Une science sans signification?
À la découverte de la puissance du concept comme outil scientifique par les Grecs, s'associe par la suite le deuxième grand instrument du travail scientifique, enfanté cette fois par la Renaissance: l'expérimentation rationnelle.
Des expériences avaient eu lieu bien avant la Renaissance, comme les expériences mathématiques dés l’Antiquité grecque à des fins militaires ou au Moyen Age en vue de l'exploitation des mines. Mais ce fut la Renaissance qui éleva l'expérimentation au rang d'un principe de recherche fondamental. Elle s’est imposée comme le moyen de preuve dont avait besoin la science empirique moderne pour être reconnue.
L’expérimentation s’est d’abord développée dans l’art, avec Léonard de Vinci, avant de s’enraciner dans les sciences, sous l'influence de Galilée et de Bacon pour s’étendre à toutes les sciences dites exactes dans les universités italiennes et bataves.
À cette époque, on attendait des miracles de la science. C’est ce qui fait écrire à Swammerdam : "Je vous apporte ici, dans l'anatomie d'un pou, la preuve de la providence divine." La tâche du travail scientifique consistait en effet à trouver le chemin qui conduisait à Dieu. La théologie piétiste de ce temps, notamment celle de Spencer, savait que l'on n'arriverait pas à Dieu par la voie qu’avaient emprunté les penseurs du Moyen Age. Au moment de la Renaissance, on admettait que Dieu était caché, que ses voies et ses pensées n’étaient pas celles des hommes. Mais on espérait que les sciences exactes permettraient d'appréhender physiquement ses œuvres, de découvrir les traces de ses intentions dans la nature…
Qui, aujourd'hui, croit encore que les connaissances astronomiques, biologiques, physiques ou chimiques pourraient nous enseigner quelque chose sur le sens du monde ou même nous aider à trouver les traces de ce sens, si jamais il existe? Au contraire, si l'on cherche des connaissances qui peuvent extirper jusqu'à la racine la croyance en l'existence de quoi que ce soit ressemblant à une « signification » du monde, ce sont précisément les connaissances scientifiques. En effet, comment la science pourrait-elle nous conduire à Dieu? N'est-elle pas spécifiquement a-religieuse? Si bien que la présupposition fondamentale de toute croyance en Dieu implique désormais de s'émanciper du rationalisme et de l'intellectualisme de la science…
Enfin, il est loin le temps où un optimisme naïf célébrait la science, ou plus précisément la technique de la maîtrise de la vie fondée sur la science, comme le chemin qui conduirait au bonheur[1]!
Quelle est en définitive le sens de la science en tant que vocation, puisque toutes ces anciennes illusions qui voyaient en elle le chemin qui conduit à l'« Être véritable », à la vraie nature », au « vrai Dieu » ou au « vrai bonheur » se sont écroulées au cours du temps? La réponse la plus simple est de convenir que la science n’a pas de sens, puisqu'elle ne donne aucune réponse à la seule question qui importe : « Que devons-nous faire? Comment devons-nous vivre?».
Pour donner toute sa signification à ce « non-sens » de la science, il reste cependant à se demander en quel sens elle ne nous donne «aucune» réponse?
Et ça ? Ah ça…
Je poursuis la suite de mes aventures à la Mobil Oil, que j’ai commencé à raconter le 26 juin et 10 juillet dernier. Au bout de quelques semaines déjà, je n’étais pas très content, malgré le salaire et le logement. Trop impatient me disait-on !
Ce fut notamment ce que me fit observer mon mentor de la Mobil Oil Maroc qui me rappela à juste titre les bonnes conditions financières de mon embauche et qui m’invita sagement à la patience. Je ne l’écoutais pas, car ma lettre n’était destinée qu’à le mettre au courant de mon état d’esprit pour qu’il ne soit pas surpris par mon éventuelle démission et non à lui demander conseil.
J’étais sur le terrain, je savais désormais à quoi m’en tenir sur la Mobil et je n’étais pas disposé à renoncer à ma vision du monde en échange de quelques francs. Je commençais par diriger les feux de mon indignation sur les conditions de la vie dans l’industrie. À cet égard, je n’ai jamais oublié deux visites, celle des usines de carburateurs Solex et celle de l’usine de munitions d’artillerie Luchaire, qui toutes deux m’ont choqué par les conditions de travail imposées aux ouvriers et aux ouvrières, notamment en raison du bruit écrasant qui y régnait. C’était cela l’industrie dans la banlieue parisienne, des gens que l’on abrutissait et dont on abrégeait la vie, en échange d’un petit salaire. Le mépris du peuple par des cadres et des employeurs inconscients ou inhumains. C’était avant qu’on ne les licencie comme on abat du bétail. Puis, las de traîner mon ennui, le long de ces semaines qui devenaient des mois, de cette soi-disant période de « formation », je m’inventais un travail avec une double ambition, celle de montrer que la Mobil avait tort et que moi j’étais très intelligent.
