UNE CONSOMMATION REVELATRICE
L’enquête que j’avais réussi à obtenir en contournant la méfiance des étudiants chinois pris à leur propre piège de compétition et de raisonnement au second degré a porté tous ses fruits : il suffisait pour cela de raisonner au troisième degré !
Elle m’a permis de publier un document qui est resté confidentiel, puisqu’il n’a fait l’objet que d’un Document de Recherche publié par l’IAE de Nice en 1988, intitulé La consommation familiale des Chinois, enquête ponctuelle et approfondie.
C’était pourtant un travail de première main, puisque personne ne disposait des données que j’avais obtenues. À l’époque, je l’ai soumis à diverses Revues de Marketing ou de Gestion, mais elles n’ont pas été intéressées car la Chine intéressait peu les chercheurs en Sciences de Gestion français à cette époque.
Plus fondamentalement la recherche officielle est, contrairement à ce que prétendent ses thuriféraires, peu encline à ouvrir ses portes à la nouveauté. Le terme « Recherche » n’est pas toujours synonyme d’innovation car elle se nourrit souvent de la pensée dominante.
Dans cet article, je prenais toutes mes précautions pour indiquer les limites de la recherche que j’avais effectuée et j’expliquais pourquoi et comment j’avais procédé à une étude indirecte afin de contourner la défiance des enquêteurs.
Cette enquête avait porté sur 296 familles, qui comprenaient 3,1 personnes en moyenne. Les revenus individuels moyens étaient de 63,9 yuans* 1985, soit moins de 20$ par personne, avec un faible écart-type. Le revenu individuel décroissait avec le nombre de personnes par famille, sans doute en raison des parents à la charge des familles, tandis que le nombre d’enfants restait, à Pékin, presque immuablement égal à un. Le taux d’épargne des familles oscillait entre 4% et 14% du faible revenu qui avait été déclaré aux enquêteurs.
L’enquête fournissait la consommation des Chinois interrogés par ordre décroissant d’importance. Sans surprise la nourriture arrivait en tête, suivie par l’habillement, le logement (largement subventionné), les biens durables (sur lesquels portait plus particulièrement l’enquête), le chauffage et loin derrière, les livres et magazines, le soutien aux parents, les transports (peu nombreux sauf locaux et subventionnés), la santé (quasiment gratuite) et l’éducation.
Des chiffres plus détaillés avaient été obtenus, comme le coût dérisoire de la location du logement, y compris le chauffage et l’électricité, qui représentait à peine 4 à 5 yuans par personne et par mois.
Mais l’enquête se concentrait en priorité sur les dépenses en biens durables des ménages, à savoir les bicyclettes, les machines à laver, les réfrigérateurs, les télévisions, les magnétophones, les ventilateurs, les machines à coudre et les montres. Le principal résultat qui en ressortait, sur une période de 10 ans, était que le taux d’équipement des ménages en biens durables avait considérablement augmenté, alors que les revenus déclarés des ménages ne le permettaient théoriquement pas, loin de là.
Par exemple, le nombre de téléviseurs par ménage avait quadruplé entre 1975 et 1985, passant de 0,35 à 1,21, soit plus d’un téléviseur par famille alors que la capacité d’épargne déclarée des familles était tout à fait insuffisante pour permettre des achats massifs de téléviseurs.
On pouvait donc en déduire, après vérification de la fiabilité des données obtenues, qu’il fallait chercher plus avant pour connaître les sources de revenus cachées des chinois (par exemple la « porte de derrière). L’enquête montrait aussi qu’il existait déjà en 1985 une véritable boulimie de consommation qui allait se révéler au cours du temps être le moteur de la croissance chinoise. L’enquête apportait donc des informations non négligeables qui sont restées confidentielles**.
Mais je ne suis pas resté confiné à Pékin pendant les deux mois de mon séjour.
*1 yuan = 0,30$ en 1985, aujourd’hui 0,14$.
** L’article est disponible ci-joint en PDF.
À SUIVRE
LE DÉTESTABLE TRAITÉ DE PARIS
Aussi détestable soit-il, et il l’est, car il est l’un des plus catastrophique traité que la France ait jamais signé, le Traité de Paris semble inévitable en 1763 en raison des échecs considérables que la France a subi en Europe et dans le monde au cours de la Guerre de Sept Ans. Ce traité aurait pu être corrigé, sinon effacé, vingt ans plus tard. Or, il ne l’a pas été.
La guerre de Sept Ans (1756-1763) est le premier conflit d’envergure mondiale, puisqu’il se déroule simultanément en Europe, en Amérique du Nord et en Inde. Ce conflit a fait un million de morts, dont sept cent mille civils. Il a opposé principalement le royaume de France et l'archiduché d'Autriche d’un côté, au royaume de Grande-Bretagne et au royaume de Prusse de l’autre côté, avec leurs alliés respectifs, l’Empire russe, le Royaume de Suède et l’Espagne aux côtés de l’Autriche et de la France et le Royaume du Portugal aux côtés de la Grande Bretagne.
