culture
SUR LA ROUTE DE L'ESPÉRANCE
Ce roman de Fatima Boyer sert de shiromani à un livre de souvenirs, de témoignage et d'engagement pour un statut de la femme comorienne.
Encore que pour moi, c'est en premier lieu un livre rare sur l'expérience vécue d'une jeune Anjouanaise à l'aube de l'indépendance des Comores.
Pour ceux qui sont ignorants de la géographie comme de l'histoire des Comores, le préambule et les autres documents qui précédent le roman seront d'une grande utilité, mais je concentrerai mon compte rendu sur le roman proprement dit, qui, je le redis, n'a de roman que le nom, encore que les aventures vécues par l'héroïne ne soient pas banales.
Raisha était la première des filles de sa famille de douze enfants a être officiellement inscrite au collège, puisque sa grande sœur avait dû se cacher pour fréquenter les bancs de l'école. On pense immanquablement à ce qui se passe aujourd'hui en Afghanistan, qui mériterait d'être plus approfondi avant d'extérioriser son indignation.
À l’adolescence, l'éducation de Raisha, à la fois comorienne et musulmane, ne l’empêche pas de ressentir l’injustice de voir les femmes de son pays écartées de la vie politique, sociale, culturelle et économique. Aussi adhère-t-elle, même partiellement aux buts de la révolution d’Ali Soilihi qui a permis aux femmes de faire entendre leur voix durant son bref règne, entre 1975 à 1978.
Durant cette période, elle se souvient de la panique qui l'avait saisi auparavant, lors de sa première rentrée de classe, alors que habillée de pied en cap et perturbée d'avoir, à la place de sa grand-tante à l'école coranique, une inconnue comme maitresse à l'école française, de devoir écrire de gauche à droite et non l'inverse, elle découvrit, tétanisée, qu'elle n'avait pas été appelée par la maitresse!
La responsabilité n'en revenait pas à son père tout puissant, mais à une confusion patronymique dont elle n'avait pas conscience mais qui fut corrigée une fois identifiée ; elle découvrit dans ces circonstances qu'elle avait d'une part un nom coutumier, Sitti Falaska, et un nom officiel, Raisha Mundhir.
Raisha revient alors aux évènements historiques auxquels elle sera mêlée : après l'indépendance le 6 juillet 1975, il fallut moins d'un mois pour que le gouvernement d'Ahmed Abdallah soit renversé, alors qu'il célébrait à Mutsamudu, lui et son gouvernement, le mariage de la fille d'un ami.
Ali Soilihi, le chef du Conseil National de la Révolution se fit rapidement nommer chef du gouvernement. Mais l'ile de Ndzuani (Anjouan), où s'était trouvé l'ancien chef du gouvernement lors du coup d'état et où il se cachait toujours, était entrée presque naturellement en résistance, ce qui entrainait un blocus qui privait notamment sa population de sel.
Ce blocus se prolongea jusqu'au 29 septembre 1975, date à laquelle un commando de troupes d'Ali Soilihi débarqua dans l'Ile de Ndzuani, suscitant une résistance d'abord armée puis passive.
Les trois années suivantes, ses habitants vécurent dans l'attente d'un coup d'État qui rétablirait le pouvoir d'Ahmed Abdallah. Ce n'était pas le point de vue de Raisha qui travaillait au sein du comité du Utamaduni* et frayait ainsi avec le nouveau pouvoir pour, disait-elle, protéger sa famille. Je pense que ce n'était pas tout à fait vrai, car elle croyait à certains idéaux de la révolution, surtout à celui de la libération des femmes.
En plus, elle le faisait savoir, comme lorsqu'elle lut une déclaration en l'honneur d'Ali Soilihi, suscitant la colère de sa mère qui se disait inquiète des conséquences des prises de position publiques de sa fille, et surtout, qui ne les partageaient pas. Aussi, lorsque Raisha se mit à distribuer des documents de propagande à travers l'ile, sa mère en vint à ne presque plus lui adresser la parole.
La tension entre la mère et la fille menaçait de s'accroitre encore, lorsque Raisha apprit qu'elle allait être appelée à Moroni pour exercer des fonctions politiques plus élevées. Mais le hasard, est-ce bien le hasard, la libéra de ce dilemme lorsqu'elle apprit un jour d'avril 1978 qu'un groupe d'Anjouanais s'apprêtait à fuir Anjouan pour Mayotte. Sans plus réfléchir, elle se joignit spontanément à eux.
Elle se retrouva, au milieu des fuyards, parmi lesquels elle découvrit son propre frère Mlipvwa, dans une 404 bâchée qui ne manqua pas d'être arrêtée par un gendarme soupçonneux. Mais l'excuse, classique, d'un mariage à célébrer auquel s'ajouta "un large sourire et quelques battements de cils" suffirent à le contenter.
Une panne providentielle leur permit de se reposer dans une propriété appartenant à l'un de ses oncles, mais à la fin la vedette prévue pour Mayotte ne vint pas. Il fallut que Raisha retourne chez sa mère, qui la consigna sans explication dans sa chambre. Un nouveau départ fut fixé à midi le lendemain, et cette fois la vedette était au rendez-vous.
Voguant vers l'exil, Raisha se remémora les réformes entreprises par Ali Soilihi. La réforme agraire que les paysans avaient refusé d'appliquer par crainte d'être traités de mauvais musulmans. La langue nationale avec l'alphabet latin que les personnes âgées avaient refusé d'apprendre. Les festivités liées au mariage dont la durée avait été limitée pour limiter les dépenses, suscitant la colère des familles et des commerçants. L'interdiction du voile, auxquelles les femmes âgées qui commandaient à leurs filles, s'étaient opposées.
Cela n'empêchait pas Reisha de s'enfuir à Mayotte, taraudées par les questions contradictoires qu'engendrait cette fuite, son approbation au moins partielle du régime, son impossibilité de s'opposer aux volontés de sa mère et pourtant l'inquiétude des risques que faisait courir à cette dernière, comme à toute la famille, sa fuite soudaine. S'y ajoutait bien sûr son angoisse face à l’inconnu qui l’attendait.
