philosophie
LE PRAGMATISME, UNE PHILOSOPHIE POUR QUI?
Il est arrivé aux Américains de penser la philosophie par eux-mêmes. Ainsi en est-il du pragmatisme dont on peut se demander si c’est une philosophie construite sur mesure pour les hommes d’action.
Pour le pragmatisme, tout ce qui est vrai serait utile et tout ce qui est utile serait vrai ? C'est tout de même une philosophie un peu plus subtile qui a été proposée par ses inventeurs américains, Peirce, James et Dewey qui en ont fait une philosophie de la science voire une philosophie de la démocratie.
La philosophie pragmatiste est née et s'est développée en Amérique du Nord à la fin du XIXe siècle. Charles S. Peirce en a présenté l'idée, notamment à James, au cours des réunions d'un club de philosophie à Cambridge (Massachusetts).
Pierce écrivit en français (heureuse époque) un article pour la Revue philosophique en janvier 1879, où il énonçait le principe du pragmatisme : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet de notre conception. »
William James utilisa ce principe pour construire une théorie de la vérité́ dans un ouvrage intitulé Pragmatism (1907) issu d'une série de conférences et John Dewey élabora une théorie instrumentaliste qui donna lieu à un ouvrage collectif de "l'école de Chicago" : Studies in Logical Theory (1903).
Le pragmatisme américain est plus l'expression d'une méthode qu'un corps de doctrines, car les pragmatistes ne font pas partie de ces philosophes professionnels que dénonçait en son temps Schopenhauer : Peirce est un astronome et un pionnier de la logique moderne, père de la sémiotique. James est le premier grand psychologue moderne. Dewey est le père de la pédagogie moderne et le porte-parole de la pensée libérale en Amérique.
James, quoi qu'il s'en soit défendu, s'exprima assez maladroitement dans son expression au point de laisser croire que le pragmatisme ne reconnaissait la valeur des idées que si elles avaient une application pratique. En revanche, il apparait clairement que l'esprit du pragmatisme se situe dans l'expérimentation, ce qui en fait la philosophie de la science par excellence, non des résultats mais de sa méthode.
Peirce remplace le doute intuitif de Descartes par le doute réel du savant et l'intuition subjective par la mise à l'épreuve objective des idées. Selon la méthode, pragmatiste, l’idée est une hypothèse qui génère un plan d'action. La mise en œuvre est consubstantielle à sa mise à l’épreuve : expérimenter et appliquer une idée, c'est tout un.
Le pragmatiste, selon Pierce, propose à Descartes de remplacer l'intuition par l'expérimentation. Par exemple, l'intuition nous dit qu'un objet devrait être dur. L'action permet de définir ce que l'on entend par dureté et, en même temps, de prouver qu'il est dur : est dur un objet qui n'est pas rayé par un certain nombre d'objets alors que lui-même raie ces objets.
Selon cette démarche, rien n'est jamais acquis. Même si le pragmatiste reconnait qu'il existe des idées qui semblent stables, il souligne que rien ne les garantit contre le changement.
James soutient que le pragmatisme est une théorie de la vérité́, en particulier pour ce qui concerne les vérités bien établies. À leur sujet, il a proposé une drôle de formule : « La vérité́ vit à crédit », à crédit jusqu'à ce qu'elle soit confrontée avec les faits et se retrouve confirmée ou non.
Mais le pragmatisme ne s'intéresse pas à la vérité́ en tant que telle, mais au processus de vérification.
Et l'expérience a toujours le dernier mot. Une expérience est un processus continu, même lorsqu'elle est perturbée, car il y a continuité́ de la situation perturbée jusqu'à la découverte de ce qui en a rompu l'unité́, puis de cette constatation à la conception du problème, de la mise en forme du problème à l'élaboration d'une hypothèse en vue de sa solution, enfin de l'expérimentation de celle-ci à la suppression du problème et au rétablissement de la situation.
Cette description du processus d’une expérience nous ramène au problème de la vérité́ et de son rapport avec la réalité́. Les hypothèses vérifiées deviennent des vérités, provisoires par définition, sauf si le temps leur confère une sorte d'éternité́ qui les fait tendre vers la Vérité́, une Vérité́ elle-même en construction
Le pragmatisme est une méthode d'élucidation des significations, mais elle n'excelle pas moins dans la régulation de la conduite qui se définit par la relation des moyens et des fins.
À ce titre, le pragmatisme peut proposer la mise en œuvre de sa méthode en morale et en politique. Dewey a même défendu l’idée que la méthode pragmatiste est la règle d'or de la démocratie.
Pour Dewey, la fin démocratique ne s'impose pas de l'extérieur. Ce n'est pas un idéal prédéterminé́ à atteindre par n'importe quel moyen. La fin, l'idéal, ce sont les conséquences des moyens, car imposer une fin à la conduite de l'homme la condamne : la démocratie est toujours expérimentale, elle est une mise à l'épreuve constante. Il n'y a pas de démocratie idéale, pas de forme idéale de gouvernement démocratique. Il ne suffit pas de dire que la fin ne justifie pas les moyens, si par là on entend que la valeur d'un acte réside dans son intention.
Reste l'idéal. Quand il précise que « les fins démocratiques exigent des méthodes démocratiques pour se réaliser », Dewey donne le pas à l'idéal, ou encore à la fin sur les moyens.
Cet idéal ouvert exprime la foi des pragmatistes dans les possibilités de la nature humaine qui fait, selon Dewey, que « la tâche de la démocratie est à jamais celle de la création d'une expérience plus libre et plus humaine à laquelle tous participent et à laquelle tous contribuent. »
Le pragmatisme, une démarche philosophique destinée à la science et à la démocratie?
Bibliographie
DEWEY J., Studies in Logical Theory, Chicago, (1903) ; « Le Développement du pragmatisme américain », in Revue de métaphysique et de morale, oct. 1928 ;
JAMES W., Le Pragmatisme (Pragmatism, 1907), trad. E. Le Brun, Flammarion, Paris, 1968
PEIRCE C. S., Collected Papers, C. Hartshorne & P. Weiss éd., vol. V : Pragmatism and Pragmaticism, Harvard Univ. Press, Cambridge (Mass.), 1940, rééd. 1960
DELEDALLE G. Le Pragmatisme, éd., Bordas, Paris, 1971
DELEDALLE G., La Philosophie américaine, L'Âge d'homme, 1983
ROSENTHAL S. B., Speculative Pragmatism, Univ. of Massachusetts Press, Amherst, 1986
LE DEVOIR D'ÊTRE LIBRE
Ce mal politique qu'est la servitude a de fortes conséquences, car il corrompt la vie sociale et les structures socio politiques du pays soumis à la tyrannie.
