PROPAGANDE ET FÉROCITÉ
En ce printemps 1793, la France profonde est en ébullition. Charlotte Corday a assassiné Marat. Robespierre et Saint Just ont à peine un an à vivre : la machine infernale de la Terreur tourne à plein régime.
On se tromperait cependant en imaginant les dirigeants du Comité de Salut Public et de la Montagne, encerclés, angoissés, étouffés par tant d’obstacles et d’ennemis. Ce Comité, après son épuration du 10 juillet 1793, comprend onze membres sans cesse réélus jusqu’au neuf thermidor de l’An II (27 juillet 1794) qui voit la chute de Robespierre. Trois de ses membres sont à droite, Carnot, Prieur de la Côte d’Or et Lindet. Cinq sont à gauche, Robespierre Saint-Just, Couthon, Prieur de la Marne et Jean Bon Saint-André. Deux sont à l’extrême-gauche hébertiste, Billaud-Varenne et Collot d’Herbois, et deux peuvent être classés comme opportunistes, Hérault de Séchelles et Barrére.
Au contraire, ces dirigeants sont à l’offensive, ivres de pouvoir et convaincus qu'ils détiennent la vérité. Autour d'eux, des petites gens, compromies par leurs assassinats et leurs actes de pillage, qui se savent condamnés à vaincre ou à mourir. Plus tard, ils seront bien heureux de laisser la responsabilité du pouvoir à l’un des leurs, Bonaparte, à charge pour ce dernier de les protéger.
Le Comité de Salut Public affronte les Girondins et les Royalistes à l’intérieur et les armées étrangères en périphérie de la République.
Les résistants de l’intérieur, largement majoritaires, n’ont ni la cohérence de pensée, ni l’organisation commune, ni la détermination désespérée de leurs adversaires qui savent que le moindre recul signerait leur perte. Les armées étrangères souffrent de leur côté de tous les maux des coalitions : l’insuffisance de coordination face à une France qui est un tel géant démographique qu’avec la levée en masse, elle rassemble plus de troupes que l’ensemble des coalisés.
Dans cette atmosphère de lutte pour la vie, la Convention s’offre le luxe d’élaborer une nouvelle Constitution. Un premier projet est présenté par Condorcet, qui cherche à éviter qu'une faction usurpe la volonté générale. Il paiera sa naïveté de sa vie, en se suicidant dans sa cellule de Bourg-la-Reine le 28 mars 1794.
Une nouvelle Commission se brisa sur le conflit qui opposait les Girondins et les Montagnards. Les premiers soutenaient que le droit de propriété primait sur les droits sociaux, tandis que la Montagne se donnait le beau rôle en avançant que « La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant des moyens de subsistance à ceux qui sont hors d'état de travailler ».
Ayant éliminé les Girondins, les Montagnards bâclèrent une Constitution qui fut adoptée par la Convention le 24 juin 1793 puis soumise à un referendum national qui fut adopté par un quart du corps électoral. Saint Just l'enterra dès le 10 octobre 1793, en déclarant que « dans les circonstances où se trouve la République, la Constitution ne peut être établie ; on l'immolerait par elle-même, elle deviendrait la garantie des attentats contre la liberté parce qu'elle manquerait de la violence nécessaire pour les réprimer. »
On manquerait de la violence nécessaire !
On plaça le parchemin dans une châsse au beau milieu de la salle conventionnelle, un tombeau bien choisi pour une constitution mort-née.
La violence, la Convention la pratiquait : elle entreprit, avec la plus extrême férocité, d’éliminer les foyers fédéralistes qui étaient répartis sur le territoire français, Caen à l'ouest, Bordeaux au sud-ouest, Marseille et Toulon au sud-est, Lyon au centre et la Franche-Comté à l'est.
Le 13 juillet 1793, à Pacis-sur-Eure, les bataillons fédéralistes de Puisaye marchant sur Paris sont attaqués et défaits par les gardes nationaux fidèles à la Convention. Puis le 16 octobre 1793, Bordeaux sera pris par l’ « armée » de Brune, "sept cent misérables, appuyés par deux canons" comme l'écrit la marquise de La Tour du Pin.
À Lyon, la ville avait organisé un gouvernement de salut public et levé une armée de 10.000 hommes commandée par un ancien émigré royaliste, le Comte de Précy. La Convention décida d'assiéger la ville le 9 août. Les troupes républicaines entrèrent dans la ville après deux mois de siège. Sur la base d’un rapport de Barère, la Convention vota la destruction de Lyon et la répression fut atroce : sur ordre de Collot d'Herbois, six mille personnes périrent en une journée par le canon chargé à mitraille et par le fer, puis furent jetées dans le Rhône.
Marseille fut reprise aux fédéralistes le 25 août, où Barras organisa un tribunal révolutionnaire. C’est alors que, de peur, Toulon se donna aux Anglais et qu’il faudra attendre l'arrivée de Bonaparte pour qu’elle soit reconquise le 19 décembre. Ce jour-là, les Toulonnais furent convoqués au Champ de Mars, où se déroulèrent les exécutions sommaires d’un millier de personnes, tandis que la ville, rebaptisée Port-la-Montagne, était en partie détruite et ne gardait que le quart de ses habitants.
La répression s’avérant plus difficile en Vendée, la Convention hissa la sauvagerie de la répression à un niveau inégalé dans l’histoire de la France.
À SUIVRE
BWA KALE
BWA KALE
La violence des gangs, liée au pouvoir de ce qui reste d'État à Haiti, a provoqué le 24 avril dernier le mouvement "Bwa Kale" à Port-au-Prince, qui s'est ensuite étendu à d'autres villes.
Que s'est-il passé le 24 avril dernier ? La police haïtienne a arrêté un minibus dans lequel se trouvaient 14 hommes avec des armes et des munitions, dans le quartier Canapé Vert de Port-au-Prince où une attaque par des bandits était en cours. La nouvelle de leur arrestation a circulé rapidement, certains les soupçonnant de venir prêter main-forte à un gang impliqué dans l’attaque. Des habitants les ont alors lynchés et brûlés sous les yeux des policiers : une vidéo, visible sur Twitter, montre des hommes couchés au sol, au milieu de pneus qui seront utilisés ensuite pour les brûler.