Le département Distribution de la Mobil avait réalisé une campagne publicitaire portant sur l’huile Delvac destinée aux véhicules Diesel.
La campagne avait consisté à adresser cinq envois successifs de petites boîtes contenant chacune un gobelet en plastique dur sur lequel était inscrit « Mobil Delvac » à six mille prospects, composés de PME du transport et des activités liées à l’automobile. Cela faisait trente mille envois. Le coût de la campagne s’était élevé à six cent mille francs, équivalent à six cent mille Euros d’aujourd’hui. Il se murmurait dans le département « Distribution », sans doute pour critiquer et affaiblir le directeur marketing dudit département, que les résultats de cette campagne publicitaire avaient été catastrophiques : elle n’avait engendré aucune vente supplémentaire, si ce n’est un fût d’huile de 200 litres commandé par un agriculteur qui n’avait même pas daigné honorer la facture !
Je ne savais pas encore que les effets de la publicité ne peuvent pas être mesurés à court terme et j’en concluais hâtivement qu’il était important pour la Mobil de comprendre les raisons de cet « échec ». À cet effet, je proposais à mon Chef d’effectuer une enquête sur la perception de cette publicité auprès d’un échantillon de prospects. Ce dernier agréa à cette idée, ravi sans doute de se débarrasser d’un casse-pieds pendant quelques semaines. Comme je n’avais pas de crédits de déplacements pour effectuer l'enquête, j’avais choisi de visiter en Métro et à pied une cinquantaine de prospects à Paris et dans sa proche banlieue. C’est à cette occasion que j’ai appris la rude nature du métier de la prospection. Cinquante fois, je passais la porte d’une entreprise où j’étais accueilli parfois avec politesse mais toujours à regret, cinquante fois mon interlocuteur, qu’il soit patron, cadre ou secrétaire, me répondit que non, il n’avait reçu aucun envoi de la Mobil et presque cinquante fois, désignant d’un doigt vengeur le gobelet « Mobil Delvac » empli de stylos billes et de crayons qui trônait sur son bureau, j’ai rétorqué : « Et ça ? ».
« Ah, ça ! » me répondait mon interlocuteur (trice). J’enchaînai alors sur les mérites de l’huile Mobil Delvac, mais invariablement on me répondait que non merci, l’entreprise avait ses fournisseurs et qu’elle ne se posait pas la question de changer d’huile pour ses camions ou ses clients. Je rassemblai toutes ces réponses négatives convergentes dans un opuscule (que j’ai gardé) d’une vingtaine de pages, agrémentées, pour montrer ce que je savais faire, de statistiques savamment présentées sous forme de tests d’hypothèses et d’intervalles de confiance.
Comme les secrétaires existaient encore en ce temps-là, je parvins à faire dactylographier et à faire tirer à quelques exemplaires le document que j’avais rédigé.
Je m’attendais à ce que ce rapport fasse grand bruit, que les responsables de la campagne publicitaire soient punis voire licenciés, que le PDG de la Mobil m’appelle pour me féliciter, enfin je pensais avoir frappé un grand coup.
Sous la pression de la dette, le roi ouvre la boite de Pandore
Le 7 juillet dernier, dans un article intitulé « La Révolution, mère du pouvoir centralisé et des coups d’États », j’introduisais une réflexion sur le rôle de la Révolution dans la manière de gouverner la France aujourd’hui. Penchons nous donc sur l’histoire de cette révolution, en se souvenant qu’elle a été instrumentalisée par tous les pouvoirs depuis le début. Son histoire est donc toujours écrite et réecrite en fonction des besoins du pouvoir du moment.
Dans les années 1780, la France n’est pas une puissance en péril. Elle rassemble la première population d’Europe avec vingt-huit millions et demi d’habitants. Elle en est aussi la première puissance économique et commerciale. Elle possède le quart des terres arables européennes ; la peste, la guerre et la famine ont cessé d’exercer leurs effets. On y observe des progrès dans tous les domaines matériels : les hôpitaux se multiplient, les rues sont pavées, les marécages sont drainés. Trente mille kilomètres de routes, empierrées et ombragées par des files d’arbres, couvrent le pays. Le réseau de canaux de navigation est le plus moderne d’Europe. L’agriculture a accru sa production de quarante pour cent en moins d’un siècle et, la production industrielle croît d’un pour cent et demi par an : malgré les difficultés conjoncturelles de 1788, la prospérité de la France est remarquable à la veille de la Révolution.