La Boétie décrit le tyran, qui veut "compter sa volonté pour raison", entouré par un essaim malfaisant, car il voit dans la structure sociale de la tyrannie "le ressort et le secret de la domination".
Le mal politique se répand par strates. Cinq ou six ambitieux, ancrés auprès du despote, se font directement complices de ses méfaits ; ces six contaminent bientôt six cents personnes dociles et intéressées, et celles-là six mille qui, flattées d'obtenir le gouvernement des provinces ou le maniement des deniers, tiennent pour le tyran, de proche en proche, tout le pays en servage.
Le pouvoir de la tyrannie ne dépend donc pas tant du prestige du tyran que de l'inertie morale de tous ceux qui se laissent séduire par six mille tyranneaux mus par l'ambition. On les voit, dépourvus de probité, cupides jusqu'à la turpitude, "le visage riant et le cœur transi", complices actifs d'un régime qui sème le désastre. Ainsi la perfidie du tyran consiste-t-elle à "asservir les sujets les uns par les moyens des autres".
Devant le "gros populas" abêti, voilà le tyran qui s'égale à son Dieu et les rois de France qui se déclarent de "droit divin", comme ose l'écrire La Boétie.
Mais voilà aussi le tyran qui doit se garder de tous ceux qui le gardent. Le voilà condamné à mort, du fait des ambitions et des veuleries qu'il a laissé s'installer sous lui.
Cependant La Boétie ne voit pas dans le meurtre du tyran le remède à la tyrannie. Même si elle pourrait apparaitre comme le juste châtiment des méfaits du tyran, elle ne serait pas une délivrance. Un tyrannicide n’est que pure violence contre le sommet d’une pyramide de tyranneaux dont l’un d’entre eux sera toujours prêt à prendre la place et la servitude risque fort de s’accentuer encore.
Pour La Boétie, il n’y a de justice que dans la paix, et il n’y a de paix que dans la légalité. Si le régime est mauvais, il faut le réformer dans les seules voies du droit. Ce principe, il le respectera toute sa vie.
Pas de violence. La liberté du peuple est à chercher dans le pacte tacite qui le lie au prince. Il suffit de délier ce pacte : « que le peuple ne consente à sa servitude ; il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien ». La résistance passive restaure la valeur du politique : « soyez résolus de ne le servir plus, et vous voilà libre ».
La Boétie n’écrit pas un manifeste républicain ou anarchiste. Il s’appuie, avec deux siècles d'avance par rapport aux Lumières, sur une idée contractuelle du politique qui octroie des pouvoirs au prince pourvu qu'il respecte les devoirs qu’il a vis-à-vis de ce peuple qui lui a accordé sa confiance.
Quant au peuple, il a, en même temps, le droit et le devoir de faire respecter le contrat qui le lie au prince : « nous ne sommes pas nés seulement en possession de notre franchise, mais avec affectation de la défendre ».
Malheureusement, l'homme a une propension à la passivité qui doit être secouée. Pour cela, il faut l'éclairer par une prise de conscience et un effort critique, non l' ensevelir sous des monceaux de propagande.
La Boétie n'est donc pas un quelconque utopiste qui dénonce la tyrannie. Il soutient qu'il faut éduquer le peuple autant que les princes. Car la libération du peuple, loin de passer par la révolte violente, nait dans la résistance passive du plus grand nombre, assistée par la diplomatie des gens sages.
Son Discours prépare à l'avènement de la citoyenneté et exprime la confiance que place La Boétie en la nature humaine et l'importance du devoir confié à l'homme, au sein de l'État, de préserver sa nature originaire: l'humanité est une valeur que tout homme, sous peine de se nier en demeurant passivement dans les chaines, doit vouloir et savoir défendre.
La Boétie est cet esprit libre qui, l'un des premiers, proclame qu'il est grand temps de lever l'hypothèque des totalitarismes qui condamnent les peuples à une servitude nihiliste.
Il est le premier des Modernes.
LA COLÈRE ET L'INDIGNATION DE LA BOÉTIE
Ce qui fait la valeur de La Boétie, n'est pas la dénonciation des tyrans. Des centaines d'écrivains l'on fait avant et après lui. Elle réside dans son diagnostic et surtout dans la pérennité de ce diagnostic.
Si un million d'hommes se laissent assujettir sans réagir par "un seul", cela ne s'explique pas par leur lâcheté ou leur couardise. S'ils ne rejettent pas la tyrannie, c'est qu'ils la veulent, d'où le titre du Discours: la servitude n'existe que parce qu'elle est volontaire.
La Boétie postule que le peuple a le choix, "ou bien être serf, ou bien être libre". À l'origine, ajoute encore La Boétie, la nature humaine obéit à trois grands principes : "si nous vivions avec les droits que la nature nous a donné et avec les enseignements qu'elle nous apprend, nous serions naturellement obéissants aux parents, sujets à la raison et serfs de personne" : je crois qu'il serait surpris par la réalité du monde actuel...
Car pour lui, la famille est une institution fondamentalement naturelle, comme la raison. Enfin, la nature "n'a pas envoyé ici-bas les plus forts ni les plus avisés pour y gourmander les plus faibles". L'autorité du gouvernant n'est pas plus naturelle que l'obéissance du gouverné. L'association des hommes n'implique pas leur soumission et la société ne signifie pas dépendance des uns par rapport aux autres. D'où le troisième grand principe qui régit la nature primordiale de l’homme : "Il ne faut pas faire de doute que nous soyons naturellement libres". On reconnait là les fondements de la pensée anarchiste.
Pourquoi ? d'une part, l'histoire porte témoignage de "la vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui la défendent" et d'autre part, si la nature de l'homme est raisonnable, elle inclut l'autonomie et la reconnaissance mutuelle de l’autre : dans l'interdépendance, il n’y a plus de dépendance. Et d'ailleurs, dans la nature tous les animaux sont libres.
Cette liberté naturelle est plus qu'un idéal, elle est agissante, elle est une exigence impérative : pour elle, l'homme doit savoir combattre et mourir.
C'est alors que La Boétie confronte le paradoxe de la servitude volontaire avec l'essence naturelle de l'homme et qu'il se condamne à comprendre l'incompréhensible. La colère le saisit.
Comment les hommes peuvent-ils en arriver à nier cela même qu'ils chérissent le plus ? La Boétie scrute, de manière très moderne le principe de l’État, qui ne conduit à la tyrannie que par la faute du peuple : « c’est le peuple qui s’asservit lui-même ». Les peuples ne font aucun effort pour comprendre que les yeux avec lesquels le maitre épie se sujets, « ce sont eux qui le lui baillent; que ces mains avec lesquels il les frappe, il ne les prend que d’eux ». Les hommes « dénaturés » ont perdu la lucidité et le sens de l’effort. C’est pourquoi ils ne s’aperçoivent même pas que le maitre n'a pouvoir sur eux que par eux.