Cet événement a été le point de départ du mouvement Bwa Kale, une expression en créole signifiant approximativement "érection", mais qui est plutôt intraduisible.
Sur le fond, il exprime un mouvement de révolte de la population contre les « bandits légaux » qui orchestrent, depuis plus d’une décennie, une opération d'oppression et de destruction du peuple haïtien. Dans le contexte actuel, il fait référence à l'action de pourchasser des personnes soupçonnées d’appartenir aux gangs, pour les tuer à coups de machettes et de bâtons, car la population haïtienne "ordinaire" ne détient normalement pas d'armes à feu. En revanche, plus de cent cinquante groupes armés avec des armes à feu sont actifs dans le pays, notamment à Port-au-Prince où ils contrôlent une grande partie de la ville, en cherchant à rançonner la population en sus de toutes autres formes d'exactions.
Le mouvement Bwa Kale s’est étendu dans différents quartiers de Port-au-Prince, puis dans d'autres villes du pays. En dix jours, des dizaines de personnes soupçonnées d’être liées aux gangs ont été assassinées. Toute personne suspectée d'avoir entretenu des liens avec ces bandits armés peut être chassée y compris des femmes accusées d'avoir entretenu des relations avec des membres des gangs, qui ont été lynchées.
Bwa Kale s’explique par le ras-le-bol des Haïtiens face à la violence des gangs, responsables de massacres, d’attaques armées et d’enlèvements contre les civils et par leur colère contre les autorités, accusées de rester passives sinon complices face à ces groupes armés.
Le mouvement bénéficie du soutien, tacite ou actif, d'une partie de la police qui livre volontiers les membres des gangs à la population au risque d'erreurs dramatiques, car les personnes appréhendées par la foule sont soumises à des interrogatoires très sommaires, avant d’être assassinées.
On connait par exemple le cas de Malorbe Saintil, âgé de 28 ans, qui a été tué dans le nord du pays, le 29 avril. Malorbe avait pris un taxi-moto pour faire des courses, mais il a été arrêté avec un ami en chemin par des habitants qui les ont envoyé au commissariat de Gros Morne où les policiers vérifiaient qu'ils n'avaient rien de suspect sur eux. Les policiers ont alors laissé deux individus entrer dans le commissariat, qui se sont emparés de Malorbe et de son ami, pour les faire sortir. La foule les a alors décapités et a brûlé leurs corps, alors qu'il semblerait qu'ils aient été tués à cause de leurs dreadlocks, considérés en l'occurrence par la population comme un style de coiffure suspect...
Bien entendu, les chefs de gang ont réagi à ce mouvement Bwa Kale qui menaçait leur pouvoir. Début mai, des chefs de gangs ont menacé la population de représailles dans des vidéos publiées sur les réseaux sociaux. Izo, le chef du gang "5 secondes" a notamment déclaré qu’il allait lancer le mouvement "Zam Pale" ("les armes parlent"). À Fort Jacques, dans le sud de Port-au-Prince, des personnes ont été exécutées par des gangs en guise de représailles.
Du côté des autorités, le Premier ministre Ariel Henry a attendu le 1er mai pour réagir au mouvement Bwa Kale, alors que des assassinats étaient commis quotidiennement depuis le 24 avril. Il s'est contenté de demander aux habitants de ne pas se faire justice eux-mêmes et de coopérer avec la police. Pendant ce temps, cette dernière multiplie, comme par hasard, les opérations contre les poches de gangs qui continuent de sévir à Port-au-Prince, mais le mouvement Bwa Kale s’est étendu à d’autres villes du département de l’Ouest et les gangs armés ont été contraints de fuir tandis que des quartiers autrefois dépeuplés retrouvaient leur vie normale.
Pour le moment, la population observe avec soulagement le renforcement de la présence policière dans les rues. Les patrouilles sont plus régulières et plus fréquentes et les fouilles plus systématiques. Quelque chose a changé dans le pays, mais il subsiste des groupes de terroristes qui tentent de reprendre la main en tirant au hasard, la nuit, sur des passants ou chauffeurs attardés, avec l'espoir de rétablir leur domination sur la population. En outre, la mobilisation populaire de ces dernières semaines a secoué la torpeur de la communauté internationale.
Le bilan de ces actes de kidnapping commis par les gangs est catastrophique pour le pays. Ils ont causé des dommages irréparables aux victimes et à leurs familles, tout en appauvrissant la population. Souvent les familles les plus modestes n'avaient pas les moyens de payer les rançons, ce qui les a plongées dans une détresse insoutenable. Les classes moyennes étaient déstabilisées par les rançons. J'ai personnellement assisté à l'effondrement d'une belle université haïtienne du fait de la rançon qu'elle a dû verser pour libérer sa présidente kidnappée.
Pour résoudre les problèmes des gangs, il fallait dépasser la complicité entre les gangs et l'État et c'est ce qu'a fait Bwa Kale. Les rares fois où les bandits armés étaient arrêtés, c'étaient des commissaires du gouvernement, leurs substituts, des juges qui acceptaient des pots-de-vin pour les libérer. Aujourd'hui l'État haïtien se défausse à bon compte sur Bwa Kale car sans jugement, sans condamnation et sans instruction judiciaire, les liens que les bandits ont tissé avec les autorités étatiques ne seront plus visibles.
Mais lorsque ces bandits armés, que l'État haïtien avait utilisé pour se maintenir au pouvoir, à qui il donnait de l’argent, des hommes et des munitions, sont aujourd’hui lynchés ou mis en déroute, une menace de chaos se profile. Car cette extrême violence répandue dans les rues, cette foule qui se fait justice, ces personnes décapitées, hachées en menus morceaux à l'aide de machettes, brûlées vives, provoque une impression profondément négative sur ses acteurs et ses spectateurs, notamment les jeunes, engendrant la constitution de bandes de "justiciers".
Faudra-t-il donc en passer par une guerre civile, avant que la population haïtienne ne parvienne à bâtir une société démocratique ?
TAUX CRITIQUE EN VUE
Le taux de fécondité est le point de repère focal. Or ce taux diminue partout dans le monde.
