Coup d'épée dans l'eau du Cepun
On se souviendra que 1977 fut une année décidément spéciale pour moi, puisque c’est celle où j’ai manqué mourir à Prague (mes blogs des 4, 7 et 10 mars dernier).
En 1978, cela faisait plus de deux ans que j’avais créée et que je dirigeais l’Université du Troisième Âge de Nice (U3), dont le Président de l’Université de Nice, Jean Touscoz, m’avait nommé Chargé de Mission en 1975.
Au printemps, Jean Touscoz me demanda de succéder à Guy B. qui avait eu le mérite de concevoir, d’organiser et de lancer la Formation Continue au sein de l’Université de Nice avec le Cepun (Centre d’Education Permanente de l’Université de Nice). Comme j’avais « réussi » avec U3, il estimait que je saurai aussi doper le développement du Cepun.
Ce n’était pas que ce dernier fut en difficulté, car il avait fort bien été organisé par Guy B. depuis octobre 1972, qui en avait fait un excellent outil au service des personnes de plus en plus nombreuses qui souhaitaient reprendre ou compléter leurs études. Mais Jean Touscoz souhaitait sans doute renouveler les équipes…
J’étais placé face à un nouveau défi que j’eu la faiblesse d’accepter. Sans doute était-ce avant tout par orgueil : rien ne pouvait me résister, après la création de l’Université du Troisième Age. En outre, mon miraculeux sauvetage du naufrage pragois me donnait peut-être un sentiment d’invincibilité. C’était aussi, avouons-le, par appât du gain : mon salaire doublait quasiment avec l’indemnité de Chargé de Mission du Cepun, alors que je ne recevais pratiquement rien pour la direction d’U3.
Il restait que ce n’était pas raisonnable : j’étais désormais doublement Chargé de mission, et comme en outre je venais de devenir conseiller municipal avec des délégations, comme celle de l’administration de l’Hôpital de Puget-Théniers et comme enfin j’étais sommé d’achever la thèse que j’étais supposé préparer depuis octobre 1972, cette nouvelle charge était parfaitement incohérente.
Le déroulement de la mission allait le démontrer.
C’était d’autant plus extravagant que le Cepun n’était pas une petite unité comme U3 : il était environ dix fois plus gros. J’étais dans la situation d’un épicier de quartier qui rachetait l’hypermarché de la ville ! Alors que je ne disposais que d’une secrétaire à U3, le Cepun avait son siége central dans le « Château » de l’Université, avec plusieurs administratifs dirigés par une Secrétaire Générale, petite femme parfois souriante mais toujours énergique et déterminée, Mademoiselle W.
Mademoiselle W., la cinquantaine assez avancée, était en principe sous ma responsabilité de Chargé de Mission. Comme elle relevait aussi administrativement du Secrétaire Général de l’Université, elle su sans cesse jouer de cette double attache contre moi car, comme je le découvris très vite, elle m’était fondamentalement hostile et bien décidée à me savonner la planche.
La raison en était simple. Elle n’aimait pas perdre le pouvoir qu’elle avait obtenu sous la direction précédente. Aussi professait-elle une admiration sans borne pour l'ancien Chargé de mission qui avait été injustement remplacé, d’après elle, par ma personne. Elle découvrit rapidement deux autres raisons de chercher à me déstabiliser par tous les moyens à sa disposition : Jean Touscoz m’avait demandé de « dynamiser » le Cepun, ce qui supposait des transformations. Or, elle exécrait le changement, ce qui lui faisait traduire le verbe "dynamiser" par "dynamiter". Enfin, pour contourner sa résistance, j’allais mettre en place une task-force qui allait focaliser, vous allez comprendre pourquoi, tout ce qu’elle détestait.
Bref, j’étais mal parti, mais il me restait encore à le découvrir, en ce printemps 1978.
Les Thermidoriens sur trois fronts
Nous avons laissé le 8 avril dernier (mon blog intitulé « S’accrocher bec et ongles au pouvoir ») les Thermidoriens contraints de faire face sur plusieurs fronts…
Le danger qui menaçait toujours les Thermidoriens au pouvoir se situait toujours dans les faubourgs, base des sans-culottes et son combustible résidait dans la faim qui tenaillait les grandes villes, à commencer par Paris où d’énormes queues se formaient devant les boulangeries, alors que la ration de pain passait de 1 livre et demie en février 1795 à un quart de livre en mai 1795.
