LIBRE?
De quoi parle t-on? De quelle liberté s’agit-il ? De liberté positive ou de liberté négative? La première concerne notre capacité à agir selon notre propre volonté et la seconde notre capacité à agir sans subir la contrainte des autres.
Quelqu’un est libre dans le sens positif du terme lorsqu’il contrôle sa vie. Si nous ne sommes pas libres à ce titre, c’est parce que nos désirs et nos passions nous l’interdisent. Cette liberté, au sens de l’individu face à lui-même, a été examinée, excusez du peu, par Platon. Spinoza, Rousseau, Kant et Hegel, entre autres bien sûr.
D’un autre côté, nous sommes libres au sens négatif du terme lorsque personne ne nous empêche d’agir, soit en rendant impossible notre action, soit en exerçant une pression sur nous. L’on ne s’étonnera pas de voir quatre philosophes anglais du XVIIIesiècle, Bentham, Hobbes, Locke et Hume se pencher sur la question de la liberté octroyée par la société à l’individu. En ce dernier sens, sommes nous empêchés de faire ce que nous voulons dans la société dans laquelle nous vivons en ce début du XXIe siècle, oui ou non ?
Oui, nous sommes empêchés.
En effet, dés l’enfance, nous sommes enfermés dans un système éducatif qui nous opprime parce que, malgré tous nos efforts pour adhérer à ce que les adultes nous proposent, nous n’en comprenons ni la logique ni l’efficacité. Je ne traite pas ici des efforts variables que font les parents pour éduquer leurs enfants, mais pourquoi nos professeurs nous crient-ils dessus au lieu de nous encourager? Cela ne leur plait pas de nous faire cours? Pourquoi font-ils ce métier alors? Est-ce cela la vie lorsqu’on est adulte, faire ce que l’on n’aime pas? Peut-on croire après ce long enfermement souvent déstabilisateur que représentent les études, que l’on a été préparé efficacement à faire face à la vie adulte?
Non. Alors effectivement, en tant qu’enfants, nous ne sommes pas libres, face aux contraintes incohérentes que l’on nous impose. Et lorsque nous devenons adultes, sommes nous libres pour autant ?
Pas du tout, car nous sommes confrontés à une vie que nous ne maîtrisons pas. Notre salaire est le plus souvent trop faible pour nous donner les moyens d’être libres au sens économique du terme. Nous empruntons, nous nous serrons la ceinture. Si nous sommes dans l’administration, nous revoilà en butte à une logique de l’inefficacité qui nous rappelle l’école. Nous avons choisi ce métier pour disposer au moins d’une liberté, celle du salaire assuré, même faible. Mais du coup, nous nous sommes privés de toutes les autres libertés, qui commencent par celle de changer ce qui nous paraît absurde. Rien à faire, tout est trop rigide, trop lourd, hors de notre portée.
Si nous sommes employés dans le privé, nous pouvons parler dans la mesure où notre parole ne provoque pas notre licenciement. Aussi la peur du chômage nous oblige à subir. Si nous avons choisi la liberté du travail individuel, agriculteur libre dans sa ferme, artisan qui choisit son emploi du temps, commerçant maître à bord de son entreprise, médecin fier de sa vocation, avocat libre de causes et de paroles, c’est le triple système économique, fiscal et social qui nous oppresse. Nous voilà à la merci d’un changement de prix des céréales, livré aux contrôles sinon à la persécution d’une administration qui multiplie les règlements, les procédures et les précautions, subissant l’évolution souvent brusque de notre profession sous la pression de la concurrence mondiale.
En outre, collectivement, nous avons l’impression d’être ballotté par des forces qui nous échappent: la mondialisation qui détruit nos emplois, l’Europe qui, au lieu de nous protéger dans son cocon, ouvre toute grande ses portes aux produits étrangers et aux manœuvres de la finance pour s’emparer de nos richesses.
Non, adultes, nous ne sommes pas libres du tout.