Il ne faut pas confondre le taux de fécondité avec le taux de natalité, qui est le rapport entre le nombre annuel de naissances (vivantes) et la population totale moyenne pendant la période, sur un territoire donné.
Le taux de fécondité est défini par le rapport entre ce même nombre de naissances et l’effectif des femmes : en pratique, il indique le nombre moyen d’enfants par femme durant une période donnée et si ce nombre est inférieur à 2,1, le 0,1 correspondant au décès d’une partie des enfants au cours du temps, irrémédiablement, la population diminue à terme, quel que soient les progrès médicaux qui n’auront pour effet que de ralentir la mortalité.
Le taux de fécondité est donc la donnée qu'il faut garder à l'esprit, car c'est elle qui conditionne la croissance ou la décroissance de la population. Ainsi, aujourd'hui, en 2023, le taux de fécondité mondial est de 2,3 par femme, selon l'UNFPA, qui est l'Agence directrice des Nations Unies en charge des questions de santé sexuelle et reproductive. Il en ressort que la population mondiale continue à s'accroitre, mais faiblement.
La deuxième donnée importante est dynamique. Il s'agit de l'évolution du taux de fécondité. Le taux de fécondité mondial était de 5,3 enfants par femme en 1963 (données Banque Mondiale), il était de 3 en 1993 et, comme je viens de l'écrire, il est de 2,3 en 2013. Ce taux baisse donc régulièrement, avec une décroissance de la courbe de la fécondité qui diminue, comme on pouvait s'y attendre.
Par conséquent, il est temps de s'interroger sur la date à laquelle le taux de fécondité mondial atteindra 2,1, donnant le signal d'une future et irrémédiable baisse de la population mondiale. Irrémédiable, parce que la population mondiale ne pourra continuer à s'accroitre un certain temps que par l'allongement de la durée de vie moyenne de la population, du fait de l'alimentation, des soins médicaux ou des conditions de vie, mais cet allongement posséde des limites qui sont celles de l'espérance de vie humaine.
Pour prévoir l'année où le taux de fécondité atteindra 2,1 avant de continuer à décroitre, nous n'avons comme outil que le prolongement de la courbe du taux de fécondité, en dehors de conjectures sur les facteurs qui pourraient l'influencer. On observe donc que, récemment, le taux de fécondité mondial a stagné de 2011 à 2017 autour de 2,5, avant de descendre en six ans à 2,3 en 2023.
Selon cette tendance, le taux de 2,1 devrait être atteint entre 2030 et 2040, annonçant une ère inédite pour la population mondiale, celle de son vieillissement continu, en d'autres termes du manque d'enfants donc de bras, des inégalités considérables selon les régions et des migrations provisoires, car ce taux en décroissance sera progressivement atteint par toutes les régions du monde.
Les conséquences seront évidemment fondamentales pour l'humanité, puisqu'il s'agit purement et simplement de sa survie, à terme de quelques dizaines à trois ou quatre centaines d'années tout au plus. Avant d'aborder les effets de la baisse du taux de fécondité dans le détail, je n'en donnerai que deux exemples, les questions écologiques et l'intelligence artificielle.
Dés que l'on prendra conscience d'ici à peine une décennie du risque mortel que court l'humanité avec la baisse du taux de fécondité, les questions écologiques passeront instantanément au second plan. En effet, il ne sera plus question de donner la priorité à la réduction de l'empreinte humaine sur la Terre puisqu'elle aura tendance à diminuer en même temps que la population.
En résumé, il ne s'agira plus de lutter pour disposer d'un environnement qui nous soit favorable, mais de lutter pour continuer à exister en tant qu'espèce humaine.
En ce qui concerne l'intelligence artificielle (IA), une crainte largement exprimée est que les progrès rapides et spectaculaires de l'IA permettent de remplacer le travailleur et parfois même l'homme tout court par l'IA. La baisse de la fécondité entrainera rapidement une pénurie de main d'œuvre qui obligera à utiliser toutes les ressources de l'IA pour y pallier. Ce sera le moment où l'on se reprochera amèrement de ne pas avoir assez anticipé la situation et investi plus massivement dans les usages de l'IA.
Voilà deux exemples de ce qui nous attend à court terme, dans une petite dizaine d'années environ. Avant d'aborder les conséquences de cette évolution démographique, il nous reste à en identifier les causes, mais, au fond de vous, vous les connaissez très bien...
À SUIVRE
AGIR EN ACCEPTANT LE DOUTE
Notre nature biologique pourrait bien être, en effet, à la racine du doute moderne.
L'apparition de la vie sur Terre a probablement constitué un événement unique, qui fait que chaque être vivant se trouve lié par une chaîne ininterrompue aux premiers organismes vivants. Dans une telle perspective, les velléités de liberté et d'autonomie de l'individu sont illusoires, car chaque individu n'est qu'un maillon fugitif dans une lignée.
Au regard de la biologie moderne, l'individu n'est qu'une mosaïque d'accidents. Cette nouvelle vision du vivant suscite deux espèces nouvelles de doute sur l'identité de l'espèce humaine et sur l'identité de l'individu.
L'identité de l'espèce humaine peut-elle être clairement spécifiée, ou bien l'homme est-il identique aux autres espèces pour 99% de son étoffe ? Au niveau individuel, quel est le sens de mon identité ? Ce que je veux, ce que j'aime ou déteste ne m'est-il pas dicté par un agent génétique dont je ne détiens pas la clé ? Le possessif dont j'affecte le corps auquel mon existence est liée ne se résume-t-il pas au simple constat que ce corps décide de mon sort, c'est-à-dire de ma vie ou de ma mort ?
En sus du doute biologique sur notre identité, les actions les mieux préparées, les idées les plus construites semblent affectées d'une sorte de dérive qui rend leurs effets imprévisibles et comme contraires au projet qui les porte. La source de cette indécision a été identifiée en 1929 par Kurt Gödel, un logicien autrichien, qui a montré que les théories mathématiques telles que l’arithmétique des nombres entiers positifs étaient "incomplètes", au sens où elles comportaient des énoncés dans la vérité ne faisait aucun doute, bien que l'on ne soit pas en mesure de les déduire de la théorie. Puis, au début des années 1930, Alan Turing et Alonzo Church ont précisé la grande portée du concept d'indécidabilité. Observons en effet que, pour opérer des choix dans nos sociétés, on se trouve amené à formaliser les procédures de décisions.