Le 1er avril 1795, les sans culottes, saisissant comme prétexte les accusations portées contre Barère, Collot d’Herbois et Billaud-Varenne qu’ils considéraient comme leurs défenseurs, envahissent la salle de la Convention en réclamant du pain.
Ils sont évacués par les gendarmes tandis que les trois accusés sont déportés, que Paris est aussitôt mis en état de siège et que le général Pichegru chargé de réprimer l'agitation dans les faubourgs. C’est dire la nervosité des Thermidoriens.
Une deuxième alerte intervient le 20 mai 1795, alors que la Convention est envahie à nouveau aux cris de : « Du pain et la Constitution ! ». Les députés s’enfuirent, à l’exception de ceux d’entre eux, que l’on appelait les Crétois parce qu’ils siégeaient à la crête de la Montagne et qui étaient favorables aux sans-culottes,
Les forces militaires de la Convention reprirent le contrôle des Tuileries et passèrent à l’offensive dans les faubourgs, arrêtant soixante-deux députés et cinq mille jacobins.
Pendant ce temps, la paix des cimetières s’installait dans l’ouest de la France. Hoche avait fini par signer une amnistie avec Charrette et les chouans, en leur garantissant la restitution de leurs biens confisqués, la liberté de culte et la dispense du service militaire.
Mais comme le génocide pratiqué par les troupes républicaines ne pouvait être rayé d’un trait de plume. la guérilla contre les troupes républicaines se poursuivait en Bretagne et en Normandie. Une attaque coordonnée entre les immigrés et les chouans fut organisée à la fin du mois de juin 1795. Une armée de quatorze mille chouans se rassembla dans la région de Quiberon, Charrette reprit les hostilités en Vendée et quatre mille émigrés furent débarqués dans la baie de Carnac par une flotte anglaise. Cependant, ils n’étaient pas assez organisés et soutenus par la croisière anglaise pour faire échec à Hoche, qui les battit et les captura le 21 juillet 1795.
Sur le front de la guerre étrangère, il était aussi difficile pour les Thermidoriens de mécontenter les généraux que de se passer des revenus des conquêtes. D’où l’invasion de la Hollande le 10 octobre 1794, qui fut transformée en République Batave. C’est à cette occasion que la cavalerie de Pichegru réalisa un exploit sans précèdent en capturant la flotte hollandaise bloquée par la glace au Helder. La Hollande fut aussitôt amputée de la Flandre Hollandaise pour être rattachée à la Belgique, elle-même annexée à la France, cette dernière étant reconnue par un traité de paix conclu entre la République Française et la Prusse, pressée de retourner ses troupes contre la Pologne.
La Terreur ne s’était pas éteinte pour tout le monde…
Des vertus du mensonge
Le 6 avril dernier, dans un blog intitulé « Vive nos ennemis », je rappelais ce que Nietzsche percevait de positif dans le face à face avec la souffrance ou la méchanceté, comme dans la lutte contre sa propre faiblesse : la nécessité pour l’homme de donner le meilleur de lui-même.
La richesse d’une vie ne réside pas tant dans un bien-être sans accrocs que dans la manière dont nous faisons face aux tragédies. C’est pourquoi nous devons agir, tout en ne réfutant pas une démarche pessimiste face à la vie, un pessimisme bien défini par Schopenhauer, lorsqu’il décrit la cruauté aveugle et absurde de l’existence.
Faut-il en tirer pour autant des conséquences mortifères ? En somme, n’est-il pas envisageable d’être heureux, tout en étant pessimiste ?
Après tout, même lorsque la vérité est déprimante, voire désespérante, elle n’est pas tout, car elle n’obère pas une capacité plus fondamentale de l’homme que celle de la connaissance, que constitue sa capacité d’inventer,
sa capacité de créer,
sa capacité de fabuler,
et finalement sa capacité de mentir, de se mentir.
Car il faut bien observer le mensonge sous deux angles opposés.
D’un côté, il traduit notre incapacité à regarder la réalité en face afin de répondre à notre désir de nous dérober à nos responsabilités. De ce point de vue, Nietzsche a particulièrement bien observé le rôle du mensonge qui sert à se consoler de l’inaptitude à affronter les souffrances inévitables de l’existence :
« Quelle quantité de vérité peut supporter, voire oser un esprit ? Tel a été pour moi, de plus en plus, le véritable critère de la valeur. Tout pas en avant dans la connaissance résulte du courage, de la dureté envers soi » (Nietzsche, Ecce Homo, préface, 3)
Quelle quantité de vérité peut en effet supporter notre esprit ?