Ce qui provoque cette révolution, ce n’est donc pas la pauvreté de la France mais l’action de l’État. Depuis Philippe Le Bel, les rois ont créé progressivement une administration centralisée de plus en plus prégnante sur toutes les activités du pays. Dans son ouvrage célèbre, l’Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville souligne que « la centralisation administrative est une institution de l’Ancien Régime » et que « la révolution administrative avait précédé la révolution politique ». C’est pourquoi la logique du royaume de France le conduit à unifier ses administrés, ce qui implique de supprimer les privilèges de l’aristocratie. Or la royauté est profondément liée au clergé et à la noblesse, qui fondent sa légitimité. C’est cette dernière qui permet à Louis XV de déclarer en 1766 devant le Parlement de Paris : « Comme s’il était permis d’ignorer que c’est en ma personne seule que réside la puissance souveraine…Que mon peuple n’est qu’un avec moi et que les droits et les intérêts de la nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en mes mains ».
Comment supprimer les privilèges sans détruire la noblesse ? C’est ce nœud gordien que Louis XVI et ses ministres n’arrivent pas à desserrer, et que la Révolution tranchera en mettant hors-jeu la noblesse et le clergé, ce qui aboutira bien au renforcement de l’État dont avaient rêvé les Rois et leurs agents.
Tout a vraiment commencé lorsque, sous la pression des dettes, le Contrôleur Général des Finances, Charles Alexandre de Calonne, reprit les idées de Turgot et Necker. Il proposa à une assemblée de notables, réunie le 22 février 1787, la mise en place d’assemblées provinciales et municipales composées de propriétaires qui seraient associés à la répartition des impôts. Pour faire bonne mesure, il y ajoutait la suppression des douanes intérieures, un impôt foncier sans privilèges, l’abolition de la corvée et la subvention territoriale qui remplacerait les vingtièmes, l’adoucissement de la taille et de la gabelle. Naturellement, il se heurta à une violente opposition, qui ne laissa plus d’autre choix à Louis XVI que de convoquer les États Généraux pour éviter la banqueroute.
C’est ainsi que, le 4 mai 1789 à Versailles, le roi ouvrit la boîte de Pandore en même temps que les États Généraux. Ces derniers étaient précédés et appuyés par la masse des cahiers de doléance rédigés dans les moindres baillages.
Dés l’ouverture de ces États Généraux, l’épreuve de force s’engagea entre le Roi et la majeure partie des représentants du Tiers État : alors que le roi ne pensait qu’à obtenir la permission de lever des impôts supplémentaires, le Tiers État cherchait pour sa part à transformer les États Généraux en Assemblée Nationale constituante.
Il s’agissait donc de trancher qui, du pouvoir du roi ou celui de l’assemblée, primerait sur l’autre.
La Nation française face à son Armée
Eva Joly a remis en cause le symbole d’union entre l’armée et la nation que représente le défilé militaire du 14 juillet dernier. Ses déclarations offrent une bonne opportunité de faire le point sur le rôle et l’évolution de l’armée française.
Je lisais récemment un texte écrit par le général Hervé Charpentier, commandant des forces terrestres françaises, qui qualifie les soldats qu’il croise en opérations, en Afghanistan ou en Afrique, de « jeunes héros ». Ces jeunes, garçons et filles, ont, explicitement ou implicitement, accepté de payer le prix du sang en choisissant le métier des armes. S’ils meurent ou s’ils sont blessés, c’est fort triste pense t-on autour d’eux, mais ce sont les risques d’une profession qu’ils ont choisi volontairement. C’est que l’armée de métier, contrairement à l’armée de conscription, est bien confortable pour notre société. La guerre, la mort, la souffrance, c’est une affaire de spécialiste… Que meurent dans la vallée de Kapisa, des gamins de 20 ans à la demande de la République Française n’est pas l’affaire de ses citoyens qui se demandent, avec un brin de commisération, pourquoi ces hommes et ces femmes acceptent de faire le sacrifice absurde de leur vie. Les mêmes omettent de se demander ce qui se passerait pour eux si plus personne ne voulait accepter de porter des armes dans ce pays, voire dans cette Europe[1]…
De toutes manières, pour des raisons budgétaires, on n’en est plus très loin, en Europe et en France. Pour l’armée de cette dernière, cela ne fait plus beaucoup de monde : avec ses 88000 combattants, ses 6000 militaires non opérationnels et ses 9000 civils, l’armée de terre pourra bientôt être rassemblée tout entière dans le Stade de France, pour peu qu’elle annexe la pelouse. Avec des budgets de plus en plus serrés, la réduction constante de leurs effectifs et le vieillissement du matériel, la force aérienne de combat n’est plus que de trois cents appareils et la marine rassemble moins de trente grandes unités navales dont un seul porte-avion. Face à cette réduction des moyens, nombreux sont les militaires qui pointent une triple incohérence dans la politique militaire de la France[2]:
- Une incohérence logique : alors que les crises se multiplient, l’Europe en général et la France en particulier diminuent leur effort de défense au moment même où il augmente ailleurs.
