Les narcissiques "montaignes" contre l'orgueilleuse raison de Descartes
Le 9 avril dernier, dans un article intitulé « Que faire ? rien… » je montrais comment la raison pouvait nous conduire à la négation téléologique de toute action, voire de tout raisonnement. Mais comme nous ne pouvons pas, en tant qu’êtres humains, nous résigner à ne rien faire et à ne rien penser, travaillons donc à bien penser.
Justement, Montaigne, qui est très moderne comme par hasard, nous y engage :
« Que sais-je ? », dit-il. Avec un esprit critique et désabusé, il sait bien nous montrer l’inanité de nos prétentions intellectuelles, la fragilité de nos convictions les plus chères, la vanité de nos savoirs et finalement l’inutile arbitraire des systèmes philosophiques. Comme il est intimement convaincu qu’il n’existe pas de route toute tracée pour l’homme, il s’offre le luxe d’en déduire que n’importe laquelle des voies qu’il choisit est la bonne. Tout est chemin pour l ‘homme débile, tel qu’il le voit et qu’il a la faiblesse d’aimer au travers de sa propre personne. Montaigne est assez loin de nous, à plus de quatre siècles de distance. Mais si nous mettons des minuscules à son nom, nous observerons que l’humanité fourmille de « montaignes » sans talent d’écriture philosophique, mais occupés à profiter de la vie sans illusion sur leur grandeur ni sur le sens de leur action. Leur modestie feinte sert de paravent à un narcissisme qu’il leur faudra tôt ou tard abandonner, pour basculer dans l’angoisse ou la léthargie, lorsqu’ils s’enfonceront dans le naufrage d’une vieillesse déshonorée. Si le message de Montaigne qu’ont finalement retenu les petits « montaignes » se ramène au sacrifice de la dignité humaine au profit de son confort, il pourrait bien être plus réconfortant de nous tourner vers la science et la raison.
Ce n’est pas Descartes qui me contredira, alors qu’il proclame l’orgueil de la raison par son « Je pense, donc je suis », destiné à lui servir de point d’appui pour déplacer le monde. La raison en a pris les moyens grâce à la science, qui doit permettre aux hommes de devenir les maîtres de la nature. Pour accomplir ce programme, rien de compliqué. Descartes observe qu’il suffit de « bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences ». Le progrès est en marche, qui bouscule les vérités anciennes et qui est prêt à apporter aux hommes les réponses à leurs attentes essentielles. Bien sûr les « montaignes » s ‘en contentent, comme ils se seraient contentés de l’absence de progrès, mais peut-on s’appuyer sur eux pour chercher sérieusement la vérité ?
Or, lorsque le savant lève les yeux au-delà de sa table de travail, il aperçoit des théories scientifiques qui deviennent toujours plus contingentes. La matière est domestiquée peu à peu, mais son essence s’enfuit vers l’infiniment petit et l’infiniment grand, comme si nous lui faisions peur. La matière ne nous aimerait-elle donc pas ?
Nous avions cru que les progrès de la raison accroîtraient la sagesse de l’homme. Il n’en est manifestement rien, car la raison laisse l’homme seul, confronté à lui-même. Peu importe que Descartes nous fustige, en nous rappelant à quel point la raison constitue un merveilleux outil. Grâce à elle, dit-il, nous avons les moyens de progresser sans cesse sur une interminable route dont l’impasse finale est toujours repoussée.
Il est vrai que pendant tout ce temps qui est accordé à l’homme pour cheminer, remplissant son sac de découvertes scientifiques, l’illusion est maintenue, l’échéance retardée, le temps écoulé.
Mais…
Un volcan, des poussières et un troupeau.
Au moment où je commence ces lignes, je me dirige en avion vers Nice en provenance de Casablanca. Ce 19 avril 2010, ce vol est un petit miracle puisque presque tous les aéroports européens sont fermés, à l’exception entre autres de celui de Nice, et encore pour quelques heures seulement.
Vous savez tous ce qui se passe. Une irruption volcanique en Islande, de lourds nuages de fumées chargés de particules se répandent à haute altitude dans l’azur européen…
Nous comprenons mieux maintenant qu’il ne faut pas énerver les Islandais, notamment en leur demandant de rembourser leurs dettes, parce qu’eux, sinon, ils n’hésitent pas à faire sauter un volcan pour nous noircir tous de cendres refroidies !