Car chercher la vérité implique d’être impitoyable face à ses propres souhaits, à ses besoins de certitudes et de consolations. C’est alors que l’erreur, toujours plus ou moins acceptée, voire volontaire, relève d’une forme de fuite devant l’insupportable.
Aussi peut-on en conclure que le mensonge est nécessaire à la vie. Toutes nos croyances, toutes nos connaissances, tous nos systèmes de représentation sont, en bonne partie, des mensonges.
Nous sommes bien obligés de plier la réalité à nos exigences.
Nous sommes bien obligés de simplifier la complexité des messages que nous recevons. Nous ne recevons que les messages que nous sommes capables de traiter et nous rejetons tous les autres. Sinon, comment vivre, au milieu de l’inacceptable, de l’incompréhensible ?
De tous les mensonges que l’homme est capable de produire pour survivre, l’art est sans doute la technique la plus élaborée. L’art nous offre en effet une représentation du monde qui le rend plus intense, plus beau, plus « vrai » que le réel.
C’est en s’opposant à l’humanisme qui veut nous convaincre que la connaissance ouvre la porte au bonheur et à la liberté que Nietzsche peut expliquer de manière convaincante le rôle de l’art pour l’humanité.
Puisque « la vérité est laide » (Nietzsche, Fragment posthume de 1888, 16 (40)), l’art est le meilleur outil dont dispose l’homme pour maquiller la laideur du monde, afin de faire du beau avec du laid.
C’est l’immense vertu de l’art : nous permettre d’échapper à la laideur du monde.
Pouvons nous aussi échapper au tragique de l’existence ?
L'Euro, symbole d'asservissement
Les Français souffrent d’une crise d’identité collective, car il est difficile d’être seul face au monde, abandonné par une collectivité sans vision.
Quel est en effet l’objectif de la collectivité nationale qui s’appelle « la France » ? maintenir les acquis ? mais comment ? se fondre dans l’Europe ? mais quelle Europe ? s’adapter à la mondialisation ? mais à quel prix ?
Nos dirigeants nous cachent non seulement leurs véritables objectifs pour la France, mais pire encore leur impuissance. L’affaire de l’Euro l’illustre bien, même si elle n’est que la part monétaire de notre dépossession de pouvoir.
Nous avons concédé notre souveraineté monétaire à la Banque Centrale Européenne. Qu’en a t-elle fait? l’Euro frôle les 1,40 dollar et la BCE se demande encore s’il ne faudrait pas, finalement, faire baisser sa valeur !
La stabilité de l’Euro promettait une harmonisation progressive de l’économie européenne, mais l’on observe l’écrasement des industries du Sud de l’Europe par celles du Nord. De plus, force est de constater, du point de vue économique, qu’il vaut mieux se trouver en dehors de la zone Euro qu’à l’intérieur.
Nous aimerions bien que l’Euro baisse, mais qui nous écoute ?
Nous aimerions bien que nos industriels bénéficient des mêmes conditions que les industriels allemands, mais comment faire ?
En attendant, notre déficit commercial atteint des niveaux records, nos entreprises ferment, nos salariés se retrouvent au chômage, nos diplômés fuient le pays, nos impôts augmentent ce qui n’empêche nullement notre déficit budgétaire de rester désespérément élevé et notre endettement public de s’accroître.
Quand est-ce que toutes ces tendances négatives nous feront le plaisir de s’inverser ? Quand nous n’aurons plus d’industrie, quand nos salaires, nos allocations chômage et nos retraites se seront effondrées ? Un jour, c’est certain, nous trouverons l’équilibre, ou le fond…
En espérant qu’un jour la dégringolade s’arrête, que nous proposent nos dirigeants ? De prendre l’argent ici pour le mettre là et parfois, avec une audace renversante, d’effectuer de microscopiques réformes étalées sur une décennie. Pour couvrir le bruit de la chute, ils s’essaient à nous convaincre que rien de plus ne peut être tenté, avec l’aide du chœur des profiteurs du statu quo à tout prix. Or, même ces efforts de propagande sont couronnés d’échec si l’on en croit les sondages d’opinion, les élections et plus profondément l’humeur générale du pays.
