantine jusqu’à Catherine II, L’Harmattan, 239 pages.