Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le blog d'André Boyer

En mai 1914, le peuple vote contre la guerre

31 Janvier 2014 Publié dans #HISTOIRE

Dans le dernier blog, je rappelai l’extraordinaire  légèreté avec laquelle les élites lancèrent le peuple français dans la fournaise de la guerre. Il est tout aussi remarquable que cette décision des élites n’était nullement fondée sur l’assentiment, même tacite, du peuple. 

 l-humanite.jpeg

En effet, l’opinion était largement opposée en 1913 à l’allongement du service militaire. Parmi le personnel politique Jean Jaurès et la SFIO comme Joseph Caillaux et le Parti Radical sont contre cette loi, alors que Clemenceau, ce héros belliciste  des élites, était pour, comme Poincaré, alors Président de la République. Les élections devaient avoir lieu en mai 1914, et, comme on ne le rappelle généralement pas, c'est Jean Jaurès qui emporta l’adhésion des électeurs. 

Au début de l'année 1914, l’abrogation de la loi de trois ans est un des thèmes de la campagne, avec l’instauration de l’Impôt sur le Revenu. Le 13 janvier se créé la Fédération des Gauches qui rassemble la gauche modérée en vue des élections, avec Briand, Barthou et Millerand. Le 28 janvier, à la clôture de leur congrès, les socialistes décident de soutenir les candidats républicains qui se prononceront pour l’entente franco-allemande, pas pour la guerre !

Du côté des bellicistes, la campagne médiatique contre le pacifiste continu, menée par le Figaro. À la suite de la publication par Gaston Calmette d’une lettre confidentielle de Joseph Caillaux, Madame Caillaux tue le directeur du Figaro d’un coup de pistolet le 16 mars 2014. Elle sera acquittée le 29 juillet suivant (la justice allait vite en ces temps là!).

Au début du mois de mai 1914, Robert de Jouvenel, le directeur de L’œuvre (quotidien radical-socialiste et pacifiste qui publia en feuilleton Le Feu d’Henri Barbusse), publie la République des camarades qui montre en quoi, à l’instar de nos élites actuelles, la séparation des pouvoirs est devenue fictive en raison de la « camaraderie parlementaire générale », de la professionnalisation de la fonction de député et des entraves au contrôle de la vie démocratique. On se croirait projeté un siècle plus tard !

Puis, le 10 mai 1914, les électeurs envoient une majorité de gauche pacifiste au Parlement. Il faudra un mois à Raymond Poincaré, un partisan crucial de la guerre contre l’Allemagne, pour former un gouvernement dirigé par René Viviani, un socialiste. Ce dernier jette en pâture aux socialistes et aux radicaux le projet de loi créant l’impôt sur le revenu qui sera voté le 15 juillet 1914, 18 jours avant la guerre avec l’Allemagne. C’est un os à ronger pour des députés qui sont anxieux de montrer qu’une fois élus, ils restent à gauche. Le débat sur l’abrogation du service militaire de trois ans reste ouvert.

L’organisation des évènements se chargera de rendre la question obsolète. En effet, le 28 juin 1914, Le prince héritier de l’Empire Austro-Hongrois François-Ferdinand et sa femme sont assassinés à Sarajevo par Gavrilo Princip, un étudiant lié à l’organisation terroriste serbe « La Main Noire ».

Comme Guillaume II se prononce pour « l’élimination de la Serbie en tant que facteur politique dans les Balkans », une guerre européenne est possible. Mais personne ne veut vraiment y croire, car ce serait folie! Les dirigeants  politiques cherchent à rassurer l’opinion.

Le 23 juillet, en déplacement en Russie le communiqué franco-russe constate « la parfaite communauté de vue » entre les deux parties. Sous les mots lénifiants, ce communiqué annonce la guerre, car il souligne « les divers problèmes que la  souci de la paix générale et  l’équilibre européen posent devant les puissances, notamment  en Orient ».

Cela signifie que toute tentation de provoquer un déséquilibre européen entrainera la guerre et qu’au lieu de calmer leurs interlocuteurs russes, Poincaré et Viviani ont décidé  de soutenir la Russie dans sa confrontation avec l’Allemagne. Dés lors, le toboggan vers la guerre se met en place.

Le 25 juillet, le gouvernement français envoie aux français un message subliminal en multipliant les défilés militaires avec fanfares, ce qui n’émeut pas une opinion passionnée par le procès de Madame Caillaux.