Qu’attend donc la France pour agir ? Les Français savent confusément que le statu quo n’est pas possible puisqu’ils constatent quotidiennement que les dérapages financiers, industriels et sociaux les obligent à renoncer progressivement aux avantages d’une nation riche, prospère, puissante pour rejoindre le statut de ces peuples dépendants qu’ils méprisaient si facilement il y a peu.
Et pourtant, le mouvement ne demande qu’à être inversé, comme le répètent sur tous les tons de plus en plus d’économistes et comme je l’ai écris à de multiples reprises dans des blogs précédents. Il suffit de reprendre notre autonomie monétaire pour que nos coûts de production soient réduits en fonction de la valeur que nous donnerons à notre monnaie, sans aucun doute inférieure à l’Euro, pour que produire en France devienne plus attractif et acheter à l’étranger moins, pour que l’embauche reprenne et que le bâtiment reparte.
Les blocages qui nous empêchent de le faire relèvent plus de la psychanalyse que de l’économie : notre endettement serait certes mécaniquement accru en monnaie nationale, mais il serait stoppé, nos voisins allemands seraient mécontents, mais ils s’y feraient, Marine Le Pen serait contente, mais ce n’est pas elle qui en tirerait le bénéfice politique.
Ceux qui en tireront le bénéfice politique, ce seront les hommes d’État courageux qui sauront s’extraire du statut d’eunuques politiques dans lequel ils ont été enfermés.
Il faut ajouter que la reprise de contrôle monétaire ne peut être que le début de la prise de conscience des Européens de la nécessité de sortir l’UE de sa condition de colonie américaine, une condition de moins en moins tenable alors que s’affirment les nouveaux pouvoirs, en Chine, en Russie ou en Afrique.
Pour survivre au milieu d’eux, l’Europe doit pouvoir mener une politique autonome, par conséquent non inféodée au pouvoir de Washington. Sinon les USA nous sacrifierons sans hésiter à la défense de leurs propres intérêts. L’affaire ukrainienne l’illustre, qui montre la nécessité d’entente avec la Russie et non de s’y confronter comme le veulent les Etats-Unis.
Aussi la sortie de l’Euro doit-elle, paradoxalement, annoncer la reprise du pouvoir des peuples européens sur leur destin, un moment abandonné au pouvoir déclinant des Etats-Unis. C’est sans doute pourquoi elle suscite tant de passions contraires.
S'accrocher bec et ongles au pouvoir
Le 17 mars dernier, dans mon blog sur la «Merveilleuse réaction », j’ai, non seulement présenté les merveilleuses comme une des manifestations les plus visibles de la réaction contre la Terreur, mais montré aussi comment la Convention cherchait désormais un improbable équilibre entre les terroristes et les royalistes.
La Terreur était à la fois un système politique et un système économique. Le premier s’était effondré, il fallait désormais sortir du second. C’est ainsi qu’à la fin du mois de décembre 1794, la Convention se résigna à supprimer la loi sur le maximum, populaire dans les faubourgs pour les denrées mais impopulaire pour le blocage des salaires, et de toute façon inefficace face au marché noir. Du coup la valeur de l’assignat chuta brutalement.
En somme, par pans successifs, on assistait à l’effondrement des murs d’acier forgés par la société totalitaire d’avant Thermidor : le terrorisme, la lutte contre la religion, la pénurie organisée.
Après avoir subi une énorme pression depuis deux, voire cinq années, les Français voulaient enfin reprendre souffle. Moins paradoxalement que l’on ne pourrait le croire, si l’on songe aux prétentions égalitaires des révolutionnaires, les ouvriers et les artisans des villes étaient devenus les principales victimes économiques des bouleversements de la société française. L’expérience a en effet montré, pendant la Terreur et dans toutes les expériences analogues qui l’ont imité, que les mesures égalitaires se retournent immanquablement contre les plus faibles car il y a toujours dans une société humaine, certains, les plus proches du pouvoir, qui se débrouillent pour être « plus égaux que d’autres ».
Même si les paysans étaient les grands bénéficiaires économiques de la vente des biens nationaux et de l’affranchissement des droits seigneuriaux, il reste qu’ils voulaient récupérer leurs curés. Le principal appui du pouvoir était constitué par la masse des soldats de la Révolution qui considéraient comme un « acquis » de la Terreur d’être parvenus en quelques mois à des grades inespérés sous l'Ancien Régime. Ils voulaient donc conserver leurs grades et leurs trophées. Mais au total, nostalgiquement, le peuple rêvait du bon vieux temps : comme les résultats des élections l’ont montré de manière éclatante, il souhaitait le rétablissement de la royauté, contre l’avis des profiteurs du régime et des soldats qui n’en voulaient à aucun prix.