Au bout de presque dix heures de traversée, la vedette arriva au large de Mayotte où elle fut abordée par un canot de la gendarmerie. Raisha se retrouva dans un camp de réfugiés à Dzaoudzi et ce fut le moment pour elle de comprendre le mouvement profond qui avait conduit les Mahorais, à partir du transfert de la capitale de Dzaoudzi vers Moroni en 1962, à la séparation de Mayotte et des trois autres iles des Comores jusqu'au statut actuel de département français.
Ce fut aussi pour Raisha le moment de se souvenir de son amie, Mugu, qui n'accepta de se marier qu'avec un Comorien résidant à Paris. Mugu justifiait ce choix en expliquant qu'elle voulait décider de sa vie, ce qui l'obligeait à fuir sa famille aux Comores. La condition féminine...
Pour sa part, à Mayotte, Raisha jouait la vedette dans un reportage de FR3 sur les réfugiés comoriens, avant de revenir à Mutsamudu après la chute d'Ali Soilihi. C'est alors qu'elle constata avec tristesse le retour en arrière de la condition féminine à Anjouan célébrée par les femmes âgées !
Raisha réussira à s'en évader grâce à ses études, son travail et son mariage en Afrique et en France. Elle visitera le monde, mais elle regrette toujours que les leçons de la révolution d'Ali Soilihi n'aient pas encore porté leurs fruits, quarante-cinq ans après l'indépendance. Cependant, l'espoir n'est pas mort, car Raisha sait que "la jeunesse est porteuse d’audace, d'ambition, de curiosité, de sens de l'entraide et de l'échange".
Un roman ? Un livre de souvenirs ? Plutôt un ouvrage engagé dans lequel l'auteur se sert de son combat personnel afin de porter une espérance pour le futur de son ile chérie...
*Utamaduni: la culture en swahili.
Voici le lien pour obtenir l'ouvrage:
https://www.kalamudesiles.com/
BOULGAKOV: LE MAITRE ET MARGUERITE
Michael Afanassievitch Boulgakov, né en 1891 à Kiev et mort d’une maladie héréditaire à Moscou en 1940 a connu une vie complexe et romantique à souhait que je vous invite par ailleurs à parcourir.
Médecin pendant la Première guerre mondiale, fortement impliqué à Kiev contre le régime communiste, il comprend que ce dernier s’est installé en Ukraine et en Russie pour durer. Aussi abandonne-t-il Kiev pour Moscou et la médecine pour le journalisme et la littérature, activités qui le confronteront sans cesse à la censure soviétique.
Boulgakov a écrit pour le théâtre et l’opéra, mais il est surtout connu pour ses œuvres de fiction, comme La Garde Blanche et Le Maitre et Marguerite. Dans ce dernier roman achevé peu avant sa mort, il mêle habilement le fantastique et le réel de telle sorte que le fantastique passe pour le réel et le réel pour le fantastique.
Le thème du Maitre et Marguerite est le suivant : dans le Moscou de l’entre-deux guerres, le Diable déguisé en professeur plonge ses habitants dans le désordre le plus profond : des personnages disparaissent ou se dédoublent, certaines personnes deviennent invisibles, d’autres se métamorphosent en chat, en porc ou en sorcière, des têtes sont tranchées puis recollées. Tout ceci se déroule sous forme de bals sataniques et de spectacles de magie noire, mettant en déroute la hiérarchie bureaucratique et finalement la raison.
Il reste que le Diable avait ses raisons. Il sauve l’amant de Marguerite qu’elle appelle le Maitre, auteur censuré et rendu fou par la persécution qu’il subit, qui symbolise bien sûr Boulgakov, tandis qu’Elena Sergueïevna, sa troisième épouse et son amour fou, sert de modèle à Marguerite.
Mais cette histoire romancée et fantastique se double d’un deuxième niveau, qui nous ramène vingt siècles en arrière, à Jérusalem, histoire qui serait le fragment d’un roman du Maitre inséré dans le roman de Boulgakov, lequel roman relate la vie de Jésus vue par Ponce Pilate. Finalement, les deux niveaux d’écriture se rejoignent lorsque tout rendre dans l’ordre : le Diable et ses acolytes quittent Moscou dont les habitants restent perplexes et le Maitre et Marguerite se retrouvent, comme Boulgakov et sa femme se sont retrouvés après de folles péripéties.
Ainsi, dans Le Maitre et Marguerite, le récit joue à la fois avec le temps, le XXe siècle et le début de la Chrétienté, et l’espace, Moscou et Jérusalem. L’auteur utilise un langage concis dans les passages historiques et un langage fantaisiste pour le présent moscovite, le fantastique servant à mettre en lumière les absurdités de la machine bureaucratique soviétique. Boulgakov s’abrite derrière l’extravagant pour dénoncer le formalisme, la hiérarchisation absurde et le despotisme qui s’exercent notamment à l’égard d’artistes condamnés au compromis et au silence. Mais, malgré ce camouflage, son ouvrage n’a pas échappé à la censure : écrit entre 1928 et 1940, il ne paraitra dans une version tronquée qu’en 1966.
Voici un échantillon de l’écriture étonnante de cette œuvre :
« À l’instant même, le plancher de la scène se couvrit de tapis persans sur lesquels se posèrent d’énormes glaces éclairées de côté par la lueur verdâtres de tubes luminescents. Puis, entre les glaces, apparurent des vitrines où les spectateurs, étonnés et ravis, purent voir des robes parisiennes de modèles et de coloris les plus divers. (…) Alors une jeune fille rousse en toilette de soirée noire, sortie le diable sait d’où, une jeune fille qui aurait été tout à fait charmante si une cicatrice bizarre n’avait abimé son joli cou, arbora près d’une vitrine un sourire aimable de commerçante avisée… »
Plus loin dans le roman, les personnages se rejoignent laissant filtrer la satire, lorsque Woland le magicien présente Ponce Pilate au Maitre :
« Les cavaliers s’arrêtèrent.
