LE LUGUBRE ÉNONCÉ DE SIHANOUK
2 Septembre 2020 , Rédigé par André Boyer Publié dans #INTERLUDE
Après mon séjour à Chengdu, fort instructif on l’a vu, je suis retourné à Pékin, pour donner mes cours et les examens. J’ai raconté dans trois billets (« La précision comme arme de guerre », « Une porte doit être ouverte ou fermée » et « Une consommation révélatrice ») quelle était la nature de mes rapports avec les étudiants chinois que je découvrais alors. Il s’y était rajouté, en dehors de mes cours, les diverses expériences que je viens de relater.
Dès lors, ma religion était faite sur ce que les Chinois pensaient de nous, les occidentaux, qu’ils ne distinguaient guère entre eux, européens et américains, en ces années 1985. J’en déduisais les méthodes d’organisation et d’action que nous devions mettre en œuvre face aux Chinois, afin de répondre aux intérêts de la France.
Une visite japonaise me confirma encore à quel point les Chinois étaient craints et même détestés de leurs voisins, qui avaient eu, il est vrai, une attitude nettement impérialiste à leur égard.
Je voyais assez souvent le Conseiller Culturel (dont j’ai malheureusement oublié le nom) pour parler de ce projet d’IAE en français auquel il adhérait, mais qu’il voyait bien installé à Wuhan, parce que déjà à cette époque, la France développait avec la Chine des projets industriels, autour de l’automobile.
De son point de vue, c’était cohérent, mais j’étais hostile à cette implantation à Wuhan, une ville sale, laide, glacée en hiver et brulante en été, éloignée de Pékin de plus de mille kilomètres. Mon argument central pour refuser Wuhan était, qu’à l’époque, la ville était malaisée à atteindre en avion depuis Pékin ; quant au voyage en train, il était interminable, d’où la difficulté d’envoyer des professeurs pour des missions de trois semaines jusqu’à Wuhan.
Je voulais installer l’IAE à Pékin, mais le conseiller culturel souhaitait diffuser l’action de ses services dans d’autres régions que Pékin, où l’action culturelle française était déjà trop concentrée de son point de vue. Finalement, nous nous mimes d’accord pour Tianjin et l’excellente Université de Nankai qui y était située. Tianjin n’était qu’à un peu plus de 100 kilomètres de Pékin, à l’époque deux heures de train, c’était acceptable pour nos professeurs qui débarquaient à Pékin en avion pour prendre ensuite le train. Du point de vue historique, Tianjin avait en outre un lien avec la France puisque la ville était une ancienne concession française au bord de la Mer Jaune.
J’acceptais provisoirement ce compromis, me jurant de transférer aussitôt que possible le futur IAE Chine à Pékin, ce que je fis rapidement après le début du programme.
Rencontrant souvent le conseiller culturel, je fus aussi invité aux manifestations culturelles de l’Ambassade, et, parmi celles-ci, l’une d’entre elles m’a particulièrement impressionné qui était organisée sous l’égide du Prince Norodom Sihanouk, alors en exil en Chine et en Corée du Nord. Dans ce dernier pays, il avait tourné une sorte d’« heroic fantasy » en utilisant sa famille et ses serviteurs comme acteurs, qui était censé se dérouler dans un château moyenâgeux dont il avait reconstitué les décors en Corée du Nord. Le résultat artistique m’a semblé pitoyable, mais le film voulait surtout marquer la volonté de Sihanouk d’être présent coûte que coûte sur la scène mondiale, y compris à l’aide de créations plutôt douteuses m’a paru plus navrantes.
Ce film, qui durait vingt minutes, ne pouvait pas suffire pour remplir la salle de spectacle des services culturels de l’Ambassade de France à Pékin. Aussi Sihanouk avait-il mis deux autres films au programme. Le premier était le film officiel, réalisé par les cinéastes cambodgiens, de la visite de Sihanouk en Yougoslavie dans les années 1960. Ce n’était qu’apologie de lui-même et du Maréchal Tito, au sein de feu le mouvement des non-alignés.
Le second était glaçant. Il rendait compte de la visite de De Gaulle au Cambodge où ce dernier avait prononcé, le 1er septembre 1966, son fameux discours de Phnom Penh tout entier consacré à dénoncer la politique américaine en Indochine. On y voyait De Gaulle et Sihanouk bien sûr, mais aussi toute une foule de notables qui venaient saluer le Prince et le Président. Et pour chacun d’eux, ou presque, Sihanouk annonçait de sa voix nasillarde : « il est mort ». En clair, il avait été ensuite tué par les Khmers Rouges.
J’ai encore dans les oreilles sa voix nasillarde qui répétait : « il est mort, il est mort, il est mort… » en montrant presque chaque notable qui apparaissait à l’écran, en guise de pédagogie du génocide cambodgien…
À SUIVRE