Comment l’expliquer ? Il y a en l’homme une paresse native qui est comme sa seconde nature : « Si la nature de l’homme est bien d’être franc et de le vouloir être, sa nature est aussi telle que, naturellement, il tient le pli que la nourriture lui donne ».
Parmi les causes de cette aberration, la coutume et l’habitude jouent un rôle funeste. Sous le poids de l’habitude (et j’ajouterai du confort), l’homme laisse s’éteindre en lui la lumière et la force : « avec la liberté, se perd tout d’un coup la vaillance ». Engourdi et complice de sa torpeur, il a « le cœur bas et mol », il est « incapable de grandes choses ». L'homme asservi n'a plus la nature de l'homme et il ne peut s'en prendre qu'à lui-même.
En face, les gouvernants. La Boétie ne met pas en accusation l'idée de gouvernement : il reconnait, comme l'écrira plus tard Kant, que l'homme a besoin d'un maître. Il ne s'intéresse pas à la typologie des régimes pour aller droit au but: il se tourne vers le maitre qui a toujours la possibilité "d'être mauvais quand il voudra".
L'indignation le secoue et se transforme en invectives.
Le roi, le prince, le président peu importe, ils règnent tous de manière semblable : il dompte le peuple pour le réduire en esclavage. Toujours, il dénature l'autorité souveraine : au lieu de gouverner, il se veut le maître, au lieu de remplir un devoir, il s'attribue tous les droits. Le roi héréditaire se croit le propriétaire de son royaume et de ses sujets. L'élu ne songe qu'à renouveler son mandat indéfiniment.
Il s'efforce d'accroitre son pouvoir par tous les moyens, il chasse de son peuple la science et l'intelligence, il installe partout la corruption. Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les médailles allèchent des sujets déjà endormis par le vice. D'une façon générale, insiste la Boétie, le tyran met toutes les hypocrisies au service de son pouvoir personnel. Ainsi les largesses de type paternaliste ne signifient pas qu'il aime son peuple. D'ailleurs il ne peut ni aimer ni être aimé, car il n'est qu'un sordide calculateur pour qui la bonne foi, l'intégrité, la constance n'ont pas de sens. Il n'est soucieux que de sa côte de popularité, qu'il quémande par tous moyens.
Dans son odieuse psychologie, le tyran se croit un dieu. Il empêche "de faire, de parler et quasi de penser". Par une impudente duperie, il exploite l'opinion et l'imagination du peuple, usant des superstitions. Le "peuple sot" en arrive "à faire lui-même les mensonges pour après les croire". Pour que le tyran soit tout, il faut que le peuple ne soit rien. L'idée même de gouvernement n'a plus de sens pour des gouvernés qui ne sont plus des hommes, mais le tyran impose sa subjectivité comme objectivité, ce qui est la définition philosophique de la terreur.
La servitude est donc le mal politique absolu en quoi s'anéantit la nature humaine. Rien de surprenant à ce qu'elle engendre des effets saisissants.
À SUIVRE
À PROPOS DE LA BOÉTIE
Etienne de La Boétie (1530-1563) appartient à un milieu aisé et cultivé, comme on peut s’en douter. Né à Sarlat, il a été élevé par un oncle ecclésiastique et juriste, son père étant mort prématurément. Il s’inscrivit très jeune à l’Université d’Orléans qui possédait l’une des plus célèbres écoles de droit de son temps.
Alors qu’il a déjà écrit son fameux discours, La Boétie y obtient en 1553 le grade de licencié et devient, avec dispense d’âge, conseiller au Parlement de Bordeaux où il rencontre et se lie d’amitié avec Michel de Montaigne en 1557.
Au Parlement de Bordeaux, durant son bref mandat, La Boétie apparait, avec Montaigne, comme un fervent partisan de la politique d'apaisement entre catholiques et protestants voulue par le chancelier du Roi, Michel de l'Hospital. Il écrit un remarquable mémoire sur l'Édit de janvier 1562, avant de tomber brusquement malade et de mourir, avec Montaigne à son chevet, le 18 aout 1563.
Montaigne écrit alors à Henri de Mesmes, un de ses amis, "La Boétie était le plus grand homme, à mon avis, de ce siècle".
Montaigne a hérité des nombreux manuscrits de La Boétie, des traductions de Xénophon ou de Plutarque, des poésies, et bien sûr du Discours sur la Servitude Volontaire qu'il a écrit entre 16 et 18 ans, avant de le corriger plus tard.
Montaigne ne le publie pas tout de suite par crainte qu'il soit utilisé par les diverses factions qui se déchirent alors, mais, on ne sait comment, une copie du Discours circula sous le manteau dans le cadre de pamphlets publiés pendant la période troublée des années 1570.
Plus tard, en 1727, une réédition des Essais de Montaigne contient enfin le Discours de la Servitude Volontaire. Pendant la Révolution, le Discours réapparait à trois reprises, de 1789 à 1792 et en 1836, l'abbé polémiste De Lamennais utilise le Discours de La Boétie contre le pouvoir. Par la suite, l'ouvrage suscitera beaucoup d'intérêt mais n'aura presque aucune influence sur le discours public.
En effet, Le Discours s'inscrit bien dans l'air de son époque, le XVIe siècle finissant, le temps de Machiavel et de Thomas More, le temps de la politique et de la révolte, mais est-il toujours d’actualité ?
Plus que jamais à mon avis.
En effet, dans le Discours, une idée force domine, comme Machiavel devant les désordres de l'Italie ou comme Thomas More devant la misère de l'Angleterre, celle de la dénonciation de la maladie à laquelle s'abandonne les peuples et de la recherche d'une thérapeutique possible.
Dans son discours (à dix-huit ans au plus!) La Boétie commence par déplorer l'extrême malheur du sujet asservi à un maitre ou à plusieurs, si bien qu'il refuse à juste titre de débattre de la forme du pouvoir, monarchie ou république, c'est égal.
Car la question de fond est de comprendre, alors que l'homme est naturellement épris de liberté, comment il se peut faire qu'un peuple entier préfére ployer sous le joug tyrannique d'un seul homme, acceptant de l'endurer plutôt que de le contredire?
Comment comprendre en effet que dix millions d'hommes (et parfois un milliard) servent misérablement, "enchantés et charmés" par un seul homme qui pourtant est, à leur endroit, "inhumain et sauvage"? Il y a là un mystère.