« Ils ont lu votre roman, dit Woland en se tournant vers le Maitre. Ils ont dit que, malheureusement, il n’était pas terminé. Aussi ai-je voulu vous montrer votre héros. Voilà près de deux mille ans qu’il est assis sur ce plateau, et qu’il dort ; mais quand arrive la pleine lune, comme vous le voyez, il est tourmenté par l’insomnie »
Dans le roman de Boulgakov, Ponce Pilate figure la compromission de l’intelligence et de la culture avec l’ordre établi, tandis que Yeshua HaNotzri (Jésus le Nazaréen) représente la négation obstinée, paradoxale mais moralement triomphante du mal tout-puissant. Le Diable quant à lui incarne moins l’esprit du mal qu’un mystificateur qui fait éclater l’ordre de la bêtise et de la lâcheté.
Le Maitre et Marguerite, traduit du russe par Claude Ligny, Laffont, 1968.
MAXIME GORKI
Je poursuis la publication de billets sur les écrivains russes du vingtième siècle, aujourd'hui Maxime Gorki, avant que l'on considère dans cette partie de l'Europe que les écrivains russes n'ont plus droit de cité.
Alekseï Maksimovitch Pechkov, dit Maxime Gorki, est né en 1868 à Nijni Novgorod. Le choix de son pseudonyme dit tout, puisque « gorki » signifie amer. En français, l’on traduirait son nom par « l’amer Maxime ». Gorki a eu en effet une vie extrêmement dure dans sa jeunesse, puisque, dès l’âge de huit ans, il a dû abandonner l’école et subvenir à ses besoins par toutes sortes de petites tâches, aide savetier, coursier, garçon de cuisine.
Mais il possédait un talent d’écrivain qu’il commença à exploiter vers l’âge de 24 ans par des nouvelles dont la romantique et rebelle Makar Tchoudra qui le fit découvrir par le public russe.
Sa rébellion s’affirma à l’aube du XXe siècle, si bien que sa participation à la révolution de 1905 le contraignit à partir aux États-Unis puis en Italie, à Capri. Amnistié, il revint en Russie en 1913 pour lancer le journal rebelle « Nouvelle Vie » et commença à écrire son autobiographie dont Enfance (1914) constitue le premier des trois tomes.
Il retourna en Italie avant la révolution de 1917 pour y soigner sa tuberculose et ne revint en URSS qu’en 1932, à l’invitation de Staline, avant d'y mourir en 1936. Officiellement chantre de la révolution, il reste aujourd’hui une sorte de médiateur entre deux Russies successives : la tsariste et la soviétique.
Dans Enfance, qui est son chef d’œuvre, Gorki évoque, sans lyrisme ni complaisance, cette période marquée par le malheur et la misère.
Assistant successivement à la mort de son père puis de sa mère, Gorki est élevé par son grand-père, un homme dur et violent et par sa grand-mère, toute en douceur et tendresse, mais il subit aussi la présence, dans ce foyer pauvre et désespéré, de ses indignes oncles.
L’ouvrage Enfance s’achève lorsque l’auteur, âgé de douze ans, doit obéir à son grand-père qui le somme d’aller travailler pour subvenir à ses besoins. Son récit sur sa vie d’enfant nous dit tout sur lui, à commencer par sa soif de justice et de liberté mais aussi sa foi dans la grandeur et la résistance de l’âme russe.
Voici quelques extraits d’Enfance :
- Au sujet de sa grand-mère :
« Toute sa personne était sombre, mais ses yeux brillaient d’une lumière chaude et gaie. Elle était voutée, presque bossue, et très corpulente ; pourtant elle se déplaçait avec aisance et légèreté comme une grosse chatte, dont elle avait aussi la douleur caressante. Avant de la connaitre, j’avais comme sommeillé dans les ténèbres ; mais elle parut, me réveilla et me guida vers la lumière »
- Sur le peuple russe :
« Plus tard, j’ai compris que les Russes, dont la vie est morne et misérable, trouvent dans leur chagrin une distraction. Comme des enfants, ils jouent avec leurs malheurs dont ils n’éprouvent aucune honte. Dans la monotonie de la vie quotidienne, le malheur lui-même est une fête… »
- Lors du décès de sa mère :
« Je restai très longtemps immobile près du lit, la tasse à la main, regardant le visage qui se figeait et devenait gris.
Lorsque grand-père entra, je lui dis :
- Elle est morte, ma mère.
Il jeta un coup d’œil vers le lit :
- Qu’est-ce que tu racontes ? (…)
Quelques jours après l’enterrement, grand-père me dit :
- Eh bien, Alexis, tu n’es pas une médaille, tu ne peux pas rester toujours pendu à mon cou, va donc gagner ton pain…
Et je partis gagner mon pain. »
Enfance se poursuivit avec les publications de Parmi les gens et de Mes universités.
La mort de Maxime Gorki, qui était devenu un personnage équivoque aux yeux du régime, reste suspecte. Il serait mort officiellement d’une pneumonie le 18 juin 1936 mais l’on soupçonne un empoisonnement.
Staline et Molotov furent deux des porteurs du cercueil de Gorki, mis en scène comme un évènement mondial. Il a été inhumé dans la nécropole du mur du Kremlin derrière le mausolée de Lénine.
À SUIVRE
LA TROISIÈME NEIGE
LA TROISIÈME NEIGE
Après Les Douze d'Alexandre Blok et Le pays des Canailles de Sergueï Aleksandrovitch Essenine contemporains de la Révolution russe de 1917, voici La Troisième Neige d'Evgueni Evtouchenko qui annonce le changement après la mort de Staline
Le texte entier porte un regard, celui d'un "nous" indéterminé, autour d'une attente de la "neige", la vraie, la pure, qui ne fond pas. Les hommes de la ville, inquiets, attendent la neige qui tombera par trois fois avant d'arriver enfin, "pure, immense, toute de simplicité, épaisse avec assurance, poudreuse avec timidité". La troisième neige, les hommes ne l'attendaient pas, mais elle est pourtant là au moment même où ils désespéraient de la voir tomber:
"pas encore de neige!
il est temps,
grand temps qu'elle vienne"
Or la neige tomba,
tomba le soir venu
(...)
