LE FEU SACRÉ
En avril 1978, je me décide enfin à attaquer férocement l’écriture de ma thèse.
Je m’isole dans mon appartement du 14 rue Fragonard à Nice, un endroit que je n’aimais pourtant pas beaucoup mais qui avait au moins le mérite de me permettre l’isolement.
Tout d’un coup, rien ne m’intéresse d’autre, ni ma famille, ni mes proches, ni l’Université du Troisième Age dont je suis toujours le chargé de mission, ni le Cepun dont je viens d’accepter la responsabilité, ni le Conseil Municipal de Puget-Théniers dont je suis l’élu récent, ni l’actualité, ni les livres, ni l’été qui vient, ni rien.
C’est tout juste si je réponds au téléphone, je suis soudainement happé, presque drogué, par la thèse. Un miracle vient de se produire, plus rien d’autre ne compte. Quel dommage que cette crise, qui est de l’ordre, toutes proportions gardées, d’une crise mystique, ne soit pas survenue plus tôt !
Je commence mes journées d’écriture à 7 heures du matin, parfois à 6 heures, j’ingurgite un rapide petit-déjeuner, j’écris, j’écris sans relâche, je sors à regret pour aller déjeuner au restaurant universitaire tout proche de Montebello et je suis pressé de rentrer pour écrire, écrire et encore écrire. Entre 19 et 21 heures, je bricole quelque chose pour diner avant de retourner écrire, encore et toujours jusqu’à minuit et parfois une heure du matin.
La thèse, rien que la thèse.
Tous les doctorants ont, plus ou moins, connu cet état. Peu ont écrit régulièrement, au même rythme pendant un an ou deux. Il a toujours fallu passer par un état de crise pour forcer l’écriture, non sans la torturer parfois.
Dans mon cas, l’écriture est devenue convulsive. Je produis mon texte à un rythme que je n’avais jamais atteint jusque-là et que je n’approcherai plus jamais. Je parviens parfois à remplir une page manuscrite toutes les dix minutes, soit l’équivalent de deux tiers d’une page dactylographiée. Cela signifie que j’ai quelquefois écrit quarante pages manuscrites par jour!
Quiconque a jamais écrit comprendra que c’est une vitesse d’écriture phénoménale. Bien sûr, ce n’était pas toujours bon, loin de là, j’en ai d’ailleurs jeté la moitié. Parfois, dans un moment d’exaltation, j’ai cru faire des découvertes, comme sur la « vraie » nature de l’amortissement par exemple, que j’ai jeté le lendemain, redevenu lucide sur la valeur toute relative de mes analyses.
En somme, j’étais saisi d’une sorte de fureur.
La crise quasi mortelle du début d’année devait y être pour quelque chose. J’étais animé de la résolution de me venger contre moi-même et le monde entier de mes aventures médicales.
J’étais vivant, très bien, on allait voir ce que l’on allait voir !
Une sorte de pulsation intérieure m’animait, une fureur, une rage, une forme de violence rentrée. On m’aurait à ce moment là empêché d’écrire que j’aurais explosé de rage, alors qu’un mois auparavant c’est à moi que je devais faire violence pour produire quelques misérables pages!
Cette sensation de crise, je l’avais déjà vécu une fois quand j’avais quinze ans, en seconde, alors que j’étais un des derniers de la classe, moi le bon élève en pleine crise de croissance. Jusqu’à ce que, tout d’un coup, aux vacances de Pâques, je me mis à travailler frénétiquement pour terminer l’année quasiment premier dans toutes les matières fondamentales, aussi bien scientifiques que littéraires, alors que j’étais menacé de redoublement un mois plus tôt.
Je me retrouvais dans une situation analogue. J’avais été jeté à terre. Dans mon dos, on me plaignait. Cette activité frénétique et solitaire pour achever la thèse était ma réponse à mes errements, aux ricanements, au sort.
Depuis toujours, un petit filet de révolte sourd en moi. Il constitue une force en réserve que je sais pouvoir solliciter en cas de besoin, qui, pour un temps limité, me permet de mobiliser tous mes moyens pour sortir d’une impasse dans laquelle je me sens acculé.
En l’occurrence, il fallait finir d’urgence la thèse. Alors j’écrivais, la thèse avançait à toute vitesse, j’en voyais le bout, les équations se succédaient toujours plus complexes, les chapitres défilaient, je touchais au but tandis que la préoccupation qui commençait à dominer devenait la dactylographie puisque je ne disposais pas encore d’ordinateur.
La fin de la thèse, c’était une affaire de cinquante pages tout au plus, sans compter la bibliographie, les annexes, la table des matières et les corrections dactylographiques, une thèse dont plus personne ne pourrait me dire que ce n’était pas une démonstration…
Au contraire, ce serait une démonstration éclatante !
Nous étions en juin 1977, j’écrivais sans relâche depuis sept semaines, il ne me faudrait pas plus de huit à dix jours de travail et l’affaire serait dans le sac.
Tout d’un coup, je n’écrivis plus une ligne.
À SUIVRE