On pourrait comprendre qu'un peuple cédât à la force, comme lors d'une occupation ou d'une colonisation. On pourrait aussi admettre que des hommes se laissent envouter par les promesses de quelque héros glorieux (De Gaulle) ; le prestige du chef charismatique, le plus fort ou le plus habile, a toujours raison de la lourdeur des masses.
Mais quel malheur est celui-là ? Voir un nombre infini de personnes non pas obéir, mais servir ? Servir. Non pas être gouvernées, mais tyrannisées ? N'ayant ni biens, ni parents, ni leur vie même qui soit à eux ? Souffrir les pillages, les cruautés, non pas d'une armée, non pas d'un camp barbare, mais d'un seul ? Non pas d'un géant, mais souvent du plus lâche et du plus faible du pays ? Un homme, non pas accoutumé aux batailles mais à peine dégrossi ? Un faible.
Car, s'il est dans l'ordre des choses qu'un peuple obéisse à ceux qui les gouvernent, c'est une anomalie monstrueuse de voir un peuple entier ployer sous le joug d'un seul, qui n'a ni force ni prestige.
La Boétie pose admirablement le problème et, en outre, il est parfaitement d'actualité.
À SUIVRE
POUR L'AN DEUX MILLE VINGT QUATRE
L'année dernière, j'ai été impressionné par la chanson "Baraye" écrite et chantée par Shervin Hajipour depuis l'appartement de ses parents dans le nord de l'Iran.
La chanson a résonné dans le monde entier, elle a fait bouger les choses, mais pas tant que cela en apparence, ou pas si vite.
Rappelez-vous, il chantait, entre autres, pour danser dans la rue, pour ses sœurs, pour changer les cerveaux, pour les rêves de l'enfant fouillant dans les poubelles, pour le dernier guépard et les chiens condamnés à mort, pour les arbres, pour un sourire, pour les étudiants, pour la fin de cette longue nuit, pour sortir de la dépression, pour les filles qui voudraient être des garçons et finalement pour la liberté, liberté qui tarde à venir et qui, lorsqu’elle adviendra, sera l'instant de tous les dangers. Ces mots, ces pensées sont issus des messages qu'il avait reçu de toutes parts, en Iran, messages de désespoir et d'espérance mélangés.
En son hommage et en pensant à toutes ces espérances qui flottent dans l'azur, j'ai écrit un texte pour 2024 pour ceux que l'on laisse seuls au bord du chemin:
Pour l'enfant posé devant l'écran,
Pour l'enfant harcelé dans les réseaux sociaux,
Pour l'enfant battu jusqu'à en mourir,
Pour la femme abandonnée avec ses enfants,
Pour la femme assassinée par son homme,
Pour l'homme que l'on méprise,
Et plus précisément,
Pour le soldat blessé dans une tranchée enneigée,
Pour le migrant accroché à une pirogue rafistolée,
Pour ceux qui hurlent leur désespoir après l'attentat,
Pour la famille errante dans les ruines de Gaza,
Et plus près de nous,
Pour le vieillard sporadiquement traité comme un humain,
Pour la caissière éjectée par l'intelligence artificielle,
Pour l'acteur à la recherche d'un auditoire,
Pour l'infirmière épuisée,
Mais aussi,
Pour le chien choyé avant d'être lâché au bord de la route,
Pour tous ces animaux broyés par la machine à consommer
Enfin
Pour cette extrême solitude qui suinte des fêtes de fin d'année,
Pour tous ceux que l'on n'entend ni ne voit plus,
Pour qu'enfin, les yeux s'ouvrent, les oreilles entendent,
Pour qu'enfin, nous comprenions,
Pour qu'enfin, nous agissions,
Pour que ce monde où nous vivons soit le nôtre,
Pour que nous n'ayons pas à rougir de ce que nous ferons
Pour nous, pour notre prochain, pour le monde,
En cette année 2024...
GENEALOGIE DE LA MORALE
En 1887, Nietzsche publie sa Généalogie de la morale après une série d’essais publiés à un rythme soutenu: Par-delà le bien et le mal (1886), La Naissance de la tragédie (1872), Considérations inactuelles (1873-1876), Humain, trop humain (1878), Aurore(1881), Le Gai Savoir (1882) et Ainsi parlait Zarathoustra (1885).
Nietzsche n’est pas en bonne santé. Après avoir enseigné pendant dix ans la philologie à l’université, il a dû s’arrêter à cause d’une santé défaillante. Comme Schopenhauer qu’il appelle « mon grand maître », il s’oppose de toutes ses forces défaillantes à une époque dominée par la morale judéo-chrétienne et par l’ascension des idées égalitaires, qu’elles soient démocratiques ou socialistes.
Il confronte en effet la morale de l’époque grecque, qu’il admire, à celle de l’époque chrétienne qu’il juge décadente. Il voit au travers des dieux de l’Olympe des personnages à visage humain comme Éros, Jupiter, Vulcain ou Dionysos qui célèbrent respectivement l’amour, la guerre, la force ou l’ivresse.
Ces dieux ont été remplacés par un Dieu chrétien qui déteste les passions charnelles, condamne les excès, refoule le désir au profit d’un idéal ascétique. Pour Nietzsche, la morale chrétienne étouffe la volonté, la passion et le désir. Elle est une morale d’esprits faibles qui craignent d’affronter une vie qui est force et destruction, dynamisme et chaos, création et mort. Aussi n’hésite-t-il pas à rejeter toutes les philosophies idéalistes qui vouent un culte à des « valeurs universelles » comme la Raison, le Bien, le Vrai, la Justice, l’Ordre et qui ont en commun de nier la « vraie » vie.
Car la vitalité grecque et la morale chrétienne correspondent aux deux versants de la nature humaine : la première renvoie aux instincts, aux pulsions, en somme aux forces vitales qui sont en nous, tandis que la morale représente tout ce qui nous enjoint d’être sage, raisonnable, conforme, humble et soumis.
Nietzsche y voit le refuge des faibles, qui sont dominés par leur peur de la mort, leur esprit de servilité et leur mauvaise conscience. C’est ce qu’il cherche à démontrer dans deux ouvrages liés, Par-delà le bien et le mal (1886) et Pour une généalogie de la morale (1887).
L’objectif de Par-delà le bien et le mal est de désacraliser la morale, qui, pour lui, n’émane d’aucune transcendance mais trouve sa source dans les instincts et les pulsions. C’est ce que pensait aussi Schopenhauer et ce que reprendra Freud en opposant les pulsions inconscientes et le « surmoi », ce dernier représentant la culture et la morale chargés de dompter les forces bouillonnantes du désir.
Pour une généalogie de la morale constitue un complément et une explication de Par delà le bien et le mal, qui lui-même avait pour vocation d’éclairer la thèse soutenue dans Ainsi parlait Zarathoustra.