Elle se répandait fragile
et pas très sûre d'elle-même
(...)
Cette première neige n'était que
l'annonce d'une autre couche de neige
Elle vint ?
Elle se rua.
Ses bourrasques nous aveuglaient,
ses hurlements n'arrêtaient pas.
(...)
Mais cette deuxième neige ne sut
résister aux pas des hommes.
(...)
Un beau matin,
mal réveillés,
Le seuil de la
porte franchi,
sans savoir
qu'elle était
tombée,
nous avons foulé son tapis.
Elle reposait,
pure, immense,
toute de
simplicité,
épaisse avec assurance,
poudreuse avec timidité
(...)
C'était elle,
c'était la vraie neige.
Nous l'attendions.
Elle était là*
Evgueni Evtouchenko est né en 1933 près d'Irkoutsk, en Sibérie Orientale, et mort à Tulsa, en Oklahoma, en 2017. Il a écrit La Troisième Neige à 20 ans. L'attente de cette troisième neige, qui finit par advenir, exprime l'espoir de changement qui habite les Soviétiques, une fois Staline mort. Le succès de ce poème est sans doute plus politique que poétique, encore que la métonymie et l'ellipse rendent bien la tension dramatique de l'attente.
L'hermétisme du poème permet en outre plusieurs lectures. Le "nous" n'est pas désigné, il montre que le poète est attiré par l'âme inquiète, contradictoire voire superficielle, impatiente, avide de changement des hommes. Ce "nous" désigne aussi le peuple soviétique qui vient à peine de sortir de vingt années de souffrances terribles et dont l'auteur crie la soif de changement, qui est soif de pureté et de vérité.
Aussi, des dizaines de milliers de jeunes venaient écouter Evgueni Evtouchenko, qui devint ainsi la voix de sa génération, car l'on a vu et l'on voit toujours dans Evtouchenko le premier poète qui a eu le courage de parler, après vingt années de mensonge et de flagornerie.
* Adaptation française de P. Chaulot, Julliard, 1963.
À SUIVRE
LE PAYS DES CANAILLES
Sergueï Aleksandrovitch Essenine est un poète russe (1895-1925) qui mit un grand espoir dans la Révolution, avant d'en être si fatalement déçu qu'il se suicida à l'âge de trente ans. Le Pays des canailles est son second et dernier poème dramatique, écrit en 1922-1923.
Dans cette pièce en vers, il décrit de manière désabusée un monde ou règne l'intérêt du plus fort, un monde où s'oppose la ville et la campagne, le bolchevisme et l'anarchie ainsi que le socialisme et le capitalisme.
L'histoire qu'il raconte est celle d'un anarchiste, Nomakh, qui veut attaquer un train qui transporte l'or des mines de la région. Dans le train, le commissaire (communiste) Rasvetov se moque du pouvoir de l'argent en Amérique. Il pourrait s’en moquer tout autant aujourd’hui à l’heure des « sanctions » contre la Russie. Pour l’heure, Rasvetov voit son pays mettre fin au banditisme (des Américains).
Mais une menace plus immédiate le guette, l’attaque du train par l’anarchiste Nomakh qui s’empare de l’or qu'il protège. C’est que Nomak (qui représente Essenine) est désillusionné par la Révolution et ne croit plus qu’en sa propre liberté, tandis que Rasvetov croit au pouvoir soviétique, seul capable d’organiser la Russie pour qu’elle puisse faire face à l’Amérique, pays sans âme où règne l’intérêt du plus fort.
Pas si curieusement que cela, un siècle plus tard, nous revoilà dans ce face à face fondamental.
Essenine n’a jamais terminé son poème dramatique. Il l'a interrompu pour partir vers l'Europe et les États-Unis avec sa seconde femme, la danseuse américaine Isadora Duncan. De retour en Russie, révolté contre l'état d'esprit américain, il remanie son poème pour mettre l'accent sur le conflit entre les mondes capitalistes et socialistes, mais sans toutefois l'achever.
Car, ce qui reste sans conteste dans la poésie d'Essenine, relève de la désillusion :
Il fut un temps où,
joyeux drille,
labouré jusqu'aux os
de l'herbe de la steppe,
je suis venu dans cette ville les mains vides,
mais le cœur plein
et non sans rien dans la tête.
Je croyais... je brulais...
Je partis pour la révolution.
Je pensais que la fraternité n'était ni un rêve,
ni un songe,
que tout, l'ensemble des peuples,
des races et des tribus,
se dissoudrait dans une mer unique.
Mais au diable tout cela !
Sergueï Essenine est né en Russie centrale, prés de Riazan. En 1913, à l’âge de 18 ans, il prend conscience de ses dons de poète et commence à fréquenter les milieux artistiques moscovites. Un an plus tard, il vit en couple avec Anna Izriadnova, tandis que ses premiers poèmes commencent à paraître en revues et dans les colonnes de La Voie de la Vérité, ancêtre de la Pravda. Abandonnant sa compagne qui vient de lui donner un enfant pour s'installer à Saint Pétersbourg, où Alexandre Blok (voir mon billet précédent sur la poésie russe) l'introduit dans les milieux littéraires, à qui il donnera lectures et récitals, jusqu'à sa mort.
Boris Pasternak dira de lui que "jamais, depuis Koltsov, la terre russe n'a produit quelque chose de plus enraciné, de plus naturel, de plus opportun, de plus national, que Sergueï Essenine, en le donnant avec une liberté et sans grever ce tableau d'un trop lourd zéle populiste".