D’autant plus qu’au-dessus de nous, nous sentons la lourde présence d’un État qui prélève des impôts jusqu’à plus soif, fabrique des déficits immenses, distribue des subsides, nous enserre dans un filet de plus en plus serré de règlements qu’il change à sa guise, nous tance en permanence comme si nous étions des irresponsables à mettre hors d’état de nuire ou des égoïstes à punir, tout en nous racontant que tout va bien, qu’il suffit de nous laisser conduire par nos chefs.
Ceux-là on sent bien qu’ils se sont installés aux commandes sans notre permission. Mais eux-mêmes ne sont pas libres, il faut que chacun d’entre eux, du Président au journaliste, respecte les règles du système, sinon, pfuit ! Éjecté du sommet de la société!
À nous, on nous annonce que nous sommes dans une démocratie, ce qui veut dire officiellement que c’est le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, comme c'est écrit dans notre Constitution. On est donc censé voter pour les chefs que l’on veut, et là il y aurait bien un espace de liberté si on pouvait vraiment les sélectionner, mais c’est impossible, ils se sont arrangés entre eux pour se partager le pouvoir auquel nous n’aurons jamais accès. On ne peut pas les choisir, on le voit bien, puisque l’alternative qui nous est chaque fois proposée revient à faire élire celui que veut notre élite, qui comme par hasard veut ce que veulent les financiers mondiaux réunis. Et c’est tout ce qui nous est concédé comme liberté, une fois tous les cinq ans, le droit de débattre et de faire semblant d’élire celui que l’on nous a désigné, rien quoi, aucune liberté électorale.
Finalement quelles libertés nous reste t-il? Celle de râler dans notre coin, de manifester gentiment, ce qui fait tout de même chaud au cœur quand on voit tous ces gens rassemblés qui partagent notre destin. Mais notre sentiment de puissance ne dure guère, une après-midi, une journée, et puis on rentre au bercail. Il nous reste aussi, si on en a le courage et l’opportunité, la possibilité de partir ailleurs, mais on sent bien que le système est universel et qu’il nous rattrapera où que nous allions.
Bien sûr demeure la liberté d’ignorer ces contraintes, en faisant comme si elles n’existaient pas. L’enfant qui rêve en classe, l’employé qui accepte le metro-boulot-dodo et le chômage, le vieux qui file sans brocher dans sa maison de retraite, occultent la tyrannie du monde. Ils acceptent les contraintes que les autres leur imposent sans se révolter. Car ils savent que c’est un combat perdu d’avance. Qui l’a jamais gagné ? On le sait tellement qu’il n’y a plus de révolution, ni même d’idéal et la religion est devenue une consolation à usage personnel que l’on hésite à dévoiler en public.
Ces personnes fuient les informations. Elles se replient sur le petit monde où elles peuvent agir. Elles s’emparent des libertés qui leur restent, circuler, parler, manger, rire, jouer, fumer dehors, boire en cachette, s’offrir en douce un joint, et elles les magnifient. Ce sont les vraies libertés, proclament-elles, les autres, celle de vivre à sa guise, de ne pas se sentir menacé dans son travail, ses biens ou même sa vie, de se sentir en accord avec la société dans laquelle on vit, ce sont des libertés illusoires puisqu’elles sont hors d’atteinte.
En somme, elles se contentent de la liberté positive. Accepter le monde. Il ira où il doit aller. Devenir Zen. S’occuper de sa vie, trouver son équilibre à soi. Faire en sorte que la raison parle à la passion pour lui dire que tout ce qui m’est interdit n’est pas le fait de la stupidité, de la cupidité ou de la violence des hommes, mais la loi du monde.
Et s’endormir sur cette pensée réconfortante.
PS : j’ai publié un article identique sur le fond, il y a presque dix ans de cela, le 9 décembre 2010. Aujourd’hui, il m’a semblé, en corrigeant légèrement la forme, que je pouvais le publier à nouveau, au nom de l’exigeant précepte de Soljenitsyne : « Vivre sans mentir ».