L’ouvrage est structuré en trois essais. Dans le premier essai, « du Bien et du Mal », Nietzsche oppose la « moralité du maître » et la « morale des esclaves ». La première est développée par les forts, qui sont sains et libres, qui sont de ce fait capables de définir eux-mêmes leurs propres valeurs et d’inventer leur propre définition du bonheur. Les esclaves sont ceux qui héritent de valeurs, tant ils sont incapables de prendre en main leur système moral. Il précise à ce propos : « Si l’on veut dire par là qu’un tel système a amélioré l’homme, je n’y contredis pas, sauf à ajouter que pour moi « amélioré » signifie la même chose que « domestiqué », « affaibli», « découragé », « raffiné », « amolli ».
Dans le second essai, Nietzsche traite de la culpabilité et de la mauvaise conscience, qui sont pour lui les deux traits majeurs de la morale d’esclave. Pour lui, la mauvaise conscience agit comme une valeur inhibitrice, transmuant la violence potentielle de l’homme à l’égard des autres en violence contre soi-même.
Le troisième essai est dédié à la critique de l’ascétisme, que la morale contemporaine considère, à tort pour lui, comme l’expression d’une volonté forte, alors que Nietzsche y voit l’expression d’une faiblesse qui engendre une volonté incapable de se libérer des instincts d’obéissance.
Ainsi Nietzsche dénonce t-il la transcendance des valeurs, contre laquelle il oppose une immanence radicale : est bon ce que je désire, est bon ce que je considère tout simplement comme bon.
Il affirme à contrario que la morale chrétienne est née d’un ressentiment envers tout ce qui est puissant, fort ou en bonne santé. Or cette morale d’esclave cherche à domestiquer nos instincts, alors que pour lui ces derniers doivent être libérés, valorisés et encouragés, comme le met en pratique le Surhomme, qui assume la vie telle qu’elle est, qui dit « oui » à la vie.
Cependant, comme Nietzsche observe que la morale des faibles est devenue dominante, il en conclut que la morale, loin d’être un moyen utilisé par les forts pour discipliner les faibles, est au contraire l’ultime ruse des faibles pour dompter les puissants.
Ultime sursaut, alors que Nietzsche note que l’idéal ascétique signifie une volonté de néant, une haine de l’humain et de l’animalité, une répulsion contre les sens, une peur du bonheur et de la beauté, la dernière phrase de son essai est la suivante :
« L’homme préfère encore vouloir le néant que ne pas vouloir du tout. »
On retrouve ici le concept fondamental de Schopenhauer : Wille zum Leben…
RÉFLEXIONS DE SCHOPENHAUER
Depuis cinq semaines, je vous entretiens de Schopenhauer, un philosophe irritant par son supposé pessimisme. Lui répondait qu’il était simplement réaliste.
Réponse facile, car il est plus facile d’être pessimiste qu’optimiste lorsqu’on se donne la vie comme sujet d’étude. Cependant Schopenhauer pose, avec la volonté de vivre, un postulat presque incontestable du processus vital dans lequel nous sommes projetés à la naissance, et il en déduit logiquement le reste, la morale, la civilisation, les mœurs, l’égoïsme, le bonheur et notre capacité inégale à en être conscient et à en tirer les conséquences.
Ci-après, j’ai choisi de présenter quelques-unes des formules qui illustrent sa pensée, parmi lesquelles vous trouverez des pépites, comme sa réflexion en même temps profonde, banale et actuelle sur la nature de l’homme.
Amoureux
« Tout état amoureux, si platonique soit-il, trouve son unique racine dans l’instinct sexuel. »
Le monde comme volonté et comme représentation
Bonheur
« Un simple coup d'œil nous fait découvrir les deux grands ennemis du bonheur humain : la douleur et l'ennui. »
Le monde comme volonté et comme représentation.
Chose en soi
« Chose en soi signifie ce qui existe indépendamment de notre perception, par conséquent ce qui existe par soi-même. »
Parerga et paralipomena.
Commencement et fin
« Quel contraste tout de même entre notre commencement et notre fin ! Le premier dans la folie du désir et l’extase de la volupté, l’autre dans la destruction des organes et l’odeur des cadavres. »
Parerga et paralipomena
Homme
« L’homme est au fond une bête féroce. Nous ne le connaissons que dompté, apprivoisé par ce que nous appelons « civilisation » : aussi reculons nous d’effroi devant les explosions accidentelles de sa nature profonde. Que les verrous et les chaines de l’ordre légal tombent, que l’anarchie éclate, c’est alors que l’on voit ce qu’est vraiment l’homme »
Lichtstrahelen aus seinen Werken
Lire
« Lire, c’est penser avec la tête d’un autre, au lieu de la sienne. »
Parerga et paralipomena
Philosophie
« Le philosophe ne doit jamais oublier qu’il pratique un art, et non une science. »
Parerga et paralipomena.
« Une philosophie, où l’on n’entend pas entre les lignes les pleurs et les grincements de dents et le terrible vacarme du meurtre général réciproque, n’est pas une philosophie ».
1858, Schopenhauer au cours d’une conversation avec Frédéric Morin.
Pitié
« Une pitié sans limites pour tous les êtres vivants, c’est le gage le plus ferme et le plus sûr de la conduite morale, et cela n’exige aucune casuistique. »
Lichtstrahelen aus seinen Werken (Pensées), J. Frauenstädt
Présent
« Le présent seul est réel, tout le reste n’est qu’imaginaire. »
Parerga et paralipomena.
Professeur
« Que bientôt les vers doivent ronger mon corps, c’est une pensée que je puis supporter ; mais que les professeurs rongent ma philosophie ! cela me donne le frisson. »
Cahiers manuscrits
« Le progrès c’est là votre chimère. Il est le rêve du XIXème siècle comme la résurrection était celui du Xème ; chaque âge a le sien. Quand, épuisant vos greniers et ceux du passé, vous aurez porté plus haut encore votre entassement de science et de richesse, l’homme doté de tant de biens en sera-t-il moins petit ? »
Parerga et paralipomena
Temps
« Le temps est un dispositif de notre cerveau qui sert à donner à l’existence foncièrement illusoire des choses et de nous-mêmes une apparence de réalité par l’intermédiaire de la durée »
Parerga et paralipomena.
Toi-même
« Tu dois comprendre la nature à partir de toi-même et non pas toi-même à partir de la nature. Voilà mon principe révolutionnaire ».
Cahiers manuscrits
« L'Upanishad est, comme je l’ai dit, le produit de la sagesse suprême humaine. »
Parerga et paralipomena.