- Une incohérence doctrinale : le nouveau paradigme d’une guerre qui se déroule au sein des populations exige à la fois des forces terrestres plus nombreuses, une capacité de projection aérienne et navale plus affirmée alors que l’on procède à la diminution des effectifs et des moyens de l’armée.
- Une incohérence tactique : tandis qu’il apparaît certain que l’armée française devra s’engager à de multiples reprises en Afrique dans les années qui viennent, l’armée française affaiblit son réseau de bases pour gagner trois mille postes budgétaires.
La réponse du Ministère de la Défense aux incohérences logiques et doctrinales, c’est l’affirmation de la primauté du cadre multinational sur le cadre national. C’est ce qu’indique le Livre blanc de 2008, en totale contradiction avec celui de 1972 qui proclamait fièrement que la sécurité supposait, pour un peuple libre, l’indépendance de la nation. L’armée française n’est désormais présente sur les théâtres majeurs qu’aux côtés de ses alliés. Elle se place ainsi dans une situation de dépendance (on fait la guerre pour honorer des accords militaires) qui génère un malaise chez les militaires quant aux buts de guerre. Il faut ajouter que ces derniers sont sollicités de manière excessive par rapport aux contraintes de la vie civile. Certes, la mélancolie du soldat[3] est de toutes les époques, mais comment expliquer à un sous officier payé 2500 euros par mois qu’il doit risquer sa vie en Afghanistan pour défendre une cause qui n’est pas celle de son pays et une société qui lui tourne le dos?
En fin de compte, la question militaire se trouve tout entière posée dans le niveau du moral des troupes. Lorsque le soldat ne sait plus très bien pourquoi il risque sa vie, lorsque le sacrifice qui lui est demandé est en contradiction totale avec les valeurs d’une société qui rejette les notions de service, de devoir ou de sacrifice, le risque de divorce entre l’Armée et la Nation devient alarmant.
Ce risque de rupture doit être évité à tout prix car le péril serait alors immense, comme cela est souvent arrivé dans l’histoire de la France et de son Armée, qu’au moment crucial la seconde vienne à manquer à la première.
[1] Borgnes parmi les aveugles, les armées anglaises et françaises surclassent, malgré leurs faiblesses de plus en plus criantes, les autres armées européennes. On le voit en Libye.
[2] Voir la tribune parue le 18 juin 2008 dans le Figaro sous le pseudonyme de Surcouf, dénonçant les inadéquations entre les orientations du Livre blanc et les intérêts de la France.
[3] Charles De Gaulle, le Fil de l’épée (1931).
La science a t-elle un sens pour l'homme?
Nous avons conclu notre blog sur « Le métier de chercheur », le 29 juin dernier, en observant que l’on ne peut accomplir un travail scientifique sans espérer en même temps que d'autres iront plus loin et que ce progrès est supposé se prolonger à l'infini.
Dès lors, quelle est la signification de la science? Il n'est pas évident qu'un phénomène qui suit une loi de progrès permanent ait un sens pour l’homme. Pourquoi un scientifique serait-il prêt à consacrer sa vie à une occupation qui, par définition, n'a jamais de fin?
Pour pouvoir répondre à cette question, il faut considérer le progrès scientifique dans le cadre du long processus d'intellectualisation de l’être humain depuis des millénaires. Ce processus le conduit à penser qu’il est capable, s’il le veut, de maîtriser toute chose en ce monde. En contrepartie, il le conduit aussi à faire disparaître tout mystère, tout phénomène surnaturel de son univers, en d’autres termes à désenchanter le monde.
Ce double mouvement, maîtrise de toute chose et désenchantement du monde, agit directement sur le sens que prend la vie pour l’homme et par conséquent sur le sens de sa mort. Est-ce que la mort de l’homme a un sens pour l’homme moderne?
