À DAKAR, SE RENCONTRER ET SE COMPARER...
5 Avril 2018 , Rédigé par André Boyer Publié dans #INTERLUDE
Vivre à Dakar, en tant que coopérant dans les années 1980, n’impliquait pas de vivre en symbiose avec les Sénégalais et ce n’était pas forcément la faute du colonialisme ou du racisme latent des coopérants.
Non, les coopérants étaient des gens le plus souvent pleins de bonnes intentions vis à vis des Sénégalais. Mais ces derniers, conscients de l’écart considérable de revenus, des conditions de vie et des soucis des coopérants avec les leurs, n’étaient pas très disposés au mélange.
C’est ainsi que nous avons fait l’expérience à deux reprises, mon épouse et moi, de couples sénégalais qui ont poliment accepté notre invitation mais qui ne sont jamais venus, sans explication. À charge pour nous de comprendre qu’ils n’avaient tout simplement ni les moyens, ni l’envie de rendre l’invitation.
De même, j’ai fréquenté assez longtemps la demeure d’un ami sénégalais, que l’on appelait Tolier je ne me souviens plus pourquoi, un garçon intelligent et attachant, jusqu’à ce que je finisse par comprendre que cela n’avait aucun sens, car nous n’avions rien à nous dire. Ce n’était ni par indifférence ni par insensibilité, mais parce que nos préoccupations étaient si différentes qu’elles rendaient notre dialogue irrémédiablement futile.
Aussi, par la force des réalités socio-économiques, nos échanges se réduisaient presque exclusivement à nos alter ego, qui étaient fort peu nombreux sur la place de Dakar: quelques dizaines de personnes tout au plus, compte tenu de nos possibilités de rencontre.
À la Faculté de Droit, nous ne faisions que nous croiser et encore assez rarement, compte tenu de nos différents horaires. Il y avait aussi, pour les amateurs, les sorties en commun, la plage, la pêche, et bien sûr les soirées entre amis. On pouvait y ajouter un ou deux supermarchés, où l’on prenait conscience qu’il existait malgré tout à Dakar des toubabs (des blancs en wolof) que nous ne connaissions pas. Le marchand de journaux pour acheter rituellement le journal Le Monde qui arrivait entre 11 heures et 13 heures, la séance de cinéma au Paris puisqu’il n’y avait pratiquement pas de TV, pas d’Internet, à peine RFI en ondes courtes, étaient aussi des endroits privilégiés où nous nous retrouvions plusieurs fois par semaine, en dehors des repas entre amis. Ce qui faisait que, fréquentant les mêmes lieux, nous nous rencontrions tout le temps !
Cependant, le lieu de rencontre privilégié restait le club de tennis, où l'on buvait un coup, y rencontrait les passionnés, les faux sportifs, les touristes, les accompagnants et les visiteurs de passage.
Un règlement strict déterminait la hiérarchie des joueurs, qui bien sûr, avait un impact sur le prestige de chacun, d’autant plus que les possibilités de se comparer étaient rares. Chacun connaissait le classement des joueurs, qui était affiché à l’entrée du club. Il comprenait cinq catégories, les très bons joueurs (les dix premiers), les bons joueurs, les moyens, les mauvais et les non répertoriés.
Pour monter dans le classement, il fallait défier un joueur mieux classé mais on ne pouvait pas monter bien rapidement dans le classement, car, mieux on était classé, moins on était menacé d’être défié par des joueurs beaucoup moins classés. Ainsi, le joueur classé premier ne pouvait être défié que par le joueur classé second, tandis que le cinquantième joueur pouvait défier au plus le quarante cinquième. En outre, on ne pouvait défier un joueur que toutes les deux semaines.
Cela donnait un classement stable, visible, très commenté et très peu remis en cause par des défis espacés, portant sur une centaine de joueurs mâles parmi l’ensemble des coopérants universitaires inscrits au club. Je crois qu’il existait un classement équivalent pour les joueuses de tennis, mais je ne me souviens pas qu’il ait soulevait les mêmes passions, si toutefois il existait.
Bien que ce règlement avait été conçu par l’un des éminents juristes français présents à Dakar, il avait cependant une faille que je décidais d’exploiter à mon profit.
Aucune règle n’était prévue pour les joueurs non répertoriés, soit parce qu’ils venaient de s’inscrire au club, soit parce qu’ils n’avaient jamais participé au classement du club. Sans doute était-il évident, pour le concepteur du règlement, qu’un joueur non répertorié choisirait forcément de défier un joueur à son niveau, ou au-dessous, afin d’avoir une chance d’entrer dans le classement.
Rien ne m’empêchait donc, dans ce règlement, de défier le joueur le mieux classé du club. Bien entendu, je n’étais pas du tout à son niveau, mais c’était (et c’est toujours) un ami et nous nous étions entendu. Prévenu de cet insolite défi et pressentant une arnaque, le concepteur du règlement décida d’assister au match. Il ne put cependant rien faire lorsque mon ami fit semblant de se blesser au deuxième set, alors qu’il m’avait écrasé au premier, et qu’il déclara forfait.
Etant désormais officiellement le meilleur joueur du club, les neufs joueurs que je précédais (dont mon ami, second) durent me défier l’un après l’autre, avec le délai réglementaire de quinze jours entre chaque match. J’y gagnais la possibilité de jouer contre d’excellents pratiquants de tennis, tous assez furibonds de devoir affronter un adversaire aussi médiocre, mais je perdais l'amitié du concepteur du règlement, qui s’empressa d'ailleurs de le modifier in petto.
Voilà un échantillon des graves préoccupations qui agitaient le petit monde des coopérants à Dakar, sachant que par ailleurs, ils effectuaient correctement le travail qui leur était demandé.
Encore un tout petit monde, aurait écrit David Lodge…
À SUIVRE