Mais cela n’explique pas tout. Il faut que nous nous concentrions sur les météorologistes. Vous savez bien qu’ils se sont réfugiés dans ce métier parce qu’ils ont raté leurs études scientifiques, un métier qui leur permet d’inquiéter les gens avec des nuées, nuées gazeuses et nuées de discours alarmistes. Ils discourent sur le temps qu’il fera demain, soit trop chaud soit trop froid, soit trop humide (attention les inondations) soit trop sec (attention la sécheresse). Les données sont suffisamment floues pour que l’on puisse les interpréter à sa guise. Vous avez déjà entendu parler d’un météorologiste licencié pour erreur de prévision ?
C’est clair, les météorologistes sont pour quelque chose dans cette affaire. Mais si nous voulons cerner la vérité de plus prés, il faut nous transporter en pensée dans les Orcades, au nord de l’Ecosse. Là-bas, à Sanday, il y a une station météorologique. Ce matin-là, le 14 avril, il fait frisquet dehors où le vent souffle à plus de 30 mph.. Au total, ils sont trois météorologistes debouts, une tasse de thé à la main. L’un deux, John a entendu parler de l’éruption du volcan Islandais. John (J’ai utilisé ce pseudonyme pour cacher sa véritable identité) est un de ces brillants météorologistes qui ont été envoyés dans les Orkneys Islands pour répeter tous les jours aux Écossais qu’il pleut et qu’il vente…
Pour faire l’intéressant, John prononce un peu par hasard la phrase qui devait se révéler fatidique : « Damned Icelanders, they have blown this damn dust from their volcano. And did they think about our planes, those louts ? » Coup de chance, un autre contrôleur, un type roux et barbu adossé dans le coin qui ne parle jamais, se réveille tout d’un coup pour raconter cette histoire ancienne d’un pilote britannique, Eric Moody, qui a eu tous ses réacteurs coupés en passant à proximité d’un volcan en Indonésie il y a une vingtaine d’années. Il avait trouvé la force de faire un trait d’humour britannique en déclarant aux passagers qu’il espérait qu’ils ne s’inquiéteraient pas trop d’apprendre que tous les réacteurs s’étaient arrêtés et que lui, le pilote, cherchait activement un endroit pour se poser, vu que les avions, sans réacteurs, ce n’est pas très confortable…
Avec retenue, tout le monde a rigolé dans la station météo secouée par le vent. C’est cette rigolade montrant que le sujet était intéressant qui a poussé John à faire un rapport à son Chef sur le volcan et toute cette maudite poussière de lave qui s’en échappait, là-haut, mille deux cent kilomètres au nord-ouest.
Tout naturellement, parce que c’est dans la nature des Chefs, celui de John a déboulé dans son bureau, l’air vaguement inquiet : « c’est sérieux cette histoire de poussière ? » le météorologue a alors pris un air important (c’est normal, c’ était très rare que le Chef s’intéresse à lui) et il a répondu, comme d’habitude : « je ne sais pas, peut-être ». Le chef, blasé, s’apprêtait à se retirer, quand John ajouta, l’air mystérieux : « ces poussières, ça peut être dangereux pour les réacteurs, je ne sais pas moi, ce serait une bonne idée, enfin je crois, de ne pas laisser traîner trop d’avions dans le ciel, s’il y a plein de fumées et de poussières. C’est ce que je pense, Chef, il me semble en tout cas » Le chef l’a regardé, l’air blasé : « vous le croyez ou vous ne le croyez pas, John? »
Ce dernier est resté un bon moment sans parler. C’est qu’il venait de réaliser que c’était la plus longue conversation qu’il avait jamais eue avec le Chef depuis qu’il était entré dans la carrière. Il commençait à comprendre qu’il tenait un sujet qui intéressait le Chef et que ce n’était pas le moment de déclarer bêtement : « Non, ne vous inquiétez pas, Chef, des poussières dans le ciel, il n’y a que ça » ou bien : « Oh moi, je disais ça pour causer ; il fait une bien jolie journée aujourd’hui, ne trouvez vous pas ? » ou encore, plus prosaïquement : « Moi, je sais pas, Chef ». Ou pire encore : « Bon, on verra bien. Attendons de voir si un de ces maudits zincs va se planter. Vous reprenez une goutte de thé, Chef ? ».