Non, elle ne peut pas en avoir parce que sa vie individuelle est immergée dans le « progrès infini ». Pour celui qui vit dans le progrès, il existe toujours la possibilité d’un nouveau progrès. C’est ainsi que celui qui est atteint d’un cancer a toujours l’espoir qu’une ultime découverte lui permettra d’obtenir un sursis. Autrefois, les paysans mourraient « vieux et comblés par la vie » parce qu'ils se sentaient intégrés dans le cycle organique de la vie qui leur avait apporté tout le sens qu'elle pouvait leur offrir. L'homme moderne, au contraire, installé dans le mouvement d'une civilisation qui s'enrichit continuellement de pensées, de savoirs et de problèmes, peut se sentir « las » de la vie mais jamais « comblé » par elle.
Quel est donc le sens du progrès scientifique qui fasse que l’on puisse mettre sa vie à son service? Cela revient à se poser la question de la valeur de la science pour l’homme. Cette dernière a beaucoup évolué dans le temps. Rappelez-vous cette merveilleuse allégorie du début du septième livre de la République de Platon, les prisonniers enchaînés dans la caverne. Leur visage est tourné vers la paroi du rocher qui se dresse devant eux, si bien qu’ils ne peuvent pas voir la source de lumière qui les éclaire et qu’ils sont condamnés à ne s'occuper que des ombres qu’elle projette sur la paroi. Il ne leur reste qu’à faire des conjonctures sur les relations qui existent entre ces ombres.
Puis l'un d'eux réussit à briser ses chaînes; il se retourne et voit le soleil. Ébloui, il tâtonne, il va en tous sens et il balbutie à la vue de ce qu’il découvre. Ses compagnons le prennent pour un fou. Petit à petit, il s'habitue à regarder la lumière. Cette expérience faite, il ne lui reste plus qu’à redescendre parmi les prisonniers de la caverne afin de les conduire vers la lumière. Il est le philosophe, pour qui le soleil représente la vérité de la science. Son but n'est pas seulement de connaître les apparences et les ombres, mais l'être véritable.
Est ce que cette parabole décrit notre attitude actuelle devant la science? On a l’impression que c’est le sentiment inverse qui prévaut : les constructions intellectuelles de la science sont vues comme un royaume irréel d'abstractions artificielles qui s'efforcent de recueillir dans leurs mains desséchées le sang et la sève de la vie réelle, sans jamais y réussir. On croit de nos jours que c'est précisément dans cette vie, qui aux yeux de Platon n'était qu'un jeu d'ombres sur la paroi de la caverne, que palpite la vraie réalité. Tout le reste, estime-t-on aujourd’hui, n'est que fantômes inanimés et rien d'autre.
Comment s'est opérée cette transformation? L'enthousiasme passionné de Platon s'explique par la découverte, réalisée à son époque, du sens de l'un des plus grands instruments de la connaissance scientifique: le concept. Le mérite en revient à Socrate qui en a saisi tout de suite l'importance. Mais il ne fut pas seul dans le monde à l'avoir compris : dans les écrits hindous, on peut trouver des éléments d'une logique tout à fait analogue à celle d'Aristote. Mais ce furent tout de même les Grecs qui les premiers surent utiliser cet instrument qui permettait de coincer quelqu'un dans l'étau de la logique de telle sorte qu'il ne pouvait s'en sortir qu'en reconnaissant, soit qu'il ne savait rien, soit que telle affirmation représentait la vérité et non une autre. Ce fut là une expérience extraordinaire qui laissait croire qu'il suffisait de découvrir le vrai concept du Beau, de l'Ame ou de tout autre objet, pour être à même de comprendre aussitôt leur être véritable. Connaissance qui à son tour permettrait d'enseigner comment on devait agir correctement dans la vie, notamment en tant que citoyen, puisque les Grecs ramenaient tout à la question politique. Ce sont d’ailleurs des raisons politiques qui les conduisirent à s'occuper de la science.
À cette découverte de l'esprit hellénique s'associa par la suite le deuxième grand instrument du travail scientifique, enfanté par la Renaissance: l'expérimentation rationnelle.
(Adapté de Max Weber, « le métier et la vocation de savant »)
J'ai rêvé la Mobil O.
Dans mon blog du 26 juin dernier, intitulé « Mobil Man », j’ai raconté ce que l’achat puis la vente d’une DSuper signifiait pour moi, jeune cadre stagiaire à la Mobil Oil. Signe de révolte, négation de mon « statut » de cadre, j’exprimais ainsi ma déception par rapport à ce que je découvrais de la Mobil.