Une fois de plus, comme cela arrive très souvent dans un pays où le pouvoir était trop centralisé, les Conventionnels régicides gouvernaient contre le peuple. Car, parmi les 387 conventionnels qui avaient voté la mort de Louis XVI en janvier 1793, une centaine d'entre eux avaient suivi Louis XVI sur l'échafaud. Mais il en restait environ trois cent unis pour sauver leur peau : ils devinrent si résistants aux changement politiques qu’ils réussirent à traverser tous les régimes de 1795 à 1848 !
En 1795, ces trois cent devaient se garder à gauche et à droite.
À gauche, les Jacobins « non nantis » voulaient les déloger de leurs statuts de favorisés : ils les écraseront sans pitié.
À droite, les supporters de Louis XVIII les menaçaient de l'échafaud en cas de restauration.
Ils craignaient enfin les revendications d’un peuple affamé qui, comme le note Mallet en décembre 1794 « est devenu indifférent à la République comme à la Royauté, et ne tient qu'aux avantages locaux et civils de la Révolution ».
Les Conventionnels régicides allaient s’accrocher becs et ongles au pouvoir.
Vive nos ennemis!
Dans mon blog du 13 mars dernier, intitulé « Notre destin », je rappelais que pour Nietzsche, chacun de nous possède une pulsion invariable, une pulsion centrale, autour de laquelle nous pouvons et devons organiser nos autres pulsions.
C’est ainsi que la découverte d’une grande passion peut remettre sur les rails une vie en perdition. Nombre de jeunes à la dérive changent du tout au tout le jour où ils rencontrent leur vocation, car c’est toujours une passion plus forte que toutes les autres qui dompte nos passions destructrices.
Finalement, l’important est d’être en paix avec ce que génère cette grande passion:
« Car une chose est nécessaire : que l’homme parvienne à être en paix avec lui-même. Car celui qui est mécontent de lui-même est toujours prêt à s’en venger…sur nous ! » (Nietzsche, Le Gai Savoir, IV, 290).
Pour que la grande passion mobilise notre énergie, nous devons rechercher le danger, en tant que meilleure thérapie contre la mélancolie, la rumination, la timidité :
« Le secret pour retirer de l’existence la plus grande fertilité et la plus grande jouissance, c’est de vivre dangereusement ! » (Le Gai Savoir, IV, 283).
Le danger a le mérite de nous contraindre à être fort, encore que le danger que vante Nietzsche concerne sans doute davantage la vie intérieure que les réalités physiques, sociales ou politiques. En ce sens, l’homme a besoin d’ennemis, parce qu’ils sont nécessaires pour rester en éveil.
Nietzsche suggère même de remercier ses ennemis pour leur hostilité, parce qu’il faut être reconnaissant de ce que quelqu’un nous résiste, nous provoque et nous mette en question.
Du coup, l’hostilité, la discrimination et le harcèlement que l’on subit doivent s’interpréter comme une chance, car ce sont autant d’occasions d’inventer de nouvelles défenses. C’est ainsi que pour nombre de musiciens de jazz, la souffrance engendrée par le racisme a été l’occasion d’inventer une musique plus puissante, plus sophistiquée plus profonde que celle de leurs persécuteurs qui se trouvèrent bientôt contraints d’écouter, d’admirer, de copier leur musique.
Claude Nougaro écrit dans sa chanson sur Armstrong :
« Armstrong, je ne suis pas noir,
Je suis blanc de peau
Quand on veut chanter l'espoir,
Quel manque de pot
Oui, j'ai beau voir le ciel, l'oiseau,
Rien, rien, rien ne luit là haut
Les anges... zéro
Je suis blanc de peau »
Nous devons apprendre à choisir nos ennemis de manière à mener une guerre productive. Le but de la guerre nietzschéenne n’est pas de vaincre mais de stimuler nos forces, aussi bien face à nos ennemis extérieurs qu’intérieurs.
C’est pourquoi nous ne devons pas chercher à éradiquer nos passions violentes ou à effacer nos angoisses, car nous nous construisons dans la lutte contre ces démons.
En effet, pour Nietzsche, c’est dans le face à face avec la souffrance ou la méchanceté et dans la lutte contre sa propre faiblesse que l’homme est contraint de donner le meilleur de lui-même.