Essenine mobilisé, déserte en 1917, déborde d'enthousiasme pour la révolution, épouse en juillet 1917 Zinaïda Reich, secrétaire à La Cause du Peuple, dont il a deux enfants avant d'en divorcer en 1921.
Déçu des résultats de la Révolution, Essenine a en effet rencontré Isadora Duncan de dix-huit ans son ainée, invitée en URSS par le gouvernement soviétique, qu'il épouse en 1922 pour la quitter en 1923 après un voyage en Europe et aux États-Unis, voyage qui, loin de l'exalter, l'a gravement déprimé.
Miné par l'alcoolisme, il souffre désormais d'hallucinations. À Leningrad, il finit par se pendre à un tuyau dans la chambre no 5 de l'hôtel Angleterre, non sans avoir écrit avec son sang un dernier poème :
Au revoir, mon ami, au revoir,
Mon tendre ami que je garde en mon cœur.
Cette séparation prédestinée
Est promesse d’un revoir prochain.
Au revoir, mon ami, sans geste, sans mot,
Ne sois ni triste, ni chagrin.
Mourir en cette vie n'est pas nouveau,
Mais vivre, assurément, n'est pas plus neuf.
Un poète, assurément, mais un poète des temps incertains....
LES DOUZE (Двенадцать) D'ALEXANDRE BLOK
À contre-pied de la russophobie, je commence ici une série de billets sur les œuvres des écrivains russes et ukrainiens.
Dans un décor de soir noir et de neige blanche, dans la tourmente et le blizzard douze soldats de l’Armée rouge avancent, pillent, assassinent et se soûlent. Ivres d’une liberté « sans croix ni loi », ces gardes rouges abjurent le vieux monde et s’exhortent à tirer sur la Sainte-Russie. Défilant sous l’étendard, sans rien voir dans le blizzard, ils suivent une ombre et…
Voilà la neige, siffle le vent
Douze hommes s’en vont en rangs.
À leurs fusils-bretelles noires.
Autour des feux, les feux du soir…
Mégot au bec, casquette de chic,
Ils sont foutus comme l’as de pique.
Liberté, liberté !
Eh, sans croix, ni loi,
Taratata !
………………………………
Ils vont au loin, démarche altière…
-Qui va là ? Allons, qui bouge ?
C’est le vent près des gouttières
Qui joue avec le drapeau rouge…
Devant eux, un tas de neige.
Qui se cache là, viens ici !
Seul un chien galeux y piège
Il se lève et il le suit…
…………………………
Ils s’en vont, démarche altière,
En arrière, un chien galeux,
En avant, un drapeau rouge,
À la main, une ombre bouge,
Invisible à tous les yeux,
Imprenable pour les balles,
Sur la neige perlée d’opales,
Par-delà les avalanches,
Dans les brumes, dans le vent,
Couronné de roses blanches,
Jésus-Christ, marche en avant*.
Les sonorités du poème créent en elles-mêmes l’atmosphère. Le traducteur et poète Angelo Maria Ripellino a décrit ainsi le style génial et déroutant de ce poème : « L'écriture, violemment secouée de syncopes et de ruptures, de sautes métriques, d'âpres dissonances (sifflements, aboiements du vent, piétinement, balles qui crépitent), mêle dans une pâte lexicale insolite des slogans d'affiche politique et des formules de prière, des constructions d'odes solennelles et des injures des rues, les termes grossiers de l’argot prolétarien et des accents de romance »
C’est dans une période hallucinatoire que Blok écrit Les Douze, du 8 au 28 janvier 1918. L’œuvre est le témoignage de la Révolution en cours en Russie, écroulement du vieux monde mais aussi appel au salut messianique du monde.
Le poème, publié le 3 mars 1918 eut un immense retentissement en Russie, déclamé dans la rue et au théâtre, certains de ses vers se retrouvant sur des affiches, des banderoles et sur des étendards des soldats.
Le 1er avril 1920, Blok, publiant une note qui décrit les conditions dans lesquelles il écrivit ce poème, déclare : « Les mers de la nature, de la vie et de l’art étaient déchainées. Les embruns s’élevaient en arc-en-ciel au dessus d’elles. Lorsque j’écrivis Les Douze, je regardais cet arc-en-ciel »
Alexandre Blok est né en 1880 à Saint-Pétersbourg, d’une famille aisée. Ce poeme témoigne de la vie tourmentée qu’il mène au sein d’une période toute aussi tourmentée. Il meurt en 1921.
Voilà la neige, siffle le vent
Douze hommes s’en vont en rangs.
À leurs fusils-bretelles noires.
…………………………………………….
*Traduction de G. Arout, Seghers, 1958
LE QUATUOR DE LUCERNE
Christian Caleca vient d’écrire un magnifique ouvrage, Le Quatuor de Lucerne, livre d’histoire, de musique et finalement de vie, autour de cinq personnages, un journaliste et quatre immenses compositeurs russes, le premier témoin de la rencontre imaginaire des quatre autres à Lucerne.
Avec le Quatuor de Lucerne, il faut se laisser emporter par l’histoire et bercer par la musique qui encadre le récit en trois mouvements de concerto :
- Allegro moderato :
Celui qui écrit, fictivement, est un journaliste qui apprend la mort de Chostakovitch en 1975. Cette mort, qui le bouleverse, le pousse à décrire un évènement, tout aussi extraordinaire qu’imaginaire, la rencontre des quatre grands musiciens russes du XXe siècle, Rachmaninov, Prokofiev, Stravinski et Chostakovitch à Lucerne en 1938 où venait d’être créé par Arturo Toscanini un festival international de musique.
Christian Caleca sait admirablement recréer l’ambiance du décor paradisiaque de la Suisse centrale à la fin des années 1930 et nous faire découvrir la belle demeure helvétique du vieux Rachmaninov, sollicité par Toscanini. Puis, il nous transporte dans le cadre brutal de l’URSS de Staline, nous faisant comprendre les conditions dans lesquelles Prokofiev et Chostakovitch sont autorisés à se rendre au festival de Lucerne, aux côtés de Stravinski, le parisien, et donc de Rachmaninov.