Si de telles procédures ne permettent pas d'établir une relation rigoureuse entre les mesures que l'on prend et les résultats que l'on en attend, elles deviennent une source d'indécidabilité. En outre l'action exige le recours à la technologie, ce qui accroit le risque et accentue les défauts des procédures formelles. Par exemple, lors des dernières crises boursières, l'automatisation des ordres de vente et d'achat des valeurs ont provoqué des déséquilibres non maitrisables.
En augmentant les possibilités de l'homme, la technologie manifeste ainsi clairement l'inanité de ses fins. Car nous ne disposons plus d'un système unique de catégories qui permettent de structurer le champ entier de l'expérience, comme au temps de Kant. Chaque science se spécialise pour explorer un fragment du monde sans nous renseigner sur la manière de relier ses hypothèses, ses concepts de base et ses résultats à ceux des autres disciplines : la rigueur scientifique se paie d'un morcellement des perspectives.
Les économistes, les sociologues, les anthropologues et les psychologues par exemple ne nous expliquent pas comment rassembler leurs quatre perspectives et pour le moment elles ne font que se juxtaposer. Or, nous ne pouvons pas imposer artificiellement une unification des sciences, car, si elle vient un jour, elle sera le résultat de nouvelles perspectives scientifiques que nous ne pouvons pas anticiper.
Le problème est notamment que, alors que nous n'avons pas une vision théorique unifiée du monde, nous expérimentons la pratique d'une mondialisation de l'information, de l'économie ou des idéologies.
Pour réguler nos actions et nos idées, il reste que nous sommes contraints de nous doter d'une conception de l'homme, en d'autres termes d'une hypothèse sur sa condition et sur son destin : l'homme a besoin d'une mesure de l'homme.
En conséquence, il était tentant de construire une anthropologie philosophique indépendante des sciences positives en n'y incluant que des éléments de psychologie ou d'histoire. Ce fut la stratégie de Heidegger, de Sartre et de tant d'autres penseurs contemporains, mais cette manière de penser l'homme ne saurait être valable aujourd'hui car nous ne pouvons plus imaginer que la politique ou l'éthique puissent s’élaborer à l'écart des sciences : l'homme ne bénéficie pas de révélations sur lui-même qui le dispenseraient de rechercher pas à pas la vérité sur son être et sa condition.
Il lui faut donc trouver un point fixe à partir duquel nous pouvons conduire nos actions et les juger. Pourtant en existe-t-il même un ? Jamais l'homme n'a disposé d'autant de miroirs pour se regarder et pourtant jamais l'image que lui renvoie ses connaissances et ses actions n'a été aussi morcelée et brouillée. Nous devons donc accepter le doute, tout en nous dotant d’une jauge provisoire qui soit, sinon une mesure de l'homme, du moins une esquisse de sa destination et de ses capacités, sans ignorer toutefois qu’elle sera hypothétique, arbitraire et provisoire.
À cet effet, nous pouvons toujours parier sur la raison, une raison instruite par la communauté des hommes, vivifiée par l'expérience des siècles passés et par les attentes du notre.
Comment, en effet, gouverner des cités entières si promptes à partir à la dérive, comme nous dit Platon, si nous ignorons la nature des êtres qui les peuplent et qui les font ?
FIN
Librement écrit, à partir d'une conférence donnée à Cracovie par Bertrand Saint-Sernin le 7 juin 1995
SANS ARGENT POINT DE SALUT
Ce fut homérique, plus que je ne l’aurais cru. Il y eut en effet, à cette occasion, un affrontement direct entre le Président du Conseil d’Administration de la Fondation IECS et moi-même, directeur sortant de l’IECS et de la Fondation IECS.
Logiquement, je n’aurai pas dû me mêler de ma propre succession. Je partais, la suite ne me regardait plus. Mais, on ne se refait pas, j’estimais que j’avais une responsabilité dans la suite de l’histoire de l’IECS. Je recommandais à son Conseil d’Administration d’élire mon adjoint et ami, Kostas Nanopoulos comme directeur. Mais, vous vous en souvenez peut-être, l’une des premières demandes d’Henri Lachmann, Président de la Fondation, avait été de me demander de mettre Kostas Nanopoulos sur la touche et moi, au contraire, j’en avais fait mon plus proche collaborateur et, circonstance aggravante, mon ami. C’était donc une dernière provocation de ma part, du point de vue d’Henri Lachmann, de le proposer comme successeur.
Pas de mon point de vue, puisque Kostas travaillait étroitement avec moi depuis le début et c’était assurer la continuité du fonctionnement de l’IECS, dont tout le monde, y compris Henri Lachmann, convenait qu’il était satisfaisant.
Le Conseil d’Administration comprenait des représentants des enseignants, des administratifs et des étudiants, auxquels s’ajoutaient des représentants des entreprises et de la Fondation IECS. Cette dernière, sous l’impulsion d’Henri Lachmann, proposait comme candidat à la direction de l’IECS, le professeur Hans Tummers, un professeur allemand officiant dans une université rhénane, qui ne savait rien sur l’enseignement supérieur français ni sur les écoles de commerce, ni à fortiori sur l’IECS.
Le choix se portait donc entre un acteur majeur de l’IECS, bien connu de tous et un parfait étranger à l’école. Au départ j’étais assuré d’obtenir les voix de l’unanimité des représentants des enseignants, des administratifs et des étudiants de l’IECS en faveur de Kostas Nanopoulos, tandis qu’Hans Tummers aurait le soutien des représentants de la Fondation IECS et des entreprises, ce qui assurait une très confortable majorité à Kostas Nanopoulos.
Théoriquement.
Pratiquement, Henri Lachmann n’avait pas l’intention de jeter l’éponge, car c’était un redoutable chef d’entreprise, dont la qualité première était la combativité et non la recherche de compromis. Face à la coalition majoritaire, il fourbit deux armes, celles de la division à laquelle, pour faire bon poids, il rajouta l'arme absolue, la finance.