J’avais rêvé de la Mobil Oil, compagnie américaine établie depuis les années trente en France, comme étant l’image d’une grande entreprise moderne, efficace, rationnelle, et je devais admettre que ce n’était qu’une lourde machine bureaucratique. Je croyais que cette firme puissante et intelligente m’avait recruté parce qu’elle était consciente du formidable potentiel que je représentais pour elle. Mathématicien, économiste et gestionnaire, j’étais la personne idéale, à mon avis, pour épauler l’État-major européen de la Mobil à Londres en attendant que les Américains eux-mêmes se rendent compte de la pépite que je représentais pour leur firme.
…Depuis lors, j’ai eu le temps d’apprendre que les organisations, qu’elles soient publiques ou privées, n’ont pas d’âme. Elles embauchent leurs employés sans y prendre garde et elles les recrachent comme des noyaux…
Quelles que soient mes illusions de l’époque, je commençais à comprendre que je n’étais pas prés de quitter Gennevilliers pour Londres ou les Etats-Unis. On m’avait affecté à un service, le secteur « Distribution » de la Mobil, dont l’activité consistait à encadrer les petits distributeurs de la Mobil, stations-service indépendantes, distributeurs d’huiles et de carburants destinés aux PME et collectivités locales preneuses de Fuel Domestique pour le chauffage des bâtiments publics. Outre le secteur de la Distribution, la Mobil comprenait deux autres services chargés de la commercialisation de ses produits de raffinage, le secteur « Réseau » qui s’occupait des stations-service gérées en direct par la Mobil et le secteur « Industrie » chargé de la vente des fluides et des huiles à la Grande Industrie.
Comme il s’occupait de petits clients dispersés et solidement liés par des contrats léonins, le secteur Distribution n’avait pas une importance stratégique pour la Mobil Oil Française. Il en résultait que le fait d’y travailler n’était pas de nature à me mettre particulièrement en valeur pour gravir les échelons de la hiérarchie de l’entreprise. Les perspectives de promotion et de mutation étant incertaines, il me restait à trouver une motivation dans le travail lui-même.
Je commençais par comprendre que les congrès et réunions en tout genre représentaient la bouffée d’air dont avaient besoin les cadres commerciaux pour conserver leur motivation à rencontrer les clients, à les rassurer et à leur mentir. Pendant ma période de stage, j’ai participé en particulier à deux congrès qui ont eu typiquement lieu dans des cadres luxueux, loin des mornes pratiques de la vente de Fuel : La Baule et Monte-Carlo. Je dois rendre grâce à la Mobil de m’avoir offert l’occasion de passer trois nuits dans le cadre luxueux de l’Hôtel de Paris à Monte-Carlo, pour la première et sans doute la dernière fois de ma vie.
Mais le travail, après les déplacements et les congrès ? Comme pour nombre de débutants qui débarquent dans une organisation où ils croient, à tort naturellement, être attendus comme le Messie, ce fut tout de suite décevant. Je sais maintenant que la bonne attitude aurait consisté à découvrir patiemment les arcanes de l’entreprise afin de saisir ce que je pouvais lui apporter plutôt que de ruer tout de suite dans les brancards. C’est ce que je conseille à mes étudiants, observer, être patient, disponible, rester prudent dans ses jugements.
Pour ma part, à l’automne 1971, je n’étais ni en âge ni d’humeur à patienter.
Comme je passais mes journées, entre deux parcours routier entre Saint Germain en Laye et Gennevilliers, à traîner dans les bureaux ou à visiter des clients en compagnies de cadres commerciaux, la moutarde commençait à me monter au nez. Ce n’était pas pour entendre les sornettes que me débitaient des cadres sclérosés par les piètres pratiques de leur métier que j’avais quitté la belle vie casablancaise.
On m’avait menti !
La Révolution, héritière du pouvoir centralisé et mère des coups d'États
Le 20 juin dernier, nous avons vu la Royauté s’effondrer avec Louis XVI. J’ai observé alors que l’Etat centralisé, qui était l’apport fondamental de la monarchie française depuis Philippe le Bel, ne disparaissait pas pour autant avec l’avènement de la République, bien au contraire.
Lorsque Alexis de Tocqueville déplore, dans « l’Ancien Régime et la Révolution ». que la Révolution n’ait pas su rompre avec la centralisation que lui léguait la monarchie, il se trompe, elle n’a jamais eu cette intention. C’est que le mot d’ordre de la Révolution était à la lutte contre l’absolutisme, non à la déconcentration des pouvoirs. Au reste depuis 1789, aucun pouvoir politique important n’a été concédé aux pouvoirs locaux, ni la police, ni l’éducation, ni la santé, ni la politique sociale, ni même la culture. Au sommet, on a toujours voulu contrôler les esprits, les corps et les revenus des citoyens. Les préfets de l’an VIII sont toujours là, et la décentralisation reste une façade.