 

Mais en France, ce 25 juillet 1914, l’opinion ne se doute de rien alors que, discrètement, tous les officiers généraux et tous les chefs de corps sont rappelés et leurs permissions supprimées…

À SUIVRE

Lire la suite

Le pouvoir des élites au cours du temps

26 Janvier 2014 Publié dans #HISTOIRE

Face au redoutable pouvoir central, les révoltes ont toujours échoué qu’elles soient régionales, comme en Vendée, ou sociales comme en 1848 ou lors de la Commune.

Casque AdrianC’est que le pouvoir des élites s’appuie sur la structure étatique la plus puissamment centralisée du monde, Chine y compris : aucun Président ne dispose de plus de pouvoir que le Président de la République Française.

Cette structure centralisée du pouvoir est le facteur explicatif principal de l’autonomie des élites par rapport au peuple, qui a été récemment illustrée par le rejet du projet de Constitution Européenne par referendum en 2005 : les élites lui ont substitué avec arrogance le Traité de Lisbonne deux ans plus tard, soigneusement non soumis à un referendum. La permanence de cette autonomie des élites, qui les autorise à sacrifier le peuple à leurs convictions, est illustrée par de nombreux exemples historiques, des plus récents aux plus anciens :

Les procédures répétées de modification de la Constitution de la Ve  République, sans passer par des referenda.

Le processus d’indépendance de l’Algérie, orchestré par De Gaulle, prodigue de mensonges et du sang des harkis.

Le déclenchement de la guerre de 1914-1918, sur lequel je reviendrais infra.

La déclaration de la guerre de 1970.

La politique européenne de Napoléon Bonaparte.

La politique de la Terreur menée par Robespierre et ses affidés.

La guerre permanente menée par Louis XIV et l’abrogation de l’Édit de Nantes.

Cette liste (non exhaustive) illustre le caractère profond et pérenne de la domination des élites sur un peuple qu’elle est toujours prête à sacrifier à ses convictions.

Parmi les exemples précédents des choix stratégiques effectués par les élites sans l’aval du peuple, il me paraît utile d’analyser le processus politique immédiat qui a conduit à la guerre de 1914-1918. En effet, la France officielle s’apprête à célébrer le sacrifice des poilus pour la France, sous-entendant qu’un unanime et immense élan populaire a soutenu la déclaration de guerre en 1914.

C’est une belle tentative de travestissement des évènements historiques, destinée sous le couvert de l’hommage au courage du peuple à lui rappeler qu’il est destiné à servir de chair à pâté selon le bon vouloir des élites. Après tout si nos ainés ont accepté de mourir nous pouvons bien accepter que nos enfants soient destinés au chômage de masse décidé par nos élites.

Observons, date par date, l’évolution des décisions des élites de 1913-1914 et de l’opinion publique :

Le 25 mai 1913, une grande manifestation a lieu au Pré-Saint-Gervais. Le directeur du Figaro, Gaston Calmette  commence sa campagne contre Joseph Caillaux, réputé pacifiste et partisan de l’instauration de l’impôt sur le revenu : ce n’est pas d’hier que date la collusion des grands médias avec le pouvoir, car, de fait ces medias lui appartiennent, quoi qu’en prétendent ses employés, les journalistes.  

Le 19 juillet 1913, les élites décident de porter la durée du service militaire à trois ans, au lieu de deux ans. L’argument invoqué est, qu’au moment d’une mobilisation éventuelle, la France ne pourrait aligner que quatre cent quatre vingt mille soldats contre huit cent cinquante mille soldats pour l’Allemagne. Cette comparaison n’était bien entendu valable que pendant les quatre jours qui suivaient celui de la mobilisation, cette dernière permettant aux deux millions cinq cent mille réservistes de rejoindre leurs affectations et de rétablir l’équilibre des effectifs mobilisés.  L’accroissement de la durée du service militaire n’était donc pas indispensable, tout en constituant un signal clair de préparation à la belligérance adressé à l’Allemagne. « Si vis pacem, para bellum », c’est ainsi qu’elle fut présentée.   

Mais la loi ne fit pas l’unanimité, notamment auprès des appelés de la classe 1911 qui virent leur temps de service prolongé d’un an. Ces appelés protestèrent, manifestèrent, chantèrent l’Internationale et tentèrent parfois de quitter collectivement les casernes. Rien n’y fit. Le nombre d’appelés passa donc en quelques mois à sept cent cinquante mille hommes, sans que la préparation effective à la guerre en fût accrue, car au moment de son déclenchement, les équipements militaires se révélèrent dramatiquement insuffisants, puisque les soldats français furent privés de casques pendant plus d’un an.