Aussi, lorsque le Conseil se réunit, Henri Lachmann ne s'adressa qu'aux étudiants en leur déclarant que s'ils voulaient avoir leurs diplômes, ils n'avaient qu'un seul choix possible, celui de Hans Tummers. S'ils votaient pour Kostas Nanopoulos, lui, Henri Lachmann, veillerait à ce que la Fondation IECS supprime toutes ses subventions à l'IECS.
Nous avons fait une suspension de séance. Les représentants des étudiants m'ont demandé des explications sur le rôle des subventions de la Fondation IECS et j'ai dû convenir que sans ses subventions, l'École aurait des difficultés à survivre. Les représentants étudiants m'ont alors informé qu'ils allaient être contraints de voter pour Tummers pour assurer leurs diplômes, renversant ainsi la majorité des votes en sa faveur.
Effectivement, Hans Tummers fut élu, d'une seule voix de majorité et Henri Lachmann put rentrer chez lui, satisfait du résultat de sa manoeuvre. Pour ma part, je partais malheureux de laisser mes collègues à la merci d'un inconnu, mais après tout, je l'avais voulu puisque j'avais démissionné et ce résultat évitait sans doute à Kostas Nanopoulos pas mal d'ennuis, tant la direction d'une école est loin de ressembler à un fleuve tranquille.
Je ne dirais rien de plus sur la direction de Hans Tummers et de ses nombreux successeurs. Peut-être n'ont-ils eu, y compris moi-même, que peu d'influence sur le fonctionnement de l'école puisque l'IECS est toujours classée autour du 15e rang des Écoles de commerce françaises, comme au temps où j'en étais son directeur, il y a vingt-huit ans.
À SUIVRE
UNE SAINTE RÉVOLUTIONNAIRE
La levée de trois cent mille hommes pour affronter l’ensemble des pays européens auxquels la Convention a déclaré la guerre et non l’inverse, engendre de nombreux troubles.
Les plus graves éclatent dans le Midi et en Vendée. À Lyon, des affrontements opposent les partisans et les adversaires de la Convention. En Alsace, à Montargis ou à Orléans, on se soulève contre la conscription.
Mais la Convention se sait inexpugnable tant qu’elle dispose du soutien des sans-culottes parisiens et de leurs homologues en province. D’où l’importance stratégique de la crise des subsistances : il ne faut pas perdre le soutien des faubourgs, sinon adieu le pouvoir !
La pénurie de pain entraîne de violentes scènes de pillage et l’apparition de la faction dite des « enragés », dénonciatrice des accapareurs et des spéculateurs. La rue arrache à la Convention des décrets fixant le maximum des prix, dans une atmosphère de conflit exacerbé entre les Girondins et les Montagnards.
Une commission dite de sécurité est chargée de prendre « les mesures nécessaires à la tranquillité publique ». Elle ordonne le 24 mai 1793 l'arrestation d'Hébert, l'homme fort de la Commune, mais une manifestation de rue aboutit à la libération d'Hébert. C’est dire le pouvoir de la rue parisienne !
Le 2 juin 1793, un nouveau coup de force des sections parisiennes contre la Convention provoque la défaite des Girondins à Paris : à l'aube du 2 juin 1793, rassemblés par Marat, les bataillons d'Hanriot prennent place autour des Tuileries, canons braqués sur le château jusqu’à ce que la Convention se résigne à voter le décret d'arrestation de vingt-neuf de ses membres et de ses deux ministres.
Mais en province, les deux tiers des départements français se soulèvent : à Lyon, le maire montagnard Chalier a été renversé dès le 28 mai. À Marseille, la chasse aux Jacobins est ouverte. Paoli en Corse a pris la tête d’un gouvernement indépendant. Toulon passe aux mains des royalistes le 12 juillet. Bordeaux, fief des Girondins, forme une Commission de Salut Public qui appelait les autres départements à se concerter. Le 13 juin 1793, l'assemblée des départements réunis est convoquée à Caen, où les cinq départements de Normandie levaient une armée fédéraliste. Le mot d’ordre est de former contre Paris une fédération de départements plus ou moins autonomes et égaux. Cette tentative a juste le temps de se constituer qu’elle est prise entre deux feux, les royalistes qui s’appuient sur le succès des Vendéens et les Montagnards qui appellent à la solidarité des républicains.
L’acte de Charlotte Corday, qui poignarde Marat, s’inscrit dans l’atmosphère ou l’indignation fait face à la terreur. Charlotte Corday est la descendante en ligne directe de Pierre Corneille. Issue d’une famille noble et pauvre, elle vit dans une petite maison dans le Pays d’Auge. En 1791, à 23 ans, elle défend ardemment ses idées constitutionalistes dans un milieu où l’on compte beaucoup de royalistes.
Mais les massacres de nombreux prisonniers à Paris, entre le 2 et le 7 septembre 1792, soulèvent un opprobre quasi général auquel se joint Charlotte Corday qui est révoltée de lire dans l'Ami du peuple, le journal du député jacobin Jean-Paul Marat, l’approbation de ces massacres et l’appel à en faire de même dans toutes les prisons françaises.
Son indignation la convainc de répondre à la violence par la violence, et tout naturellement elle choisit Marat comme cible. Elle se rend à Paris pour le tuer, réussit à forcer sa porte le 13 juillet vers 19 heures, le trouve dans son bain et le poignarde.
Conduite à la Prison de l’Abbaye, l’on découvre un libelle dans lequel elle déclare notamment :
« Déjà le plus vil des scélérats, Marat, dont le nom seul présente l'image de tous les crimes, en tombant sous le fer vengeur, ébranle la Montagne et fait pâlir Danton, Robespierre, ces autres brigands assis sur ce trône sanglant… »
Transférée le 15 juillet à la Conciergerie, elle est exécutée la 17 juillet.
Le poète André Chénier, qui fut lui-même guillotiné un an après Charlotte Corday, lui a consacré une ode dans laquelleil écrit notamment :
Calme sur l’échafaud, tu méprisas la rage
D’un peuple abject, servile, et fécond en outrage,
Et qui se croit alors et libre et souverain.
