L'INTUITION DE SCHOPENHAUER
Fin 2023, j’ai consacré six billets à la philosophie de Schopenhauer sur lequel je souhaite revenir pour apporter quelques réflexions supplémentaires.
On se rappelle que Schopenhauer est né en 1788 à Dantzig et c'est à Dresde, entre 1814 et 1818 que, comme il l'écrit à Erdmann : « mon système philosophique se forma dans ma tête, en quelque sorte sans ma volonté, comme un cristal dont tous les rayons convergent vers le centre. » Il écrivit le premier volume de son ouvrage principal, « Le Monde comme volonté et comme représentation » en 1818. Il a trente ans et il ne sait pas que les philosophes vont l'ignorer presque jusqu'à sa mort en 1860.
Or Schopenhauer a eu raison contre le petit monde des philosophes, et c'est une grande leçon de comprendre que le monde, les experts, les pairs sont parfaitement capables d'ignorer, de négliger voire de vouer aux gémonies un esprit qui finira par les laisser tous dans l'ombre.
Sa vérité est fondée sur une intuition, autour de laquelle il a construit tout son système philosophique et dont il ne déviera par conséquent jamais. Cette intuition est développée dans le paragraphe 35 du tome 1 du « Monde comme volonté et comme représentation » : « On finira par découvrir qu'il en est du monde comme il en est des drames de Gozzi ; ce sont toujours les mêmes personnages qui paraissent, ils ont les mêmes passions et le même sort; les motifs et les évènements varient, il est vrai, dans les différentes pièces, mais l'esprit des évènements est le même. »
Ainsi, dans le monde, on joue toujours la même pièce avec différents personnages, mais « on n'a jamais devant soi que le même être, identique et immuable, occupé aujourd'hui des mêmes intrigues qu'hier et de tout temps » (appendice du paragraphe 51, tome 1).
En d’autres termes, dans le monde de Schopenhauer, l’histoire ne décrit pas les progrès de l’humanité et le monde n'est qu'une pièce de théâtre. C’est ce qu’il appelle le monde comme représentation.
Cette intuition est pourvue d'un système philosophique, mais on trouve entre les deux une solution de continuité, si bien que l’on peut adhérer à l'intuition de Schopenhauer mais pas forcément au système. À partir de ce décalage, les philosophes s'en sont donné à cœur joie pour dénoncer le caractère artificiel du système philosophique de Schopenhauer qui s'est fait, il est vrai, un devoir de n’extraire de la pensée kantienne que les éléments qui étaient susceptibles de contribuer à la conception de son monde.
Mais je ne suis pas un philosophe professionnel et je ne m'intéresse pas particulièrement à la manière dont Schopenhauer a plus ou moins bien bricolé sa pseudo démonstration, d'autant qu'en tant que chercheur, je vais vous confier un secret : chacun sait que le système de démonstration d'un travail de recherche n'est le plus souvent qu'un habillage théorique artificiel censé montrer que l'on connait ses classiques et que ce travail s'inscrit dans la lignée des penseurs précédents. On peut en déduire que la qualité de la recherche réside surtout dans celle de l'intuition qui anime le chercheur, plus que dans la mécanique de la preuve qu'il apporte.
Il parait d'ailleurs que Schopenhauer aurait écrit, peut-être pour se dédouaner du système philosophique qu'il avait dû accoler à son intuition : " On ne s'imagine pas combien grande est la force de la vérité, combien elle est tenace et opiniâtre".
Revenons donc à son intuition : puisque tout n'est que représentation, comment distinguer l'objet du sujet ? Schopenhauer le montre au travers de notre corps, qui a deux sens : d'un côté, il est une représentation comme une autre, un objet parmi les objets ; d'un autre côté, il est volonté, sujet réel, qui s'exprime, agit, veut. Puis Schopenhauer étend à la totalité du réel ce qu’il a posé pour notre corps, à savoir que notre corps-objet existe en tant que représentation de notre volonté : "on peut dire que la volonté est la connaissance à priori du corps et que le corps est la connaissance à posteriori de la volonté."
Cette volonté n’est pas un privilège humain, elle se trouve aussi "dans la force qui fait croitre et végéter la plante et cristalliser le minéral". L'animal participe de la volonté, comme la fleur ou la pierre. La fleur, par exemple, m'est lointaine et proche, lointaine lorsque je pense, alors qu'elle ne pense pas; proche en revanche si je comprends que, comme moi, elle est un phénomène en lequel la volonté s'est rendue manifeste et visible.
Non exclusivement humaine, la volonté n’est pas issue de la raison, mais Schopenhauer ne peut s'empêcher de hiérarchiser la manifestation de la volonté, qui est la plus forte lorsqu'elle devient consciente d'elle-même. De ce fait, La volonté minérale est la plus faible des volontés, les volontés végétale et animale se situant dans les degrés intermédiaires.
Le génie humain est fonction de l’intensité de la prise de conscience de la nature de la volonté.
À SUIVRE