« Obtenir une chose désirée, c’est découvrir qu’elle est vaine ; nous vivons constamment dans l’attente du mieux, et souvent en même temps dans une aspiration pleine de repentir qui s’élance avec regret vers le passé. »
Parerga et paralipomena.
Vérité
« Chaque grande vérité, avant d’être trouvée, s’annonce par un pressentiment, un instinct, une image indécise comme dans un brouillard et un effort vain pour la saisir. »
Parerga et paralipomena
« La vertu ne s’enseigne pas, non plus que le génie. Espérer que nos systèmes de morale et nos éthiques puissent produire des gens vertueux, nobles et saints, est aussi insensé que d’imaginer que nos traités d’esthétique puissent produire des poètes, des sculpteurs, des peintres et des musiciens. »
Lichtstrahelen aus seinen Werken, J. Frauenstädt.
« La vie est un décès constamment contrarié, une lutte permanente contre la mort qui finira par vaincre, c’est d’avance certain »
Parerga et paralipomena.
« Vouloir sans motif, toujours souffrir, toujours lutter, puis mourir, et ainsi de suite dans les siècles des siècles, jusqu’à ce que la croûte de notre planète s’écaille en tout petits morceaux. »
Le monde comme volonté et comme représentation.
FIN PROVISOIRE
LE MONDE COMME VOLONTÉ ET COMME REPRÉSENTATION
Schopenhauer s'est fortement situé dans la filiation de Kant, tout en rejetant une bonne partie de son éthique, mais cela ne l'a pas empêché de revendiquer aussi celle de Platon, sans oublier ses liens avec la philosophie indienne.
Tandis que les Idées de Platon ne sont que des copies imparfaites, qui ne constituent pas pour Schopenhauer des objets d'analyse mais uniquement de contemplation, ce dernier a trouvé dans la littérature de l’Inde une extraordinaire richesse de thèmes sur lesquels philosopher, mais sans y rencontrer une philosophie proprement dite.
Pourtant il revendiquait d'avoir fait de l’Oupnek'hat un de ses livres de chevet, dont il lisait la traduction française et il notait déjà, quelque temps avant d’achever le Monde : « Je ne crois pas, je l’avoue, que ma doctrine aurait pu se constituer avant que les Upanishads, Platon et Kant aient pu jeter ensemble leurs rayons dans l’esprit d’un homme. ». Il parait donc raisonnable d'estimer que la pensée indienne forme une sorte d'arrière-plan à sa philosophie dont témoigne le nom qu'il avait donné à son épagneul, Atma: l'âme du monde...
Je n'estime pas utile d'analyser, partie par partie, les quatre livres qui composent l'ouvrage. Ils nous donnent cependant les axes de sa réflexion philosophique : Épistémologie, Ontologie, Esthétique et Éthique. Nous essaierons de nous en tenir à ce qui nous parait essentiel dans sa pensée, plus encore que son caractère novateur, comme son approche de la sexualité[1], audacieuse pour l'époque,
Pour saisir l'essence de la pensée de Schopenhauer, il faut commencer par accéder à la signification des concepts qu'il utilise. Alors que le terme Wille signifie en français aussi bien la volonté que le vouloir, le désir voire l'effort, nous avons choisi de traduire le concept central du Wille zum Leben par la volonté de vivre[2]. En ce sens, Schopenhauer soutient que tous les êtres vivants, y compris l’homme, expriment une insatiable volonté de vivre. Et cette volonté de vivre, qui est la chose en soi de Kant et dont, selon Schopenhauer, nous ne pouvons pas saisir la raison d'être, ni la contrôler, n'a pas pour nous de raison d'être bien qu'elle nous pousse à agir, sans but ni rationalité. Dans cette veine, Schopenhauer écrit : "Les hommes ressemblent à des horloges qui ont été montées et qui marchent sans savoir pourquoi ; et chaque fois qu'un homme est engendré et mis au monde, l'horloge de la vie humaine est de nouveau montée pour répéter encore une fois son vieux refrain usé d'éternelle boite à musique, phrase par phrase, mesure par mesure, avec des variations à peine sensibles..."
Afin de justifier cette vision de l'homme qui erre sans but, Schopenhauer introduit la notion de Vorstellung qui signifie la représentation ou l’image de tout ce qui est perçu par l’esprit, y compris la représentation de son propre corps. Cette image est générée par nos sens qui nous donnent seulement accès à une représentation du monde, mais non à son essence profonde, d'autant plus qu'elle est perturbée par la volonté de vivre qui domine notre esprit.
Car l'homme découvre en lui-même, dans son corps et au fond de son désir, la volonté de vivre qui anime toute existence. C'est une impulsion instinctive et inconsciente qu'il ne parvient pas à contrôler et qui n'a aucune finalité, ni divine, ni historique, ni rationnelle. Il se retrouve prisonnier de l'inexorable loi du désir qui n'est qu'insatisfaction répétée et qui l'entraine dans un mouvement absurde, comme l'illustre la société de consommation.
Tel est le postulat de Schopenhauer, une volonté de vivre irrépressible et incontrôlée, qui est celle de l'homme à l'instar de tous les êtres vivants.
À la poursuite de buts à court terme dictés par nos désirs, nous ressentons forcément une souffrance engendrée par le décalage entre notre représentation d'un monde qui aurait un but téléologique, qu'il soit religieux, moral, esthétique ou autre et notre volonté de vivre, qui n’en a aucun.
Par conséquent, Schopenhauer est conduit à rejeter qu'il existe un monde "réel" doté d'une armature métaphysique. Ce monde-là, qu'il soit métaphysique ou rationnel, n'est que celui des images, car le monde de la volonté de vivre en est dépourvu : "La volonté́ est la substance de l’homme, l’intellect en est l’accident."
Schopenhauer tire les conséquences du principe qu'il énonce : il faut nous écarter du principe de raison pour nous réfugier dans cette partie de la représentation du monde que constitue la contemplation esthétique et en particulier la musique : « L’artiste nous prête ses yeux pour regarder le monde ».
Évoquant dans son dernier livre la question de la morale, nous dirions aujourd’hui de l’éthique, il considère que, comme la volonté vise sa propre satisfaction et qu’elle est donc une source d’égoïsme, la morale, visant à combattre l’égoïsme, est une négation de la volonté de vivre. Il explique qu’en revanche, le suicide n’est pas souhaitable, car il constitue un abandon de la vie, et non un abandon de la volonté de vivre.
Aucune raison supérieure n'étant à notre disposition pour nous guider, il reste à l'homme une ultime liberté, à condition d'accéder par un grand effort de représentation du monde, à une connaissance débarrassée de toute illusion qui nous fait avouer que « la souffrance est le fond de toute vie ».