La vertu seule est libre. Honneur de notre histoire,
Notre immortel opprobre y vit avec ta gloire,
Seule tu fus un homme, et vengeas les humains.
Tu voulais, enflammant les courages timides,
Réveiller les poignards sur tous ces parricides,
De rapine, de sang, d’infamie engraissés.
Un scélérat de moins rampe dans cette fange.
La vertu t’applaudit.
Charlotte Corday ne s’était pas trompée sur la tournure prise par la Révolution, mais les révolutionnaires n’en avaient cure : le 21 septembre 1794, trois mois après la mort de Robespierre, un décret déclarait Marat « immortel », le fait exhumer et placer au Panthéon. Mais, sic transit gloria mundi, un autre décret annulait trois mois plus tard le décret précédent. Son cercueil était retiré du Panthéon, tous les bustes le représentant étaient brisés et jetés dans les égouts. Ses restes étaient exhumés et placés dans le cimetière de l'église Saint-Étienne-du-Mont.
Charlotte Corday était vengée et la Révolution jugée à l’aulne de ses crimes.
À SUIVRE
NOTRE PASSÉ DEMOGRAPHIQUE
Notre révolution démographique résulte directement de l'invention de l'agriculture, au Moyen Orient et sans doute en Chine, il y a dix mille ans.
Cette révolution consiste à attendre que les semences produisent des plantes et à s'occuper du troupeau plutôt que de se déplacer en permanence et du coup libérer du temps. Les civilisations de Sumer, mais aussi égyptiennes, Mayas, celles de l'Indus et la civilisation Xia en sont issues.
Au début, ces civilisations sont autonomes, puis elles échangent entre elles des marchandises et rencontrent des nomades. C'est ainsi qu'elles se transmettent les maladies et finissent par s'immuniser.
En dépit des aléas, climatiques ou épidémiques, la population mondiale passe, grâce à l'agriculture de cinq ou dix millions d’individus à trois cents à quatre cent millions d’êtres humains entre la période du Christ et le début du XIVe siècle.
Un évènement terrible se produisit alors en Europe. La peste noire qui infestait les rats, et qui avait déjà sévit en 541 sous Justinien est arrivée de Chine, transmise par les Mongols. Ces derniers assiégeaient Caffa, un port génois sur la Mer Noire et ils auraient transmis la peste aux défenseurs qui l'ont ensuite transporté par bateau à Marseille en novembre 1347. La pandémie s'est ensuite rapidement répandue en Europe le long des routes commerciales, à raison de deux kilomètres par jour.
On estime que 30% à 60% de la population européenne a été anéantie en quelques années. Elle a déstabilisé les pouvoirs religieux et politiques, provoqué des pénuries alimentaires et l'inflation des prix des matières premières. En revanche, la pénurie de main d'œuvre a fait augmenter les salaires et accru la productivité.
Mais il s’est produit ensuite un évènement encore plus terrible: la colonisation de l'Amérique par les Européens a répandu des maladies qui y étaient inconnues, notamment la variole, provoquant une mortalité massive. On estime que la population amérindienne est passée de quatre-vingts millions à la fin du XVe siècle à cinq millions au début du XVIIIe siècle.
Entre 1300 et 1700, la population de la Terre a stagné, entre quatre cents et six cent millions d’habitants. Les taux de natalité et de mortalité sont élevés, du fait des famines et des maladies, avec un tiers des enfants qui meurent avant cinq ans. À partir du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle la population mondiale atteint un milliard d’habitants grâce à l’Europe où le taux de mortalité diminue tandis que le taux de natalité reste élevé : l’alimentation y est plus abondante et de meilleure qualité, ce qui entraine une plus grande résistance aux maladies. Les Européens ont en effet ramené d’Amérique le maïs, la pomme de terre et les tomates…
Puis la révolution industrielle, avec la mécanisation de la production, entraîne un accroissement de la productivité. Certes, au XIXe siècle, la vie était très pénible pour le plus grand nombre, avec des journées de travail interminables dans des usines sinistres et en logeant dans des taudis surpeuplés.
Tout était réuni pour une nouvelle épidémie exterminatrice, mais la science a été plus rapide que la maladie en permettant d’éradiquer un fléau tel que la variole, ce qui entraine un accroissement de l’espérance de vie, tandis que la natalité reste forte en moyenne. Quant au XXe siècle, en raison des progrès scientifiques de plus en plus rapides et malgré de grands massacres, 16 millions de victimes civiles et militaires lors de la première guerre mondiale, plus de 55 millions durant la seconde guerre et la grippe espagnole qui fit entre 20 et 40 millions de morts à la fin de la guerre première guerre mondiale, la population n’en a pas moins poursuivi sa croissance rapide.
Or, en matière démographique, le XXe siècle n’est pas seulement la période pendant laquelle la population mondiale est passée d’un milliard six cent cinquante millions d’habitants en 1900 à six milliards cent millions en 2000. Cette période est aussi celle où les taux de natalité ont diminué alors que leur évolution constitue, pour le XXIe siècle et au-delà, la clé de notre avenir en tant qu’espèce animale.
À SUIVRE
LE DOUTE AUJOURD'HUI
« En tant qu’il affecte ou submerge un individu, sa pensée, ses sentiments, ses actions, le doute le frappe d’un désarroi dont les signes se retrouvent partout » (Saint-Sernin, 1995*)
Ce sont les formes actuelles du doute qui nous intéressent ici, sans écarter toutefois le doute d’autrefois. La situation de l’homme, qu’il perçoit comme naturellement précaire, génère un état lancinant et immuable, le doute antique, que les philosophes se sont employés à décrire pour le réduire, selon deux méthodes: la première, platonicienne, tente de limiter l’incertitude en traçant une frontière entre le domaine fluctuant de l’opinion et celui, plus stable, des idées et de l’être ; la seconde, d’ordre pratique, cherche à établir dans la conscience un état de quiétude que l’incertitude ne soit pas en mesure d’altérer.