 

Vous avez bien lu : les soldats français furent privés de casques jusqu’en septembre 1915, provoquant, on peut s’en douter la mort d’un nombre incalculable de soldats ! Il est en effet remarquable que l’armée française fut la seule à s’engager dans la guerre de 1914 sans casques pour ses soldats : les élites comptaient plus sur le sacrifice total des soldats du peuple, sans casques et en pantalon garance, pour mener à bien leurs plans stratégiques que sur la qualité de leur organisation.  

 

Si personne ne souhaitait la mort de ce million et demi de jeunes hommes, les élites estimaient toutefois que la réalisation de leurs objectifs justifiait ce prix.

Lire la suite

L'élite et le peuple

17 Janvier 2014 Publié dans #HISTOIRE

 

C’est une critique rémanente faite à nos élites : elles n’écoutent pas, elles ne se préoccupent pas du peuple.

REPUBLIQUE

Ces élites françaises peuvent-elles être logiquement séparées du peuple ? En d’autres termes, comment les identifier? Je définis ces élites, non par leur niveau intellectuel ou les moyens matériels dont elles disposent, mais comme étant constituées par le cercle qui exerce un pouvoir politique, économique, social et médiatique sur la société française et que Raymond Barre avait joliment qualifié de « microcosme ».

En pratique, ces élites sont essentiellement parisiennes, dont, par exemple, le maire de Nice, puissant dans son espace géographique, n’en fait pas vraiment partie. Elles regroupent des personnes qui se connaissent depuis toujours, dont les enfants vont à l’école ensemble, qui se retrouvent dans les mêmes restaurants, les mêmes spectacles, les mêmes clubs, qui vont souvent aux vacances ensemble. Ce sont des élites qui semblent se renouveler assez peu, qui se cooptent comme bien des catégories de la société française, telles que les enseignants ou les employés d’EDF, ce qui explique que la société française ait des difficultés à muter, chacun défendant son pré carré. Elles sont assez souvent héréditaires, comme le montre le parcours d’un certain nombre d’héritiers: NKM, Joxe, Debré ou Baroin par exemple.

Au total, ces élites forment un groupe assez stable qui partage largement des points de vue communs sur les mœurs, le monde, l’Europe, la France :

L’homosexualité doit être banalisée, la drogue doit être autorisée, l’euthanasie doit être encouragée, la réinsertion doit primer sur la répression vis à vis de la délinquance. En résumé, la tolérance en matière de mœurs.

La mondialisation est un phénomène irrésistible auquel la société française doit s’adapter coûte que coûte, en acceptant la concurrence et l’immigration.

L’Union Européenne est l’horizon indépassable de la France qui doit s’y intégrer par le moyen de l’Euro et les accords Schengen aujourd’hui, par la coopération financière et fiscale demain, par des structures fédérales après demain.

Il en résulte que la France est une structure politique qui n’a pas d’avenir, dans la mesure où les entreprises ont vocation à devenir transnationales et où la population a des références de plus en plus multiculturelles.

Les élites s’efforcent de transmettre leurs points de vue au peuple, qui a tendance à y résister, car la plupart des choix des élites obtiendraient généralement des réponses négatives s’ils étaient soumis à referendum si bien que les médias estiment que la tendance naturelle des électeurs consiste à répondre « non » aux questions qui leur sont posées.   

Les élites ne se laissent pas rebuter par cette fâcheuse incapacité du peuple à approuver leurs choix, car elles considèrent que leur mission  consiste à lui imposer les mutations qui leur paraissent nécessaires, selon ce que l’on peut appeler la théorie de l’avant-garde, qu’elles estiment constituer. Elles imposent donc leur point de vue par la loi, par les traités, par le verrouillage des élections et par le contrôle de l’ensemble des leviers de pouvoir de la société française. Ceux qui s’en écartent sont lourdement sanctionnés afin qu’ils n’aient pas d’effet d’entrainement, comme J.M. Le Pen ou plus récemment Dieudonné, accablés de procès ou d’interdictions.

Que les élites imposent leur volonté au peuple, et non l’inverse, paraît assez logique en France. Ce n’est pas le cas partout. En Europe ou en Amérique du Nord, le concept de démocratie, même partielle, est plus vivant qu’en France, En Chine par contre, le P.C.C. prétend déterminer de manière autonome le destin du peuple chinois.