Ce qu’il devait faire, c’était prendre une mine inspirée et faire semblant de réfléchir. Puis ouvrir lentement la bouche et articuler sa phrase comme s’il pesait chacun des mots qu’il prononçait, tant la gravité de ce qu’il avait à dire s’imposait à lui. Y ajouter une pointe d’angoisse serait bienvenue pour donner plus de force à sa déclaration. Finalement, il est parvenu à prononcer une phrase du genre :
« Je sais pas, Chef, mais je pense personnellement que c’est très dangereux. On a fait une simulation avec les collègues qui montre que le nuage va petit à petit couvrir toute l’Europe et s’il entre dans les réacteurs…. » Il avait dit cela par hasard, et bien sûr, il venait juste d’inventer l’histoire de la simulation, mais le visage du Chef a immédiatement changé de couleur, il a demandé un rapport, ce qui a obligé John, pris à son propre piège, à bricoler un schéma censé provenir d’une simulation (vous pouvez la voir sur http://www.radarvirtuel.com/) et il a envoyé le tout à Londres. Aussitôt the Right Honorable, Lord Andrew Adonis, Secretary of State for Transport, a pris les choses en main et l’espace aérien britannique a été illico fermé, sine die. Ses collègues des autre pays européens, vexés d’avoir été pris de vitesse et ne voulant pas laisser à Sir Andrew Adonis toute la gloire d’une telle mesure, ont fait aussitôt de même.
Voilà pourquoi des centaines de milliers de naufragés errent de par le monde dans des aéroports déserts. Vous serez heureux d’apprendre que chaque soir depuis le 14 avril dernier, John photocopie une carte de l’Europe sur laquelle il dessine une grosse tache grise qu’il fait grandir chaque jour un peu plus. L’autre jour (il n’aime pas trop les Russes), il a décidé d’étendre la tache jusqu’à Moscou afin de mettre une belle pagaille dans le ciel russe, et ça a marché chez eux aussi. Il espère bien, avant que quelqu’un ne vienne mettre son nez dans ses soi-disant simulations, réussir à pousser la tache jusqu’au Japon, de façon à tout bloquer, partout. Ce serait grandiose.
Il faut dire que John n’a jamais aimé les avions, et moi je suis bien content qu’il ait pu réaliser son rêve, d’autant que la station météorologique de Sanday où il travaille a toujours été réputée pour être la plus ennuyeuse de toutes les Iles Britanniques, alors…
Eric Moody was in command of BA Flight 9, a Boeing 747 that was flying over Indonesia when volcanic ash put all four engines out of action. After 14 minutes of silent flight and aiming to ditch in the ocean, Mr Moody and his two fellow officers managed to relight the engines and land in Jakarta.
The incident in June 1982 was the first such encounter with high-altitude ash. "They copied what we did and published it in every pilot's manual in the world," Mr Moody said.
His announcement to the passengers after losing power has become part of airline lore. "Ladies and gentlemen, this is your captain speaking. We have a small problem. All four engines have stopped. We are doing our damnedest to get it under control. I trust you are not in too much distress."
Comment le peuple se trompe lui-même
Le 30 mars dernier, dans un article intitulé « notre servitude volontaire », je rappelais la thèse de La Boëtie qui soutient que le peuple consent lui-même à son asservissement par les hommes de pouvoir, qui n’ont qu’une seule vrai idée en tête, c’est de le garder une fois ce pouvoir conquis…
Qui a jamais cru sincèrement que Mitterrand allait changer la vie de ses concitoyens en 1981 ou que Chirac baisserait les impôts après son élection ? Mais enfin, le peuple s’est persuadé qu’il devait les croire, ces menteurs, ces escrocs. Ensuite, il a fait avec. Il a fait semblant de croire à la nécessité de l’austérité, à la fatalité du chômage, à la régression de la criminalité.
La Boëtie met bien en lumière la première raison de la « servitude volontaire », l’habitude. Les Français ont toujours obéi, leurs pères ont obéi, ils ont fait la guerre de 1914 dans les tranchées, leurs aïeux se sont fait massacrer sur tous les champs de bataille napoléoniens, ils ont plié sous le Roi Soleil. En France, on a la religion de l’État tout puissant. Il faut, nous expliquent les chefs, se soumettre à la « tradition républicaine », c’est-à-dire accepter la servitude qu’ils nous réservent. On voit la lâcheté régner en maître : pas de vagues, pas de responsabilités, pas de coupables. On voit se répandre la ruse éternelle des tyrans, celle qui déshonore nos chaînes de télévision, laquelle ruse consiste à abêtir leurs sujets. Lisez la Boëtie, vous y trouverez un texte joliment d’actualité : « Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie ».