Ces deux méthodes sont reprises et prolongées dans la méditation chrétienne, qui va plus avant dans l’ascèse du doute : elle invite à l’amenuisement du moi ; elle ne cherche pas, comme le scepticisme antique, à susciter à l’intérieur de l’individu un sursaut. Elle veut provoquer un abandon, comme nous dit Fénelon qui décrit Abacus emporté dans les airs par un ange, mais tenu par un seul cheveu. Cette perspective chrétienne vise à installer le levier de l’action, non dans l’individu empirique comme le propose la philosophie antique, mais dans un être transmuté par la conscience de son néant, qui n'en devient de ce fait que plus apte à l’action.
Cette forme de doute proposée par la religion chrétienne changea de visage dans les années 1860, quand se défit la conviction chrétienne que, même si la condition de l’homme restait faible, Dieu connaissait la mesure ultime des êtres.
C’est la « mort de Dieu » qui génère le doute et finalement le nihilisme moderne. En effet, il ne s’agit même plus de nier l’existence de Dieu, mais de considérer qu’il est inutile de faire appel à un Dieu créateur du monde pour comprendre l’Univers, en affirmant que l’homme est capable de le comprendre par ses propres forces.
Curieusement, cette affirmation positive de la puissance de l’homme va engendrer le doute moderne. Le doute chrétien prenait sa source dans la faiblesse de l’homme qui était conjurée par la méditation et l’exercice, tandis que le doute contemporain ne nait pas de l’impuissance de l’homme, mais jaillit au contraire de sa puissance.
Chez Platon, les lois de la nature résultaient de l’action d’un Dieu qui avait voulu que « toutes choses soient bonnes » (Platon, Timée, 30 a). Du coup, pourquoi douter si les idées que nous avons sont celles dont Dieu s’est servi pour confectionner l’Univers ? En somme, Dieu soutenait la géométrie et il suffisait, avec Galilée, de forcer la nature à délivrer son secret sans avoir à renier Dieu.
Mais ce dévoilement de la Nature entrepris depuis Galilée se révèle être aussi un obscurcissement. C'est ce que note Joseph Fourier lorsqu'il observe que « les causes primordiales ne nous sont point connues ; mais elles sont assujetties à des lois simples et constantes, que l’on peut découvrir par l’observation ». Fourier circonscrit ainsi la tâche de la science en la distinguant radicalement d’une recherche, réputée illusoire, de la nature ultime des choses.
Mais il en résulte que c'est à l'intérieur même de la science qu'une interrogation sans réponse s'est installée et que réside finalement le doute. Tant que la Nature était conçue comme l'œuvre de Dieu, le doute intellectuel n'empêchait pas l'espérance d'un dévoilement à la fin des temps. Tout change à partir du moment où apparait l'idée qu'il pourrait y avoir une contingence des lois de la nature (Boutroux, 1874), en d'autres termes que la nature pourrait ne pas avoir de lois. Alors le doute ne serait pas induit par l'homme, il sourdrait de la nature des choses.
La physique du XVIIe siècle a bien unifié l'Univers, mais "elle le fit en substituant à notre monde de qualités et de perceptions sensibles, monde dans lequel nous vivons et nous mourons, un autre monde : le monde de la quantité, de la géométrie réifiée, monde dans lequel, bien qu'il y ait place pour toute chose, il n'y en a pas pour l'homme (1.)
La biologie, depuis trois quarts de siècles, fait pour le vivant ce que la physique classique avait réalisé pour l’Univers : elle le réifie, et, en vertu des mêmes exigences de méthode, elle l'explore et l'exclut.
Par-là, elle contribue à donner au doute un nouveau visage.
À SUIVRE
1 Alexandre Koyré, Études Newtoniennes, Gallimard 1968, pp 42-43.
TRANCHER LE NOEUD GORDIEN
La force de m’arracher à l’IECS. J'en ressentais les conséquences affectives, puisque j’étais aussi attaché à son équipe qu’une bonne partie de cette dernière l’était à ma direction.
En outre, l’aspect matériel ne m’était pas indifférent. J’avais un salaire de directeur en sus de celui de professeur que j’exerçais toujours. Démissionner, c’était réduire mon salaire de plus de la moitié. Il s’y ajoutait des avantages non négligeables, un bureau de 40 m2 contre un bureau de 7 m2 qui m’attendait, deux secrétaires contre aucune, des crédits de déplacement illimités contre de chiches allocations à marchander avec mes collègues, en d’autres termes les avantages du pouvoir à abandonner.
Mais ce n'était pas nouveau, puisque lors de mes deux précédentes démissions, celle de la Mobil et de la direction du CEPUN, je m'étais déjà résolu à une amputation comparable de salaire et de statut, comme prix consenti de la liberté et du renouveau.
D'un autre côté, comme je l'ai exposé dans mon billet précédent, à cette époque de ma vie, je privilégiais la fonction de professeur que j'aspirais à retrouver pleinement, sur celle de directeur. En outre, j'avais un projet qui me taraudait depuis longtemps, celui d’organiser la création d'une formation à la gestion en Indonésie, puis en Inde et enfin au Brésil, avec toujours l'idée directrice d'offrir à la France et à ses entreprises des cadres francophones et francophiles dans chacun de ces grands pays en cours de développement rapide. Si je gardais la direction de l'IECS, je ne trouverais ni le temps, ni plus fondamentalement l'énergie, pour réaliser ces projets que je chérissais.
Dans le fond de mon cœur, je savais bien que je ne pourrais pas me résigner longtemps au statu quo. Il me fallait décider à bouger, en trouvant un point d'appui psychologique.
Un psychiatre m'y aida, malgré lui.
Ce devait être au mois de mars 1995, je me sentais plutôt mal, anxieux, hésitant, taciturne. Un ami me donna le nom d'un psychiatre dont le cabinet était proche de l'IECS. J'y allais deux fois, durant des après-midis gris, bien en harmonie avec mon humeur. Il en allait de même pour le psychiatre, gris aussi, petit, grognon.
Naturellement, il me fit parler et en particulier de mon adolescence et nous en vînmes à mes déplacements bimensuels entre Nice, où se trouvait mon lycée et Puget-Théniers, résidence de mes parents. Je racontais tout le mal que je pensais du déplacement dans un autocar orange dans lequel flottait une odeur tenace de vomi. Il en déduisit audacieusement que j'exprimais ainsi ma réticence à rejoindre Puget-Théniers, donc ma mère que je ne supportais pas, d'après lui.