La Révolution est en effet la source d’une légitimité renouvelée du pouvoir central. Plus personne ne croyait, en 1789, à l’origine divine du pouvoir du roi de France. Il fallait en trouver une autre, que l’on garde ou non le roi en devanture. Ce fut une nouvelle abstraction, forgée par les têtes pensantes du tiers-état pour justifier leur future mainmise sur le pouvoir royal : la Nation: dans son article 3, la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen proclame, dès le 26 août 1789 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément ».
C’est ainsi que le pouvoir central royal, à bout de souffle, a passé le flambeau à la République, porteuse d’une idéologie plus moderne, avec pour mission de garder intact le vrai trésor, la concentration du pouvoir.
Il était convenu qu’une fois la « Nation » définie, donc dotée de volonté, cette dernière déléguerait sans barguigner sa souveraineté à peine acquise à ses représentants, qui l’exerceraient en son nom. La Constitution de 1791 fait de la Nation la source de sa légitimité dans l’article 2 de son Titre III : « La nation, de qui seule émanent tous les pouvoirs, ne peut les exercer que par délégation. La Constitution française est représentative : les représentants sont le corps législatif et le roi. »
Il en est toujours de même pour la Constitution de 1958, qui écrit, dans son Titre I, Article III : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum». À partir de cette construction intellectuelle, l’affaire était donc dans le sac.
La Révolution est aussi la mère de tous les coups d’État.
La première Constitution française affirme, dans les mêmes termes que l’actuelle constitution, « qu‘aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice. » C’est une pétition de principe, car la Nation a été constamment prise en otage par « une section du peuple » depuis le 10 août 1792, qui est la date de la fin de la royauté, mais aussi de la légitimité du pouvoir.
À moins de considérer que les artisans révoltés du quartier Saint-Antoine ou les grenadiers de Napoléon étaient représentatifs de la Nation et autorisés à décider à sa place, le coup de force du 10 août 1792 inaugure en effet une incroyable succession de coups de force, sans aucune légitimité « nationale », qui vont se succéder, sans compter les tentatives qui ont échoué, à raison de six en huit ans, les 10 août 1792, 2 juin 1793, 27 juillet 1794, 4 septembre 1797, 11 mai 1798 et 9 novembre 1799.
Les quatre temps de la Révolution, le temps de la chute de la royauté, le temps de la Terreur, le temps du Directoire et le temps du Consulat et de l’Empire offrent chacun des enseignements précieux pour comprendre comment la France est dirigée aujourd’hui.
La Grèce victime de l'imperium européen
Les députés grecs ont approuvé le projet d’orientation budgétaire pendant que des manifestants tournaient autour du Parlement et que le pays était en partie paralysé par des grèves. Que pouvaient faire d’autre les députés sommés de choisir entre une faillite immédiate et la mise sous tutelle de la Grèce par l’Union Européenne ?
Observons en premier lieu que l’UE ne s’intéresse tant à la Grèce que pour sauver l’Euro et en second lieu que, si la Grèce n’était pas entrée dans l’Euro, la crise actuelle n’aurait pas eu lieu. Depuis les années 1930, l’économie de la Grèce vivait sous le double règne d’une inflation structurelle et d’un crédit encadré. L’Euro a fourni à la Grèce la stabilité monétaire et une baisse massive des taux d’intérêt. Du coup, tout le monde, secteur public en tête, s’est mis à emprunter à taux bas sur les marchés internationaux et les banques ont découvert qu’elles pouvaient faire de gros profits en poussant les particuliers à consommer à crédit.
En 2001, date d’entrée en vigueur de l’Euro, la classe politique grecque se vantait d’avoir fait entrer la Grèce dans la modernité, les banques grecques se félicitaient d’attirer à elles l’argent des particuliers et les institutions européennes voyaient dans l’élargissement de la zone euro le moyen de conforter leur volonté de puissance. Pendant ce temps, la compétitivité de la Grèce était en chute libre au fur et à mesure que l’Euro s’appréciait et la production nationale reculait d’année en année.