Ce choix consiste, soit à abdiquer en oscillant sans cesse dans le cycle infernal du quotidien, « entre souffrance et ennui », soit à nous « affirmer pour nous nier ». En d'autres termes, pour limiter son malheur, l’homme n’a pas d’autre choix que de nier la volonté de vivre, créatrice de désirs, selon un ascétisme inspiré par le bouddhisme et les védas.
Ainsi, Schopenhauer qui a commencé son ouvrage avec Kant, se réfugie dans la pensée indienne pour l'achever. Lui qui se flattait de ne pas écrire pour ne rien dire, parvient à le conclure par les deux magnifiques phrases suivantes :
« Pour ceux que la Volonté anime encore, ce qui reste après la suppression totale de la Volonté, c’est effectivement le néant. Mais, à l’inverse, pour ceux qui ont converti et aboli la Volonté, c’est notre monde actuel, ce monde si réel avec ses soleils et toutes ses Voies Lactées, qui est le néant. »
À SUIVRE
[1] Il a ainsi développé une Geschlechtsliebe, ou une Métaphysique de l'amour sexuel, dans laquelle il soutient que l'amour n'a aucun contenu réel sans l'amour sexuel qui n'est lui-même qu'une manifestation de la volonté de vivre.
[2] C'est l'expression choisie par les tous derniers traducteurs, en 2009, du Monde comme volonté et représentation, alors que la traduction précédente d'Auguste Burdeau datait de 1889, ce qui la rendait difficile à lire pour le lecteur du XXIe siècle.
DE KANT À SCHOPENHAUER
Schopenhauer est âgé de 31 ans quand il publie un ouvrage qui, estime-t-il, révolutionne la pensée philosophique. Il attendra presque toute sa vie que la corporation des philosophes en convienne.
Le Monde comme volonté et comme représentation, publié dans une première édition à Leipzig en 1819, a connu deux éditions supplémentaires du vivant de Schopenhauer, passant à deux volumes en 1844 qui permettent de suivre l’évolution de sa pensée sur un quart de siècle et enfin une troisième édition en 1859, publiée un an avant sa mort, qui accroit encore l'ouvrage de 136 pages. L’auteur renvoie aussi à d’autres additifs insérés dans le second volume des Parerga et Paralipomena, écrits sept années après la deuxième édition de son ouvrage majeur, Le Monde comme volonté et comme représentation.
La pensée de Schopenhauer a évolué, entre ses trente et un ans lors de la première édition et ses soixante-dix ans de la troisième édition. Cependant, la continuité de sa pensée reste manifeste dans le contexte philosophique de la première moitié du XIXe siècle, qui se veut dans le prolongement de la pensée de Kant et en opposition avec celle de Hegel.
Cette pensée de Kant (1724-1804) est très récente pour Schopenhauer qui l’a lue avec grand soin, deux ans durant et il lui a consacré un long article, sous forme d'appendice à la première édition du Monde comme volonté et comme représentation, dont il recommande à ses lecteurs de s’imprégner avant d’aborder l'ouvrage principal.
Pour Schopenhauer, Kant est le véritable initiateur des études philosophiques. Il se réfèrera aussi à Platon, à Berkeley et à Hume, mais Kant reste son guide premier, car il estime que Kant est l’auteur de trois apports décisifs à la construction de sa vérité philosophique :
Tout d’abord, Kant a distingué le phénomène de la chose en soi, Le premier se révélant à nous, tandis que la seconde ne pouvant que nous échapper. C'est pourquoi, selon Schopenhauer, les vérités éternelles n’existent que dans notre tête et ce que nous appelons des vérités objectives ne sont que des phénomènes perçus par notre cerveau.
Mais, si ce que nous appelons le monde objectif n’existe qu’en tant que construction cérébrale, ce que Schopenhauer appelle un phénomène, nous les scientifiques qui prétendons nous appuyer sur des faits « objectifs », selon une volontaire tautologie, des vérités objectives que nous mettons en lumière par nos observations et nos enquêtes, nous nous racontons littéralement des histoires. Je vous invite à réfléchir sur les conséquences de cette subjectivation des faits, que les scientifiques ont tant de mal à admettre, sinon en prenant d’infinies précautions (Karl Popper) ou en contournant le problème.
Ce premier apport de Kant, mis en exergue par Schopenhauer a donc de profondes conséquences sur notre façon de voir le monde.
Le second apport de Kant est tout aussi considérable, mais l'approche de Schopenhauer en renforcera considérablement la portée et en modifiera le sens.
Kant a en effet proclamé l’autonomie de la conscience morale, en d’autres termes la possibilité pour l’être humain de choisir sa morale, hors des contingences matérielles. Nous sommes loin du déterminisme de Hegel, qui aboutit à un homme qui agit bien ou mal en fonction de sa condition matérielle et à toute une tradition philosophique et finalement politique qui justifie les révoltes d’une population par son mal être objectif.
Du coup, la volonté humaine devient quelque chose d'objectif qui s'élève au-dessus des contingences du monde. Kant n'a cependant pas franchi ce pas qui consistait à passer de la conscience morale à la volonté humaine pour reconnaitre que c'était elle qui était une "chose en soi". Schopenhauer a franchi ce pas, en qualifiant cette volonté d'un vouloir vivre qui anime non seulement l'homme mais tous les êtres vivants au sein de la nature. Ce vouloir vivre, que l'on peut qualifier de force vitale, Schopenhauer le place au centre de sa philosophie, comme Nietzsche à sa suite.
Le troisième mérite que Schopenhauer attribue à Kant est lié au premier. Il lui reconnait d’avoir donné le coup de grâce à ce qu'il appelle la philosophie scolastique qui s'est engagée à revenir toujours, après quelques détours, aux dogmes de l'Église. Cet engagement la contraint à élever les lois édictées par l'Église au rang de vérités éternelles et de prendre ainsi le phénomène pour la réalité.
Armés de ces trois apports de Kant, nous voici désormais prêts, du moins je l'espère, à déchiffrer le mécanisme de la pensée de Schopenhauer, tel qu'il l'expose sans fard dans Le Monde comme volonté et comme représentation...
A SUIVRE
SCHOPENHAUER IGNORÉ PUIS ENCENSÉ
L'œuvre de Schopenhauer l'a sauvé de ses angoisses, mais partiellement et pas tout de suite.
Partiellement, car Schopenhauer sera toujours angoissé, y compris pour la postérité de son œuvre. Ainsi, à la fin de sa vie, reconnu et encensé, il se demandera encore, avec beaucoup de réalisme j'en conviens, ce qu'il adviendrait de sa philosophie entre les mains des professeurs de philosophie.