Ces déductions me parurent aussi péremptoires que déplacées. Quand il mit fin à la deuxième séance, je lui indiquais in petto qu'elle serait la dernière car il m'était antipathique. Je revins en colère à l'IECS, une colère qui se retourna rapidement contre moi-même : étais-je tombé si bas qu'il fallait que je m'impose une psychothérapie aussi fumeuse ? J'en concluais que je me mettais en danger en acceptant de vivre dans un état psychique aussi précaire et qu'il était grand temps de partir. Ainsi, grâce à ce psychiatre avec qui le dialogue m'avait paru si pitoyable, j'avais tranché en quelques dizaines de minutes le nœud gordien qui m'obsédait depuis si longtemps.
Dès le lendemain, j'informais mes proches de ma décision, cette fois-ci irrévocable et proche. Dans mon esprit, elle devint rapidement une question de survie, comme je l'avais ressenti quelques fois dans ma vie, la marquant telles des bornes d'orientation qui m'avaient fait prendre le bon chemin par un sursaut vital instinctif, quoique longuement ruminé.
Je venais de trancher le nœud gordien, une résolution à laquelle il faut se convaincre sans fébrilité et en s'appuyant sur une détermination profonde, car cela allait tanguer, dans l'IECS, à l'IAE de Nice où j'allais revenir, chez mes proches bien sûr et dans ma tête surtout.
Car il restait à régler les détails, à savoir la date de la mise en œuvre de ma décision, donc la procédure du passage de témoin, et surtout le nom de mon successeur.
Je ne fus pas déçu, ce fut homérique.
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BORDEAUX SOUS LA TERREUR
Voici ce qui se passa à Bordeaux, après la mort du roi, selon le témoignage de la marquise de la Tour du Pin :
« La ville de Bordeaux, animée par les Girondins qui n’avaient pas voté la mort du roi, était en état de demi-révolte contre la Convention. Mais Bordeaux ne possédait pas, loin de là, l’énergique courage de la Vendée (…) Pouvait-on présumer qu’une ville de 80000 âmes se soumettrait sans résistance à 700 misérables, appuyés par deux canons seulement, tandis qu’une troupe d’élite, composée de tous les gens les plus distingués de la ville, était rangée derrière une nombreuse batterie en avant de la porte ? »
Pourtant, le matin du 13 septembre 1793, « l’armée révolutionnaire » entra dans Bordeaux…
La marquise de la Tour du Pin poursuit son récit :« Moins d’une heure après, tous les chefs fédéralistes étaient arrêtés et emprisonnés. Le tribunal révolutionnaire entra aussitôt en séance et il siégea pendant six mois, sans qu’il se passât un jour qui ne vit périr quelque innocent.
La guillotine fut établie en permanence sur la place Dauphine.
« La terreur dans la ville était telle qu’un ordre ayant été placardé prescrivant aux détenteurs d’armes, de quelque nature qu’elles fussent, de les porter avant midi du lendemain, sur la pelouse du Château-Trompette, sous peine de mort, on vit passer dans les rues des charrettes où chacun allait jeter furtivement celles qu’il possédait, parmi lesquelles on en remarquait qui n’avait pas servi depuis deux générations. On les empila toutes sur le lieu indiqué, mais il ne vint à personne la pensée qu’il eut été plus courageux d’en faire usage pour se défendre. »
La Terreur a aussi inventé les cartes de rationnement, qui ont fini par couter la vie à Robespierre et ses amis :
« Le jour même de l’entrée des représentants du peuple, on avait publié et affiché ce que l’on nomma le maximum. C’était une ordonnance en vertu de laquelle toutes les denrées, de quelques natures qu’elles fussent, étaient fixées à un prix très bas, avec interdiction, sous peine de mort d’enfreindre cette ordonnance »
Que produisit donc ce blocage des prix, peine de mort ou pas peine de mort ? : « Il en résulta que les arrivages cessèrent à l’instant. Les marchands possesseurs de grains les cachèrent plutôt que de les vendre à meilleur marché qu’ils ne les avaient achetés, et la famine conséquence naturelle de cette interruption des échanges fut imputée à leur incivisme. »
« On nomma alors, dans chaque section, un ou plusieurs boulangers chargés de confectionner du pain, et ils reçurent l’ordre formel de n’en distribuer qu’à ceux qui seraient munis d’une carte délivrée par la section. Il en fut de même pour les bouchers. On fixa la quantité de viande, bonne ou mauvaise, à laquelle on avait droit quand on était muni d’une carte semblable à celle destinée au boulanger. Les marchands de poisson, d’œufs, de fruits et de légumes abandonnèrent les marchés. Les épiciers cachèrent leurs marchandises, et l’on ne pouvait obtenir que par protection une livre de café ou de sucre.
On aura peine à croire à un tel degré d’absurdité et de cruauté, et surtout qu’une grande ville tout entière se soit docilement soumise à un pareil régime. Le pain de section, composé de toutes espèces de farine, était noir et gluant, et l’on hésiterait maintenant à en donner aux chiens. »
La marquise de la Tour du Pin décrit aussi les manifestations contre l’Église:
«La Terreur était à son comble à Bordeaux. L’horrible procession qui marqua la destruction de toutes les choses précieuses possédées par les églises de la ville venait d’avoir lieu. On rassembla toutes les filles publiques et les mauvais sujets. On les affubla des plus beaux ornements trouvés dans les sacristies de la cathédrale, de Saint-Seurlin, de Saint-Michel, églises aussi anciennes que la ville et dotées, depuis Gallien, des objets les plus rares et les plus précieux. Ces misérables parcoururent les quais et les rues principales. Des chariots portaient ce qu’ils n’avaient pu mettre sur eux. Ils arrivèrent ainsi, précédés par la Déesse de la Raison, représentée par je ne sais quelle horrible créature, jusque sur la place de la Comédie. Là, ils brûlèrent, sur un immense bûcher, tous ces magnifiques ornements. »
Ces faits n’étaient pas propres à Bordeaux, Ils eurent lieu aux quatre coins de la France.
À SUIVRE