Dans le décor fort réaliste de villes européennes anxieuses, en cette année fébrile des accords de Munich qui sont encore en gestation, Il fait entrer en scène chacun des quatre compositeurs, à Lucerne, à Paris, à Moscou et à Leningrad,
Chacun d’entre eux, alors qu’ils s’apprêtent à se retrouver et à se réunir à Lucerne, sont conscients qu’ils vivent probablement les derniers jours de la paix. L’organisateur de ce premier festival, le chef d’orchestre Arturo Toscanini, pourtant confortablement installé à New York, n’ignore rien de ces menaces et c’est pourquoi il veut faire de Lucerne le symbole de la résistance des musiciens au nazisme.
Ainsi, chapitre après chapitre, en train ou en bateau, les héros du roman se hâtent vers Lucerne, où les attend Rachmaninov.
- Andante cantabile
Nous vivons la préparation et l’organisation du festival sous la triple direction d’Ansermet, de Walter et de Toscanini, dans une Suisse qui s’honore d’ouvrir ses portes à ces exilés prestigieux, un peu comme si elle voulait conjurer le sort.
Dans les décors et l’ambiance tendue de l’époque, les compositeurs livrent leurs craintes et leurs espoirs, les belles âmes se rencontrent, des amours s’ébauchent. Puis vient le concert d’ouverture du festival présenté par Toscanini. C’est un grand moment de gaieté et de gravité à la fois, qui débute symboliquement par l’ouverture Guillaume Tell de Rossini. Tout près d’eux, les grandes manœuvres diplomatiques s’amplifient, l’URSS observant, sceptique, la capacité de résistance de la France et de la Grande-Bretagne aux menaces hitlériennes.
Les quatre grands compositeurs finissent par se rencontrer à la villa Senar, propriété de la famille Rachmaninov. C’est la partie la plus imaginaire du roman, mais pas la moins passionnante que cet échange entre compositeurs célèbres qui porte sur la Russie, sur la politique et naturellement sur la musique, chacun reconnaissant, parfois avec une réticence jalouse, le génie de l’autre.
En écho à leurs inquiétudes, surgit le 12 septembre, à peine le premier festival de Lucerne achevé, le discours plein de menaces d’Hitler, qui annonce la fin de la Tchécoslovaquie libre. Pour souligner l’exactitude historique de l’ouvrage, l’auteur n’hésite pas à transcrire ce discours, dont la tonalité terrifie encore le lecteur, quatre-vingt-treize années après qu’il ait été prononcé à Nuremberg.
- Allegro vivace
Comme les Français cèdent à Hitler sous la pression des Britanniques, la Tchécoslovaquie est dépecée, l’URSS s’éloigne de l’alliance pour rechercher un accord solitaire avec l’Allemagne nazie, obligeant l’Italie à la rejoindre malgré la réticence de Mussolini. Tout se met alors en place pour que la guerre vienne. Et elle vient en effet, jusqu’au siége interminable de Leningrad et ses horreurs se reflètent dans les sons déchirants de la septième symphonie, dite de Leningrad, composée par Chostakovitch : l’histoire, en effet, fait la musique.
Après le festival de Lucerne, l’histoire a fait fuir Rachmaninov et Stravinski vers les États-Unis et Prokofiev vers le Caucase. Seul Chostakovitch reste à Moscou et se soumettra au Parti Communiste soviétique.
Le narrateur reprend les traits d’Etienne d’Andigné qui revient à Lucerne en 1975, avant de songer à sa vie et à Evguénia, son amour emporté par la guerre, au bord de la mer antiboise : « Le matin est calme, sur la plage les courtes vagues finissent leur course répétée sur la grève luisante et balayent inlassablement le sable humide ».
Le Quatuor de Lucerne, un livre aux multiples facettes, un livre d’histoire, un livre sur les géniaux compositeurs russes du XXe siècle, un livre débordant d’une tendre nostalgie dans son épilogue : jamais nous n’écouterons plus leurs œuvres sans nous référer aux liens que l’auteur a su si fortement tisser entre la musique et nos vies.
Christian Caleca, Le Quatuor de Lucerne, Éditions Maïa, 199 pages, 15 euros.
LA VÉRITÉ SCIENTIFIQUE ASSAILLIE DE TOUTES PARTS
Les philosophes n’ont eu de cesse d’insister sur le caractère subjectif de la pensée humaine, ou encore sur la subjectivité qui s’attache à la vérité délivrée par un être humain.
Arthur Schopenhauer s’est ainsi efforcé de montrer les limites de la pensée de Kant, en soulignant que la vérité trouvait sa source dans la volonté de l’individu. Quant à Nietzsche, il a carrément refusé d’envisager la possibilité qu’il puisse exister une vérité objective. En outre, le subjectivisme a trouvé un renfort puissant chez les linguistes comme Saussure qui a démontré qu’aucun langage ne permettait de formuler quoi que ce soit d’assuré.
Même si Wittgenstein a tenté de surnager dans l’océan de scepticisme qui submergeait la pensée philosophique occidentale, il a dû finalement convenir qu’il fallait renoncer à toute prétention d’acquérir une connaissance objective des faits.
Puis les philosophes, obsédés par le subjectivisme, ont été soudainement dépassés par les artistes, qui sont souvent annonciateurs de changements de paradigme. Ce fut le cas, on s’en souvient, de Giotto Di Bondone dont le réalisme était le héraut du paradigme expérimental et ce fut encore le cas du Dadaïsme qui a barbouillé les espaces et du Surréalisme qui a aboli la différence entre le rêve et la réalité : tous deux annonçaient l’irruption de l’incertitude dans la pensée scientifique.