Les élites mentionnent peu le terme de démocratie. Elles préfèrent celui de « République » avec un R, pour qualifier leur manière de conduire le peuple là où elles le souhaitent, car il offre l’avantage de se référer à la Révolution (avec un R aussi) qui fut menée par les élites. En ce sens, le terme s’inscrit dans la tradition royaliste établie par la monarchie absolue de Louis XIV, qui visait à concentrer le pouvoir politique entre les mains d’un petit groupe rassemblé autour du Roi qui était le pouvoir : « l’État, c’est moi ».

 

En France, aujourd’hui encore, l’État, c’est le Président de la République, auquel les élites  s’agrègent. 

(À SUIVRE)

Lire la suite

Robespierre reconnu par Fouquier-Tinville

12 Janvier 2014 Publié dans #HISTOIRE

 

Le 23 décembre dernier, j’ai conté l’arrestation de Robespierre sous le titre « Robespierre l’indécis, Robespierre le perdant ». Le récit de l’exécution de Robespierre me conduit à un blog un peu plus long qu’à l’accoutumée.

tete-Robespierre.jpg

Le 28 juillet 1794 (10 thermidor de l’an II), est à la fois le jour qui voit l’exécution de Robespierre et comme par hasard la fin de la Terreur.

Maximilien Robespierre, blessé à la mâchoire, fut installé dans un fauteuil de cuir rouge. Sa mâchoire inférieure étant détachée, on passa une bande sous son menton qui fut nouée sur sa tête. Vers six heures et demie du matin, on le conduisit au Comité de sûreté générale où on l’étendit sur une table (on le voit représenté ainsi dans le tableau qui illustre le blog précédent). Blessés ou pas, les vingt deux accusés, dont Robespierre, furent ensuite amenés à la Conciergerie pour que leur identité soit constatée, qu’ils soient ensuite jugés et condamnés sans possibilité de se défendre, dans la mesure où ils avaient été mis hors-la-loi par la Convention. Ce fut le célèbre Fouquier-Tinville qui se chargea de cette mise en scène macabre consistant à condamner ceux qui étaient ses maitres quelques heures auparavant : on pense à Staline et aux grandes purges de  1936…

Antoine Fouquier-Tinville sera pour sa part guillotiné neuf mois plus tard, le 7 mai 1795. Il avait acheté la charge de Procureur du Roi en 1774 qu’il avait revendu en 1783, croulant sous les dettes spéculatives. À l’amorce de la période de la Terreur, il devint, grâce au « piston » de son cousin Camille Desmoulins, directeur d'un jury d'accusation du tribunal extraordinaire créé en août 1792 pour juger les partisans du roi.

Le 10 mars 1793, il fut nommé accusateur public du Tribunal Révolutionnaire créé par la Convention, chargé de mettre notamment accusation (donc d'être ensuite exécutées et condamnées) nombre de femmes comme Charlotte Corday (mon blog du Dimanche 7 avril 2013, « Charlotte Corday exécute le scélérat Marat »), Marie-Antoinette, madame du Barry, Elisabeth, la sœur de Louis XVI, les Carmélites de Compiègne mais aussi des milliers de Girondins, d’Hébertistes, de Dantonistes, toujours en tant que zélé exécutant. 

Au lendemain du 9 thermidor, ayant accompli sa tâche, il fut renouvelé dans ses fonctions, avant de subir un décret d’arrestation trois jours plus tard. On venait soi-disant de découvrir de nombreuses irrégularités, qui consistaient notamment à avoir fait exécuter un certain nombre de personnes qui n'avaient été ni jugées ni condamnées.

Il se défendît en se présentant classiquement comme un exécutant : « Ce n'est pas moi qui devrait être traduit ici, mais les chefs dont j'ai exécuté les ordres. Je n'ai agi qu'en vertu des lois portées par une Convention investie de tous les pouvoirs... Me voilà en butte à la calomnie, à un peuple toujours avide de trouver des coupables. »

En effet.

Le tribunal jugea pour sa part que Fouquier-Tinville s’était livré à des « manœuvres et complots tendant à favoriser les projets liberticides des ennemis du peuple et de la République, à provoquer la dissolution de la représentation nationale, et le renversement du régime républicain, et à exciter l'armement des citoyens les uns contre les autres, notamment en faisant périr sous la forme déguisée d'un jugement une foule innombrable de Français, de tout âge et de tout sexe » 

Il est vrai que tous ces guillotinés faisaient finalement désordre, qu’il fallait un coupable et que l’accusateur public l’était, assurément…

Mais revenons à Robespierre, ce 28 juillet 1794, à 16 heures 30 :

Les charrettes qui transportaient les condamnés sortirent de la cour du Mai et débouchèrent sur les quais. Elles traversèrent Paris aux cris de « Foutu le maximum » : c’était le blocage des salaires que dénonçaient les ouvriers parisiens, qui n’étaient guère reconnaissants à Robespierre du blocage des prix.