Pour les peuples anciens seulement ? Ces lourdauds, ajoute t-il cruellement, ne se rendaient même pas compte que l’Etat ne leur redonnait, très partiellement, que ce qu’il leur avait auparavant confisqué. Pour calmer ces naïfs il suffisait, pour les tyrans d’autrefois bien sûr, de faire précéder leurs forfaits « de quelques jolis discours sur le bien public et le soulagement des malheureux ». On croirait pourtant entendre nos politiciens annoncer la création ou l’extension de quelque nouvelle allocation destinée à « réduire l’injustice », sans qu’ils ne mentionnent jamais, ni son coût pour la collectivité, ni la catégorie de citoyens à qui ils vont infliger un prélèvement supplémentaire au nom du concept de « solidarité ».
La tromperie destinée à abuser les citoyens s’est longtemps couverte du manteau de la religion. Les rois de France, écrit courageusement le jeune La Boëtie, ont abusé des fleurs de lys, des Saintes Ampoules et de diverses oriflammes. Nos tyrans modernes invoquent les « principes républicains », au nom desquels ils modifient à leur guise la constitution et les lois électorales, s’attribuent les palais gouvernementaux et instaurent la censure sur les faits et les opinions qui les gênent. Car ils ne sont rassurés que s’ils obtiennent non seulement l’obéissance mais la dévotion à leurs idées et si possible à leurs personnes. Les ouvrages pullulent qui rendent hommage au remarquable personnage que fut François Mitterrand e d’autres « grands « hommes politiques. Remarquable Mitterrand le fut, en effet, dans son art de tromper le peuple.
Pour tromper les gens, analyse La Boëtie, il faut des alliés. Pour lui, le véritable ressort de toute tyrannie, ce ne sont ni les hallebardes, ni les gardes, ni le guet. C’est l’immense hiérarchie des complices du tyran. En effet, dès que ce dernier s’empare du pouvoir, « tous ceux qui sont possédés d'une ambition ardente et d'une avidité notable se groupent autour de lui pour avoir part au butin et pour être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux ». Dans son entourage immédiat, « cinq ou six hommes qui ont eu son oreille auparavant et qui sont aussi bien les complices de ses forfaits que les compagnons de ses plaisirs et les bénéficiaires de ses rapines, le soutiennent et lui soumettent tout le pays. Ces six rassemblent sous eux six cents courtisans qu'ils corrompent autant qu'ils ont corrompu le tyran. Quant à ces six cents, ils tiennent sous leur dépendance six mille séides, qu'ils élèvent en dignité. Ils leur font donner le gouvernement des provinces ou le maniement des deniers afin de les tenir par leur avidité ou par leur cruauté, en veillant à ce qu'ils ne puissent s'exempter des lois et des peines que grâce à leur protection. Grande est la série de ceux qui les suivent. Des millions tiennent au tyran par cette chaîne ininterrompue qui les soude et les attache à lui. En somme, par les gains et les faveurs qu'on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point qu'ils se trouvent presque aussi nombreux, ceux auxquels la tyrannie profite, que ceux auxquels la liberté plairait », conclut tristement La Boëtie.
On croirait lire la description de notre système oligarchique. Au sommet, le Président sanctifié par l’élection au suffrage universel. Autour de lui, quelques fidèles qui tiennent la machinerie, à l’Elysée, à Matignon, au Palais-Bourbon, au Conseil Constitutionnel. Autour d’eux les happy few, ministres, directeurs d’administration centrale, présidents des grands organismes publics ou de conseils régionaux, chefs de partis et de syndicats. Courbant l’échine devant eux les députés, les maires, les journalistes, les patrons, les syndicalistes, les directeurs de services, quelques milliers de personnes qui reçoivent leurs ordres et leurs faveurs. Plus loin encore, l’immense cohorte des cinq millions de fonctionnaires, des cinq millions d’assistés et de tous ceux qui peu ou prou dépendent du pouvoir. Tous dans le pays, en vérité, mesurent ce qu’il leur en coûterait de se déclarer hostiles au système. Ils tremblent d’être cloué au pilori, de perdre marché ou avancement, de subir un contrôle. Même les voyous dans les quartiers que l’on dit hors de la République reçoivent des subventions, bénéficient de passe-droits que l’on pourrait leur ôter s’ils en venaient à se rebeller contre le système.