C’est alors que survint la faillite de Lehman Brothers et la crise qui a suivi. Privée de sa monnaie et donc hors d’état de l’ajuster à la réalité de son économie, la Grèce s’est trouvé acculée à une « dévaluation intérieure », c’est-à-dire à une baisse de ses revenus de trente à quarante pour cent. C’est un coût social que peu de peuples ont eu à subir en temps de paix. Il explique le désarroi de la population, qui a cru dans les promesses pharamineuses de l’Euro, reprises dans les discours de toutes les élites, de droite comme de gauche, sur les bénéfices attendus en termes de croissance et d’emploi de l’entrée de la Grèce dans le monde merveilleux de la mondialisation. Et aujourd’hui, les mêmes vous expliquent tout à trac le contraire, que vous avez été tout simplement naïf, qu’il vous faut maintenant accepter de perdre votre emploi, de vendre votre maison aux enchères et de vous résigner à ce que les études de vos enfants ne valent plus rien !
Dans ces conditions, il est facile de comprendre que le peuple grec soit saisi par un sentiment de révolte !
Les Européens ont beau jeu de dénoncer la fraude fiscale ou le trucage des données macroéconomiques, mais comment se fait-il que l’Europe, le FMI et les banques qui prêtaient à la Grèce aient fermé depuis vingt ans les yeux sur cet état de fait qu’ils connaissaient fort bien ? Dés 1989, Jacques Delors a été informé des manipulations comptables du ministre grec des finances de l’époque, Panagiotis Roumeliotis qui est l’actuel représentant de la Grèce au FMI ! En 1993, la Commission Européenne a découvert que les institutions grecques avaient triché sur les chiffres. Elle l’a redécouvert fin 2001, en mettant à nu les pertes camouflées des sociétés nationalisées grecques. En 2010, on a appris que Goldman Sachs avait apporté son « expertise » aux gouvernements grecs successifs pour cacher la réalité de la situation grecque. Dire qu’on ne savait pas à l’étranger la réalité des trucages est une contrevérité ! Au contraire, en les cachant sous le tapis, l’UE et les banques ont encouragé les gouvernements grecs à continuer à tricher.
C’est qu’il fallait intégrer la Grèce. À ce moment-là, rien d’autre ne comptait que la volonté de puissance de l’UE.
Le drame de la situation grecque, c’est qu’aucune personne raisonnable ne peut prévoir une issue qui ne soit pas catastrophique, ce qui fait qu’il n’y aura probablement pas d’issue à la crise grecque, sauf si les Grecs se révoltent massivement, que la Grèce se déclare en cessation de paiement et quitte l’Euro.
Le vrai drame serait que cette sortie de l’Euro réussisse, en permettant à l’économie grecque de regagner une marge de manœuvre. Ce succés serait une catastrophe pour l’UE, puisqu’il apporterait la démonstration que l’Euro est plus un handicap qu’un facteur de développement économique, du moins pour les économies du sud de l’Europe. Il inciterait d’autres pays à sortir de l’Euro.
Aussi, l’UE est-elle prête à faire payer à ses citoyens le prix fort pour éviter ce camouflet. Derrière les faux-semblants des déclarations officielles, on comprend clairement qu’il vaut mieux que les Grecs souffrent à l’intérieur de l’Eurozone plutôt qu’ils réussissent en dehors!
Comme aucune personne sensée ne croit que le gouvernement grec va appliquer le programme voté par le Parlement grec puisqu’il ne peut conduire qu’à la déflagration sociale et à la sortie de la Grèce de l’Euro, on va faire semblant d’obliger les Grecs à restructurer leur économie tout en leur transférant des fonds pour éviter qu’ils explosent sous la pression. On va faire aussi semblant de demander des sacrifices aux banques tout en leur concédant en contrepartie des avantages au moins équivalents. Par contre, on ne va pas faire semblant de mettre en place un mécanisme de transfert massif de fonds des contribuables européens vers les États déficitaires de l’Euro.
Sur le plan politique, cela permettra de mettre les pays périphériques déficitaires sous la tutelle de l’UE. Cette dernière continuera sa fuite en avant en faisant campagne, au nom de l’harmonisation et de la solidarité, pour une centralisation de l’économie européenne, pour la nomination d’un ministre européen de l’économie et pour l’accroissement permanent du budget de l’UE. Et c’est ainsi que la crise grecque, loin de démontrer l’échec de l’union monétaire, servira au contraire d’outil à l’UE pour renforcer son pouvoir en augmentant la fiscalité européenne et en prenant le contrôle des transferts financiers vers les économies déficitaires au sein de l’Euro.
Quant aux Grecs, qu’ils continuent à souffrir, si possible en silence pour ne pas gêner les calculs des experts : ils n’ont que ce qu’ils méritent !
Ce schéma glacial me semble le plus probable, à moins que…
À moins que, quelque part, sous la pression populaire, en Grèce ou ailleurs en Europe, un Etat ne cesse de payer les banquiers, qu’ils soient ou non originaires d’Hellás…