 

Sic transit gloria mundi…

Lire la suite

Le droit d'être irrationnel

7 Janvier 2014 Publié dans #PHILOSOPHIE

 

 

Le 28 novembre 2013, il y a une éternité, mon dernier article relatif à la pensée de Nietzsche se référait à un « Éloge de la lenteur » : c’est écrire que j’ai mis sérieusement en application ses recommandations pour écrire ce blog !

 

Enfant-copie-3.jpgNietzsche va jusqu’à soutenir que cette longueur et cette patience ne sont pas seulement le fait d’un individu, mais de notre lignée tout entière, car, pour lui, nous sommes les héritiers de l’énergie que nos ancêtres ont amassé ou gaspillé. Ce sont eux qui nous ont transmis une somme d’efforts, de renoncements, de rêves et de frustrations qui sont désormais entre nos mains.  

Pour lui, le débat sur la question de savoir, ce qui, chez l’individu, relève de l’inné et qui doit être distingué de l’acquis est stérile. Il considère en effet que tout ce nous possédons est acquis, à partir du moment où nous sommes immergés dés notre plus jeune âge dans les savoirs, les histoires, les goûts, les habitudes, les passions, la discipline, mais aussi les renoncements et les détestations de nos parents.

Encore que, pour Nietzsche, ces ancêtres n’ont rien à voir avec la biologie : dans Ecce Homo, il n’a pas peur d’écrire que c’est « avec ses parents que l’on a le moins de parenté ». Non, nos filiations, nos appartenances sont avant tout des lignées électives sur lesquelles nous devons nous adosser pour accumuler notre énergie en vue de l’utiliser. Cette force héritée du passé qui sommeille en nous, nous pouvons aussi la trouver dans l’énergie philosophique que nous ont légué, par exemple, Nietzsche, Clara Arendt ou Camus.

Il s’agit au total, comme le recommande ainsi Nietzsche à Lou Salomé, fin août 1882, de: « cette ancienne et très intime injonction : devenez ce que vous êtes ! »

Devenir ce que nous sommes ! C’est vite dit. Il s’agit donc de forger nos propres valeurs en nous appuyant sur notre héritage. Bien sûr, il est plus facile d’obéir à des codes qui nous sont dictés, parce que, dans ce cas, il suffit d’agir par automatisme comme nous le suggèrent les tenants de la pensée unique. L’endoctrinement moral a en effet l’avantage de nous donner bonne conscience en toutes circonstances:

« Comparé à celui qui a la tradition de son côté, et n’a pas besoin de raisons pour fonder ses actes, l’esprit libre est toujours faible, surtout dans ses actes. » (Humain, I, 5, 230)

Laissons à leurs chaînes, ces esprits embastillés et observons les difficultés de celui qui cherche, qui s’interroge, qui vit finalement. Ne fait-il pas souvent la part trop belle à la conscience plutôt que de laisser l’inconscient le guider ? Nietzsche observe que nous faisons appel à notre conscience quand nous tâtonnons pour trouver la bonne manière de faire ou quand nous ne savons pas ce que nous voulons.

Mais la plupart du temps, notre inconscient sait mieux que notre conscience ce qui est bon pour nous. Il note à ce propos « qu’un instinct s’affaiblit lorsqu’il se rationalise » (Le cas Wagner, postface), ce qui le conduit à s’opposer au culte de la lumière rationaliste, supposée éclairer tous les recoins de notre âme, car il ne s’agit nullement de rendre nos passions « raisonnables », comme le recommande Spinoza ou de suivre Socrate qui nous invite à ne retenir que les idées qui peuvent être soutenues par des arguments rationnels.

Il s’agit au contraire de ne jamais céder à la tentation de se justifier ! Car se justifier ne consiste qu’à se mentir (et à mentir aux autres) en masquant son désir réel derrière une intention factice. Nos véritables raisons ne sont en effet jamais aussi simples que les explications fournies par la raison.  Ce n’est donc pas la peine de chercher à toute force à enserrer nos aspirations dans un cadre rationnel et de vouloir à toute force placer nos désirs dans des cases.