C’est écrire si le système dispose d’une armée de complices qui tremblent de le voir changer de règles auxquelles il s’est accoutumé, des complices qui le maudissent officiellement tout en redoutant secrètement de le voir s’effondrer…
Que faire? Rien...
Le 26 mars dernier, je consacrais un blog au désarroi des hommes devant les choix qu’ils ont à faire face au chemin qu’ils ont pris. Cette difficulté immense, si l’on mesure la responsabilité que l’espèce humaine doit assumer conduit chacun d’entre nous à chercher une voie personnelle qui est souvent le refus de choisir. Quelle solution en effet ? c’est la question que j’aborde aujourd’hui, avec quelque ironie…
Se distraire, c’est la solution, car en l’absence de Dieu, c’est-à-dire en l’absence d’espoir, que faire d’autre qui vaille la peine ? Quoi qu’il en soit, pourquoi questionner ? Nous n’avons rien à dire, personne à interroger que nous-mêmes, nous ne sommes rien.
Rien, vraiment ? Cette insupportable modestie n’est peut-être bien que le paravent d’une odieuse prétention. Il vaut mieux encore fuir ce piège qui consiste à nous juger nous-mêmes, en nous raccrochant à n'importe quoi, même si notre futilité devient à son tour insoutenable. N’importe quoi ? c’est facile, nous avons les poches pleines de philosophies passe-partout :
Tenez, la plus naturelle, celle de la jouissance. Il faut se faire plaisir. Point. Mais à force de vouloir se faire plaisir, on ne se fait plus plaisir. La volonté ne suffit pas. La parade à ce piège consiste à s'élever. Vers où ? Dans quel sens ? Vers les autres. Vers la communauté. Agissons pour les autres, même s'ils s'en moquent. Et si les « autres » cela n'existait pas ? Agissons dans l'intérêt collectif, même si l'intérêt collectif, personne ne sait ce que c'est.
Heureusement il reste le concret. Tous les actes ne sont pas équivalents. Par exemple la lutte contre les inégalités. Réduisons-les. Le bien absolu ? Pas sûr, car si la lutte contre les inégalités réduit le niveau collectif de bonheur, que devient notre l'objectif ? Zut.
Agir pour agir, c'est la voie ultime. La plus confortable aussi parce que la finalité, on l'évacue. La finalité c'est le moyen. Mais alors la cohérence ? On peut faire n'importe quoi ? Qui va nous en empêcher ? La loi ? Ridicule hochet, que n'importe quel argument peut réduire à l'instant. La pression sociale, les coutumes, la peur ? Bien sûr c'est lourd, mais les points d'appuis peuvent se dérober soudain. Mou. Inconsistant.
Replions‑nous sur Camus : « Il faut imaginer Sisyphe heureux », Encore que la pierre de Sisyphe, on ne sait pas sur quelle montagne il la roule. D'accord, Sisyphe monte, mais qui lui dit le sens de la pente ? Il croit monter alors que, peut‑être, il descend. Et qu'importe que Sisyphe soit heureux. L'important est qu'il pousse la pierre. Qu'importe aussi qu'il la pousse en montant ou en descendant, l'essentiel reste que la pierre roule, et qu'elle roule parce qu'il la pousse, Camus aurait dû écrire : « il faut que Sisyphe pousse la pierre ». Pas exaltant ? Et après ? Faut‑il que ce soit exaltant ?
En ce sens on est en droit de se demander pourquoi chercher une philosophie ? Une philosophie pour justifier une vie, ou une vie pour justifier une philosophie ? Que répondre et que faire ?
Rien.
Vous voyez comment la raison peut nous conduire rapidement au trente sixième dessous. Ce n’est pas sérieux, donc bien peu raisonnable. Nous savons bien que nous ne pourrons jamais, tous tant que nous sommes, nous résigner à ne rien faire, ne rien penser. Nous sommes condamnés au contraire à travailler et à penser.
