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Le blog d'André Boyer

COURS INAUGURAL À NOUAKCHOTT

4 Septembre 2018 , Rédigé par André Boyer Publié dans #INTERLUDE

COURS INAUGURAL À NOUAKCHOTT

La mission dont j’étais chargé à Nouakchott consistait principalement à donner le cours inaugural de la Faculté des Sciences Juridiques et Économiques.

 

Le jour fatidique vint. Le sujet avait été déterminé par les autorités mauritaniennes. Il s’agissait de dresser un tableau de la Révolution Industrielle, dans ses faits et ses mécanismes. Le thème avait été choisi pour que, dés le premier cours, la voie soit tracée pour le développement de la Mauritanie que, je ne sais trop pourquoi, certains de ses thuriféraires voyaient comme le Japon de l’Afrique.

Les bâtiments de la Faculté n’étaient pas encore achevés et les ouvriers qui y travaillaient étaient des esclaves, théoriquement libérés deux mois plus tôt, mais pas encore en pratique. Il est vrai que l’esclavage en Mauritanie a été aboli à de nombreuses reprises, en 1905 par un décret des autorités coloniales françaises, puis par l’ordonnance du 9 novembre 1981 qui précédait de peu cette leçon inaugurale, ensuite par la loi du 3 septembre 2007 et enfin par une nouvelle loi du 13 août 2015. Cependant, les ONG estiment qu’il concerne encore aujourd’hui 1% de la population, soit environ quarante mille personnes.

Après ces singuliers prémisses, je fus accueilli dans un bâtiment provisoire par le Ministre de l’Éducation en grande tenue bleue avec un boubou maure au bazin damassé, un sarouel et un turban bleus. Presque toute l’assistance, cent cinquante personnes, tous des hommes, était vêtue de même.

Je commençais ma conférence par un rappel du mercantilisme, puis j’en vins à la révolution industrielle anglaise qui commença avec les enclosures et fut renforcée par le creusement de canaux. C’est alors que le Ministre, alors que je venais de constater quelques minutes auparavant qu’il maitrisait parfaitement le français, m’interrompit en arabe, contraignant un interprète à traduire sa question : 

« Pouvez vous nous expliquer ce qu’est un canal ? »

J’étais pris à revers, concentré que j’étais à fournir une description convaincante du concept de révolution industrielle. Je bafouillais :

« Un canal ? Bon, on creuse un trou dans lequel on fait venir de l’eau  d’une rivière et sur ce canal, il y a des bateaux, enfin des péniches, qui transportent des marchandises… »

C’était sûr, avant toute explication de ma part, le Ministre savait parfaitement ce qu’était un canal, même si cette infrastructure était encore peu développée en Mauritanie Je m’apprêtais à reprendre mes explications sur la révolution industrielle, quand il m’interrompit à nouveau, toujours en arabe :

« Le bateau ? Il avance comment ? ». Je fus contraint de me lancer sur une voie qui allait s’avérer pavée de périls :

« Les chevaux. Sur le côté du canal, on trace un chemin. On l’appelle le chemin de halage. Le cheval tire le bateau » Je me risquais même à faire un dessin sommaire qui était censé représenter un canal, un cheval et un chemin. Mais le Ministre était sans pitié, et il n’en avait pas fini avec moi :

« Le bateau est sur l’eau. Le cheval est sur le côté, sur le chemin. S’il tire le bateau, il va toucher le bord ? »

Je hasardais une réponse, moyenne : « Mais, Monsieur le Ministre, les péniches ont un gouvernail, qui maintient le bateau dans l’axe du canal ». En fait, la question de l’angle de halage aurait nécessité une réponse plus sophistiquée, mais j’étais loin d’en être un spécialiste !

Heureusement, le Ministre se contenta de cette explication, ou fit semblant. J’évitais soigneusement  la question des écluses et repris mon envol théorique sans encombre, laissant derrière moi ces vaseuses explications pseudo-techniques pour revenir à la philosophie de la révolution industrielle. Certes la Mauritanie devait en retenir toutes les leçons, mais j’avais enfin compris que les canaux, et les chemins de halage étaient loin d’être au centre des préoccupations de l’économie mauritanienne, même si aujourd’hui  un canal d’irrigation de 55 kms vient d’y être inauguré.

Le reste de ma conférence se passa sans autre interruption et je ne me souviens pas d’avoir dû répondre à des questions difficiles. À la fin de ma prestation, l’assistance applaudit chaleureusement, y compris le Ministre,

Il reste que le déroulement de la conférence me laissa songeur jusqu’à ce que j’accepte la leçon pédagogique que j’avais reçue. Si le Ministre m’avait interrompu, ce n’était pas pour apprendre de ma bouche ce qu’était un canal, mais pour me montrer, en utilisant avec courtoisie un moyen indirect, que mon exposé était parfaitement déconnecté du contexte dans lequel je l’avais prononcé.

 

Ce fut en tout cas la leçon que je retins de cette conférence de Nouakchott, pour la suite de ma carrière d’enseignant : pas de conférence, pas d’exposé, pas de cours sans qu’il ne soit conçu en fonction des savoirs et des préoccupations de mes auditeurs.  

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