 

Il s’agit enfin de nous octroyer, à nous-mêmes, le droit d’être irrationnel!

Lire la suite

Vivre en 2014, vu par Chateaubriand

1 Janvier 2014 Publié dans #CULTURE

Chateaubriand, le 25 septembre 1841, livrait dans le dernier livre de ses Mémoires d’Outre-Tombe, les réflexions suivantes qui correspondent  toujours, et même de mieux en mieux, à nos interrogations de ce début 2014 :  

Chatreaubriand.JPGSi l’on arrête les yeux sur le monde actuel, on le voit s’ébranler depuis l’Orient jusqu’à la Chine qui semblait à jamais fermée. Nous, l’État le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence et le vieil ordre européen expire. Il n’existe plus rien : autorité de l’expérience et de l’âge, naissance ou génie, naissance ou vertu, tout est nié.  Des multitudes sans nom s’agitent sans savoir pourquoi. Dans la vie de la cité, tout est transitoire : la religion et la morale cessent d’être admises. Les intérêts particuliers, les ambitions personnelles cachent au vulgaire la gravité du moment.

À quelle époque la société disparaîtra t-elle ?  Quels accidents en pourront suspendre le mouvement ? Un État politique où des individus ont des millions de revenu, tandis que d’autres individus meurent de faim, peut-il subsister quand la religion n’est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice ? Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées.

La société n’est pas moins menacée par l’expansion de l’intelligence qu’elle ne l’est par le développement de la nature brute. Supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines : que ferez vous du genre humain désoccupé ? Que ferez vous des passions oisives en même temps que de l’intelligence ? Le labeur cessant, la force disparaît.

Remarquez une contradiction phénoménale : l’état matériel s’améliore, le progrès intellectuel  s’accroit et les nations s’amoindrissent. C’est que nous avons perdu dans l’ordre moral. Si le sens moral se développait en raison du développement de l’intelligence, il y aurait contrepoids, mais il arrive tout le contraire : la perception du bien et du mal s’obscurcit à mesure que l’intelligence s’éclaire. Oui, la société périra : la liberté, qui pouvait sauver le monde, ne marchera pas, faute de s’appuyer à la religion ; l’ordre qui pouvait maintenir la régularité ne s’établira pas solidement, parce que l’anarchie des idées le combat. Et n’allez pas croire, comme quelques uns se le figurent, que si nous sommes mal à présent, le bien renaitra du mal.

La folie du moment est d’arriver à l’unité des peuples et de ne faire qu’un seul homme de l’espèce entière. Que serait une société universelle qui ne serait ni française, ni anglaise, ni espagnole, ni italienne, ni russe, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ? Qu’en résulterait-il pour ses mœurs, ses sciences, ses arts ? Quel serait son langage ? Sous quelle loi unique existerait cette société ? Comment trouver place sur une telle terre ? Il ne resterait qu’à demander à la science le moyen de changer de planète.

Voulez vous faire du gouvernement un propriétaire  unique, distribuant à la communauté devenue mendiante une part mesurée sur le mérite de chaque individu ? Qui jugera des mérites ? Chercherez vous l’édification d’une cité où chaque homme possède un toit, du feu, des vêtements, une nourriture suffisante ? L’inégalité naturelle reparaitra en dépit de vos efforts. Et ne croyez pas que nous nous laissions enlacer par les précautions légales. Le mariage est notoirement une absurde oppression : nous abolissons tout cela. Si le fils tue le père, ce n’est pas le fils qui commet un parricide, c’est le père qui en vivant immole le fils. L’égalité absolue ramènerait non seulement la servitude des corps mais l’esclavage des âmes. Notre volonté, mise en régie, sous la surveillance de tous, verrait nos facultés tomber en désuétude…

À ces maux qu’il entrevoyait, Chateaubriand proposait déjà en 1797, dans son Essai sur les Révolutions (IIe partie, chapitre LVI), le remède suivant :

Le plus grand malheur des hommes, c’est d‘avoir des lois et un gouvernement. Soyons hommes, c’est à dire libres ; donnons de l’énergie à notre âme, de l’élévation à notre pensée. Mais pour faire tout cela, il faut commencer par cesser de nous passionner pour les institutions humaines, de quelques genres qu’elles soient. Tandis que nous nous berçons ainsi de chimères, le temps vole et la tombe se ferme tout à coup sur nous. Les hommes sortent du néant et y retournent.

Profitons donc du peu d’instants que nous avons à passer sur ce globe, pour connaître au moins la vérité…

Lire la suite