Éloge de l'échec
Mes parents, qui émergeaient à grand peine des ornières de la pauvreté et qui n’avaient jamais fréquenté l’université, pensaient que ma passion n’était qu’une excentricité qui ne me permettrait jamais de gagner ma vie. Ils voulaient que je sois professeur. Je ne blâme pas mes parents pour l’ambition qu’ils avaient pour moi, car ils voulaient m’éviter l’expérience humiliante d’être pauvre. Il est un fait que la pauvreté engendre la peur, le stress et quelquefois la dépression, qu’elle implique des tonnes de petites humiliations et de difficultés.
Mais à un moment donné, c’est à vous et à vous seul qu’appartient la responsabilité de construire votre vie, et moi ce que je craignais le plus aux environs de mes vingt ans, ce n’était pas la pauvreté mais l’échec. Et pourtant, c’est ce qui m’est arrivé, à un niveau que je n’avais jamais imaginé dans mes pires cauchemars : sept ans après avoir été diplômée, mon mariage avait explosé aprés n’avoir fonctionné que fort peu de temps; j’étais sans emploi, seule avec un enfant et aussi pauvre que l’on peut l’être aujourd’hui en Europe, sans toutefois être à la rue. Mes craintes et celles de mes parents s’étaient réalisées, en pire.
C’était terrible à vivre et je ne savais ni quand ni comment je pourrais sortir du tunnel. C’est pourtant cette terrible débâcle qui m’a donné ma chance. Elle m’a ramené à l’essentiel. J’ai cessé de me raconter à moi-même que j’étais quelqu’un d’autre que celle que j’étais vraiment. J’ai pu alors rassembler toute mon énergie pour effectuer le seul travail qui comptait pour moi. Il faut réaliser que si j’avais réussi dans un autre domaine, je n’aurais probablement jamais eu assez de détermination pour réussir dans le domaine auquel je croyais vraiment.
Ma catastrophe personnelle me donnait la liberté de faire ce que je voulais, puisque ma plus grande crainte s’était réalisée, puisque j’avais complètement échoué. En fin de compte, j’étais encore en vie, j’avais encore une fille que j’adorais, je possédais toujours une vieille machine à écrire et j’avais en moi une « grande » idée.
C’est ainsi que le dur rocher sur lequel le naufrage de ma vie m’avait déposé est devenu la fondation sur laquelle j’ai reconstruit ma vie.
Quant à vous, il est probable que vous n’échouerez jamais au point où cela m’est arrivé, mais il est inévitable que vous subissiez des échecs dans votre vie, à moins de vivre si précautionneusement que vous ne vivrez pas du tout, ce qui aboutira finalement à rater sa vie à force de prudence et de renoncements.
Ma faillite m’a donné un profond sentiment de sécurité que les diplômes ne m’avaient pas du tout apporté. Elle m’a fait comprendre qui j’étais vraiment et je ne l’aurais jamais découvert si je n’avais pas échoué. J’ai compris que j’étais dotée d’une volonté forte et que j’étais beaucoup plus disciplinée que je ne le pensais. J’ai aussi constaté que j’avais des amis dont la valeur était pour moi incommensurable.
Vous ne vous connaîtrez jamais profondément vous-même et vous ne saurez jamais quelle est la force des relations que vous avez nouées avec les autres tant que vous ne les aurez pas testés dans l’adversité. Cette conscience est une véritable bénédiction, à coup sûr durement acquise, qui s’est révélée à l’usage bien plus précieuse que toutes les qualifications que j’avais acquises. Et, lorsque vous vous rendez compte que vous sortez plus forte et plus avisée d’un échec que vous ne l’étiez auparavant, vous savez désormais que vous êtes tout à fait capable de survivre.
Alors, si je fais un retour dans le temps, je dirais à la personne que j’étais à 21 ans que le bonheur personnel réside dans la prise de conscience que la vie ne consiste pas à cocher une check-list de biens ou de réalisations. Votre qualification ou votre CV ne sont pas votre vie, même si vous rencontrerez beaucoup de gens qui le croient encore, vingt, trente ou même cinquante ans plus tard. C'est dire si l'aveuglement est largement répandu.
La vie est compliquée, difficile, même pour ceux qui affectent les plus grandes certitudes. L’humilité de le reconnaître vous permettra d’en surmonter les vicissitudes….
Libre et partielle traduction de l’adresse de JK Rowling, intitulée “The fringue benefits of Failure and the Importance of Imagination” aux étudiants de Harvard, le 5 juin 2008.