La science, dès le début du XXe siècle, va se trouver en effet prise en tenailles entre la subjectivité de l’individu, à laquelle elle résistait victorieusement depuis deux siècles en s’abritant derrière l’objectivité de l’expérimentation et la soudaine association de l’incertitude aux résultats qu’elle obtenait, alors qu’elle rêvait d’offrir à la pensée humaine un univers ordonné.
Si elle avait toujours été consciente de ses failles, la science prétendait néanmoins avoir initié une marche en avant permanente vers la vérité. Or la physique, l’une des disciplines scientifiques les plus prestigieuses, se mettait tout d’un coup à nous présenter un monde chaotique, contradictoire, où se déroulaient des évènements non observables et où circulaient des particules indétectables dont l’origine était indéterminée et dont les effets étaient imprévisibles !
Ce fut un choc dont aucun scientifique ne s’est vraiment remis : Einstein décrivait un univers où la masse et l'énergie n’étaient que deux aspects d'une même réalité insaisissable et où les parallèles se rencontraient. Le battement d’aile du papillon devenait le symbole universel du désordre qui pouvait pervertir n’importe quel système. Pour couronner le tout, le principe d’incertitude de Bohr et Heisenberg appliqué aux électrons démontrait que l'observateur était, par essence, partie prenante dans l'expérience qu’il menait, si bien qu’aucune expérience ne pouvait être considérée comme objective. Aucune expérience n’était objective ! Tout simplement impensable!
Le choc ne s’arrêtait pas aux frontières de la physique. Il atteignait le cœur battant de la pensée scientifique, la logique scientifique, lorsque Henri Poincaré remettait en question le postulat central de cette logique scientifique en démontrant que le lien entre l'hypothèse et la preuve était construit artificiellement, ce qui remettait carrément en question la notion de démonstration. C’est ce qu’écrivait également Kuhn, quoiqu’avec plus de délicatesse, lorsqu’il décrivait les révolutions scientifiques comme des changements de paradigme, ce qui signifiait en clair que les découvertes scientifiques étaient dépendantes de la perspective choisie par le chercheur. Plus d’expérience objective, plus de démonstration véritable, que restait-il à la science pour prétendre détenir le monopole de la recherche de la vérité?
D’autant plus que Frege allait plus loin encore en soutenant que la raison ne fournissait rien de plus qu’une vérité contingente puisqu’elle se contentait de confirmer ce que l’esprit savait déjà par l’induction, l’intuition ou l’observation. Et Gödel renchérissait dans le même sens en démontrant qu’il n’existait aucune logique qui permettait d’affirmer que des propositions mathématiques étaient justes ou fausses.
Ces remises en cause de la validité de la preuve, si centrale dans la démarche scientifique, contraignaient la science à reconnaître que ses démonstrations étaient entachées d’incertitude, de subjectivisme et d’autojustification qui, toutes trois, affaiblissaient sa légitimité.
Avec quels outils, finalement, approcher LA vérité ?
À SUIVRE
LA PETITE FILLE AUX ALLUMETTES
Il faisait effroyablement froid; il neigeait depuis le matin; il faisait déjà sombre; le soir approchait, le soir de la Noël et, par ce froid glacial, une pauvre petite fille marchait dans la rue, n’ayant rien sur la tête et pieds nus, car elle avait perdu ses pantoufles en se sauvant devant une file de voitures.
Dans son vieux tablier, elle portait une boite d’allumettes, qu’elle cherchait en vain à vendre. Mais personne ne lui prêtait attention et alors que la journée finissait, et elle n'avait pas encore vendu un seul paquet d'allumettes.
Tremblante de froid et de faim, elle se traînait de rue en rue. Des flocons de neige couvraient sa longue chevelure blonde. De toutes les fenêtres brillaient des lumières: de presque toutes les maisons sortait une délicieuse odeur de plats que l’on faisait cuire pour le festin du soir: c'était Noël.
Après avoir une dernière fois offert en vain son paquet d'allumettes, l'enfant aperçu une encoignure entre deux maisons. Harassée, elle s'y assied et s'y blottit, tirant ses petits pieds vers elle. Pourtant, elle grelotte et frissonne encore plus qu'avant tout en n’osant pas rentrer chez elle, où elle n'y rapporterait pas la plus petite monnaie et où elle se ferait battre par son père.
Comme elle avait ses petites mains toutes transies, elle pensa tout d’un coup que si elle utilisais une allumette, elle lui réchaufferait les doigts. C'est ce qu'elle fit. Quelle flamme merveilleuse c'était! Il sembla tout à coup à la petite fille qu'elle se trouvait devant un grand poêle en fonte qui rayonnait de chaleur.
La petite fille allait étendre ses pieds pour les réchauffer, lorsque la petite flamme s'éteignit brusquement, le poêle disparut et elle restait là, tenant en main un petit morceau de bois à moitié brûlé.
Alors, elle frotta une seconde allumette: la lueur se projetait sur la muraille derrière la table était mise, couverte d'une belle nappe blanche, sur laquelle brillait une superbe vaisselle de porcelaine. Au milieu, s'étalait une magnifique oie rôtie, entourée de compote de pommes. Et puis plus rien: la flamme s'éteignit encore.
L'enfant prit une troisième allumette et se vit transportée près d'un splendide arbre de Noël. Sur ses branches vertes, brillaient mille bougies de couleurs: de tous côtés, pendait une foule de merveilles. La petite étendit la main pour en saisir une lorsque l'allumette s'éteignit. L'arbre sembla monter vers le ciel et ses bougies devinrent des étoiles. Il y en a même qui se détacha et redescendit vers la terre, laissant une traînée de feu.
«Voilà quelqu'un qui va mourir » se dit la petite fille. Sa grand-mère, le seul être qui l'avait aimée et qui était morte il n'y avait pas longtemps, lui avait dit que lorsqu'on voit une étoile qui file, d'un autre côté une âme monte vers le paradis. Elle frotta encore une allumette: une grande clarté se répandit et, devant l'enfant, se tint sa grand-mère.