Pas tout de suite, car il lui faudra attendre trente ans pour qu'il soit enfin reconnu en tant que philosophe. Car, depuis l'arrêt de ses cours à Berlin, se dressait un mur de silence auquel Hegel n'était pas étranger. Pour sa part, en dehors des ouvrages qu'il fit paraitre, AS ne cessa de lancer pendant toutes ces années de violentes attaques contre la philosophie enseignée dans les universités, tandis qu'il guettait d'un œil tourmenté la plus petite allusion à sa propre philosophie dans les journaux allemands et étrangers.
Il faut convenir que la soutenance de sa thèse à l'université́ d'Iéna en 1813, De la quadruple racine du principe de raison suffisante, puis la publication de Sur la vue et les couleurs en 1816, qui adoptait la theorie de Goethe sur les couleurs, et la première édition de son ouvrage principal, Le Monde comme volonté́ et comme représentation en janvier 1819, auront fort peu de retentissement.
Il en est de même lorsqu'il publie en 1836 De la volonté́ dans la nature, qui se présente comme une confirmation scientifique de sa métaphysique. L'ouvrage est un échec en termes d'édition puisque seulement 125 exemplaires seront vendus sur un tirage déjà modeste de 500 exemplaires. En 1840, alors qu'il est âgé de 52 ans et qu'il n'est toujours pas reconnu comme philosophe, il répond au concours lancé par la Société Royale des Sciences à Copenhague, qui invitait à répondre à une question touchant "la source et le fondement de la philosophie morale".
Il traita le sujet avec beaucoup de force dans son essai intitulé Le Fondement de la morale, effectuant une critique radicale de la métaphysique kantienne, posant que la « volonté de vivre » l'emportait sur les impératifs nés de la Raison, et que la morale, loin de s'appuyer sur des impératifs abstraits comme la loi ou l'obligation, obéissait d'abord à l'ordre des sentiments.
Schopenhauer était si ignoré, ou rejeté, que, bien qu'étant le seul candidat, le prix lui fut refusé. Il eut le mérite de ne pas se décourager et de publier difficilement en 1841, Les deux problèmes fondamentaux de l'éthique, qui rassemblait deux de ses œuvres, Essai sur le libre arbitre et Le Fondement de la morale.
La parution de la deuxième édition du Monde comme volonté́ et comme représentation, en 1844, comportait d'importants suppléments qui en doublèrent le volume, mais elle n'eut guère plus de succès que la première édition. En outre, le profond remaniement de sa thèse, De la quadruple racine du principe de raison suffisante donna encore lieu en 1847 à une parution confidentielle.
Mais la publication en 1851 de Parerga et Paralipomena (suppléments et omissions, en grec) en deux volumes sonna la fin définitive de son purgatoire. L'ouvrage traitait, dans un style facile d'accès et sur des sujets familiers, les thèmes de la philosophie, de son histoire, de sa dénaturation universitaire, de la nature du monde et de la vie, de la religion, des formes et conditions de la sagesse, de l’éthique, de la logique, du droit, de la politique, de l’esthétique, de la langue, de la physionomie et même des femmes, tout cela de manière incisive, parfois provocante.
L'édition de Parerga et Paralipomena ne fut pas plus facile que les autres et il ne fut tiré qu'à 750 exemplaires seulement. Mais il attira l'attention de John Oxenford, traducteur anglais de littérature allemande qui en fit une recension élogieuse pour l'English Quarterly journal Westminster Review en 1852. L'année suivante, Oxenford rédigea pour cette revue un article sur la philosophie de Schopenhauer intitulé " Iconoclasme dans la philosophie allemande " qui fut traduit en allemand et imprimé dans la Vossische Zeitung. Schopenhauer était lancé.
Il faut souligner que ce ne sont bien entendu pas ses collègues philosophes qui le reconnurent en premier, mais le grand public. Ce furent d'abord des magistrats, des avocats, des négociants, des artistes, des journalistes, des jeunes gens en général qui adhérèrent à sa philosophie.
Les philosophes professionnels vinrent après, tandis qu'un grand nombre de célébrités se reconnaissent par la suite dans ses écrits, à commencer par Nietzsche : "Je suis, déclara-t-il, un de ces lecteurs de Schopenhauer qui, après avoir lu la première page de lui savent avec certitude qu'ils iront jusqu'à la dernière, et qu'ils écouteront chaque parole sortie de sa bouche."
Tolstoï s'enthousiasma pour ses écrits : "Un émerveillement incessant à lire Schopenhauer et une abondance de joies intellectuelles comme je n’en avais encore jamais éprouvé". Freud observa que Schopenhauer était l'un des très rares penseurs "qui ont aperçu clairement les conséquences considérables du pas que constituerait, pour la science et la vie, l’hypothèse de processus psychiques inconscients."
Ce furent ensuite, dans le désordre, August Strindberg qui vit en lui "un esprit profond, peut-être le plus profond de tous.", puis Gustave Flaubert, suivi par Taine et Proust qui lui rendirent hommage. Plus tard, ce fut l'hommage de Thomas Mann, de Søren Kierkegaard ou de Jorge Luis Borges qui déclare "Si j'ai étudié sérieusement l'allemand, c'est seulement afin de pouvoir lire Schopenhauer dans le texte."
Il en fut de même pour Guy de Maupassant ou pour Richard Wagner qui note: "Je suis pour l'instant exclusivement occupé d'un homme qui m'est apparu dans ma solitude comme un envoyé du ciel : c'est Arthur Schopenhauer, notre plus grand philosophe depuis Kant."
Plus récemment, Charles Chaplin écrivit: "j'ai acheté trois volumes du Monde comme volonté et comme représentation et depuis plus de quarante ans je n'ai pas cessé d'en relire des pages." et pour terminer, Michel Houellebecq lui a rendu hommage.
Bref, AS a largement récupéré dans la postérité, le déficit de considération qu'il a subi la plus grande partie de sa vie. Auparavant Il disposera de neuf ans pour profiter de sa gloire, jusqu'à son décès du 21 septembre 1860, au cours duquel son médecin, entrant chez lui, le trouva assis sur son canapé, paisible, mort probablement d'une crise cardiaque à 72 ans. Pendant cette période, il vécu l'existence retirée d'un misanthrope, dont les visiteurs venaient écouter la conversation sarcastique à la table d'hôte de l'hôtel d'Angleterre de Francfort.
Avant d'analyser ses œuvres, tirons deux leçons de la vie de Schopenhauer, pour nos amis universitaires en premier lieu mais finalement pour tous : vos collègues ne reconnaitront que contraints et forcés la qualité de vos travaux et surtout, si vous croyez en ce que vous faites, ne vous découragez jamais. Avec un peu de chance, vous n'aurez pas besoin de mourir pour que l'on reconnaisse vos mérites...
À SUIVRE