« Grand-mère, s'écria la petite, grand-mère, emmène-moi. Oh! tu vas me quitter quand l'allumette sera éteinte: tu t'évanouiras comme le poêle si chaud, le superbe rôti d'oie, le splendide arbre de Noël. Reste, je te prie, ou emporte-moi.
Et l'enfant alluma une nouvelle allumette, puis une autre, puis une autre jusqu’au bout du paquet afin de voir sa grand-mère le plus longtemps possible. Cette dernière prit sa petite fille dans ses bras et la porta tout la haut, en un lieu où il n'y avait plus ni froid, ni faim, ni chagrin: sa soif d’amour l’avait conduite jusqu’à Dieu.
Le lendemain matin, les passants trouvèrent dans l'encoignure le corps de la petite fille; ses joues étaient rouges et elle semblait sourire. Elle était morte de froid pendant la nuit qui avait apporté à tant d’enfants toutes sortes de joies et de plaisirs. Elle tenait dans sa petite main toute raidie les restes brûlés d'un paquet d'allumettes.
Quelle sottise! dit un cœur sec. D'autres versèrent des larmes sur l'enfant mort. Aucun ne savait qu’elle avait vu de si belles choses pendant la nuit de Noël et qu’elle s’était maintenant réfugiée dans les bras de sa grand-mère.
D’après le conte de Hans Christian Andersen.
LES RAVAGES DE L'IDÉOLOGIE DOMINANTE
Patrick Boisselier, introduit par une belle préface d’Alain Bauer, a écrit un important ouvrage sur les bouleversements actuels et à venir de l’humanité, de l’Europe et in fine de la France.
On ne l’attendait pas sur ce sujet, lui le professeur d’université au CNAM, grand spécialiste, peut-être le meilleur spécialiste français, du contrôle de gestion. Mais, justement, cet ouvrage est révélateur de l’angoisse qui saisit les intellectuels responsables devant la trajectoire de l’humanité et ses conséquences sur nous tous. Ils prennent la plume pour nous le crier, afin qu’avec eux, nous interpellions ceux qui sont en charge de notre destin.
Nous vivons tous sur des « trends » exponentiels, qui ne peuvent, de ce fait, que se briser. Mais nous faisons semblant de croire à leurs continuités et même si nous ne le croyons pas, nous attendons passivement leur rupture, d’autant plus que nous en ignorons le moment. À partir de ce constat, je n’ose même pas écrire « postulat » tant son évidence est éclatante, Patrick Boisselier propose un diagnostic, décrit des tendances, isole des variables clés et propose une démarche pour faire face à leurs conséquences inéluctables, si les tendances demeurent.
Dans un premier chapitre, remarquable par la force de son contenu, il montre en quoi la démographie humaine est la source de nos problèmes actuels. Il évalue les tendances et les conséquences en termes de conflits et de migrations, avant de proposer des scénarios plus ou moins probables pour notre décennie, celle des années vingt.
Face à ce constat, l’auteur se tourne vers le monde de la pensée, en établissant les fractures idéologiques de l’Europe dans le deuxième chapitre. Marquée par le fascisme et le totalitarisme, l’Europe se retrouve tétanisée par l’émergence de l’Islam comme projet politique.
C’est alors que l’auteur estime nécessaire, dans un troisième chapitre, de faire un détour par l’épistémologie, afin d’installer l’analyse de la « réalité » qu’il veut situer dans un cadre scientifique, ce qui lui permet d’opposer science et religion dans un quatrième chapitre, en mettant en avant la déresponsabilisation de l’homme par la religion, déresponsabilisation qui ne peut que hâter le processus d’autodestruction dans lequel il est engagé.
Il montre ensuite, dans un cinquième chapitre, quels sont les instruments qui permettent d’enfermer les croyants afin de les manipuler. C’est ainsi qu’il aborde notamment, exemple parmi d’autres, la question du voile, casus belli utilisé par les islamistes contre les sociétés qui les ont accueillis.
Dans son sixième chapitre consacré aux réponses que l’Europe devrait apporter aux défis qu’il vient d’énumérer et d’analyser, Patrick Boisselier pose d’emblée une question brutale : « L’espèce humaine mérite d’elle d’exister ? ». Non, si l’on regarde son côté obscur, violent, voire sadique, oui si l’on prend en compte les civilisations qu’elle a su développer. Certes, on peut voir l’Europe comme une civilisation sur le déclin, mais l’on perçoit les chemins qui lui permettraient de survivre, la foi dans l’éducation, la maitrise de l’immigration, la réforme de son système de gouvernance qui permettrait de faire éclore des élites dont l’autorité serait incontestée.
L’auteur pose enfin, dans son dernier chapitre, les bases d’une démarche offensive face aux menaces qui nous enveloppent. L’exigence d’une morale, laïque ou même minimaliste, la quête personnelle du sens de la vie, le changement de paradigme de la finance et, à sa suite, celui de l’économie, la réduction obstinée des inégalités semblent indispensable à la survie d’une Europe et d’un monde qui doivent « restaurer une homogénéité» dans leur regard sur eux-mêmes et sur leur rôle dans l’histoire…
Je me dois d’ajouter que le livre de Patrick Boisselier est bien écrit, passionnant à lire tant il soulève de questions fondamentales qui ont rarement été abordées avec autant de franchise et de lucidité. En outre, il contient de très abondantes et actuelles références d’une myriade de penseurs que j’ai souvent découverts et qu’il analyse avec rigueur.
Un ouvrage précieux, à lire chapitre par chapitre, en prenant le temps de réfléchir aux sujets qu’il aborde et que nous traitons le plus souvent avec désinvolture, au risque d’en découvrir les conséquences avant d’en avoir compris le processus qui les annonçait. En somme, un appel, comme l’écrit l’auteur, à se raccrocher d’urgence au « principe de réalité »
Référence : Patrick Boisselier, Les ravages de l’idéologie dominante : la société française menacée, 196 pages, VA Éditions, 2019