D’un point de vue économique, le bilan est catastrophique pour tous les pays, principalement pour la France et la Grande-Bretagne, tandis que du point de vue stratégique, si la Prusse a connu un demi-succès et l’Autriche un échec relatif, la France sort extrêmement affaiblie du conflit alors que l’Empire britannique triomphe, puisqu’il a réussit au cours de cette guerre à faire presque entièrement disparaître l’empire colonial français.
Le premier ministre anglais William Pitt avait en effet déclaré devant la Chambre des Communes en 1756 : « Toute notre politique étrangère consiste à empêcher la France de devenir une puissance maritime, commerciale et coloniale ». Il y a brillamment et durablement réussi.
Quelles ont été les pertes de la France actées par le Traité de Paris du 10 février 1763 entre la Grande-Bretagne, la France et l’Espagne ?
La France, après avoir cédé l’Acadie à l’Angleterre par le traité d’Utrecht de 1713, ce qui a fragilisé la sécurité de la Nouvelle-France, la France abandonne à l'Angleterre tous ses territoires au Canada, y compris les îles du Cap-Breton et de Saint Jean ainsi que la partie orientale de la Louisiane avec pour frontière la rive gauche du Mississipi. Elle doit aussi « confier » à l’Espagne la Louisiane occidentale, c’est à dire la rive droite du Mississipi. Dans les Antilles, elle cède aux Anglais la Dominique, la Grenade et Saint Vincent et Tobago.
En Afrique, elle cède la ville de Saint-Louis et avec elle le Sénégal aux Anglais. En Inde, les Anglais triomphent totalement alors que la France y avait une position prépondérante sept ans auparavant, ne laissant aux Français, avec interdiction de les fortifier, que les cinq comptoirs de Pondichéry, Chandernagor, Mahé, Karikal et Yanaon. En Europe même, la France rend l’île de Minorque pour récupérer Belle-Île.
L’opinion publique, bien représentée par Voltaire, approuva le Traité de Paris, trouvant qu’il était si délicieux de signer la paix à n’importe quel prix que l’abandon de quelques « arpents de neige» n’avait aucune conséquence. Pourtant, l’ampleur de la capitulation paraît inacceptable pour un pays aussi puissant que la France du milieu du XVIIIesiècle, l’un des plus peuplé du monde avec vingt millions d’habitants, plus peuplé que l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie réunies, l’un des plus industrialisé aussi, avec une organisation politique et militaire de premier plan.
Les défaites en Amérique, en Inde et en Afrique s’expliquent uniquement par la puissance insuffisante de sa Marine Royale par rapport à la Royal Navy, alors que les Anglais avaient concentré tous leurs efforts dans le domaine naval. L’erreur stratégique de la France a consisté à ne pas avoir compris que son influence se jouait désormais à l’échelle du monde et non plus à celle de l’Europe. Elle a d’ailleurs fait la même erreur en 1962, avec les catastrophiques et trompeurs Accords d’Évian. Elle l'a fait encore aujourd'hui, alors qu'avec le Brexit la Grande-Bretagne a compris qu'il fallait encore et toujours se tourner vers le grand large, loin des misérables querelles qui agitent le bocal de l'Union Européenne.
Comme l’écrit Julien Green, par le traité de Paris de 1763, « la Grande-Bretagne se trouva tout à coup placée à une incommensurable hauteur au-dessus des autres nations, que leur puissance continentale semblait condamner à ne plus jouer qu’un rôle secondaire dans l’histoire du monde ».
À SUIVRE
CARLOS GHOSN LE PARIA
Personne n’osait le critiquer tant qu’il avait le pouvoir, mais dès qu’il a été mis à terre, les accusations ont jaillies.
En voici la liste :
- On a découvert qu’à l'automne 2016, Ghosn avait organisé au Palais de Versailles une somptueuse fête en l'honneur de sa deuxième épouse Carole, ce qui a déclenché une enquête pour savoir si Renault et Nissan n’avaient pas payé pour la famille Ghosn.
- Au moment même où Ghosn déclarait qu’il voulait rendre l'alliance entre Nissan et Renault « irréversible », un petit groupe de cadres japonais hostiles déclenchait début 2018 une enquête secrète portant sur une somme de 20 millions de dollars dépensés pour des maisons appartenant à l'entreprise à Beyrouth, Rio de Janeiro et Paris via des filiales non consolidées de Nissan, afin de savoir si elles ne bénéficiaient pas exclusivement à Ghosn.
- Ghosn était devenu l'un des cadres les mieux payés du secteur automobile puisqu’il avait reçu de Nissan, en 2017-18, un salaire total de 17 millions de dollars. Parmi les quatre chefs d’inculpation que la justice japonaise lui a signifié, deux l'accusent de ne pas avoir déclaré une rémunération différée de 80 millions de dollars qu'il devait recevoir sur huit ans, accusation que ses avocats contestent.
- Les autres accusations portent sur le délit d’abus de confiance. Les procureurs allèguent qu'au plus fort de la crise financière de 2008, une société appartenant à Ghosn aurait tenté de faire face à ses pertes potentielles par une transaction totalisant 16,7 millions de dollars transférées à Nissan, mais ses avocats répondent que ces opérations de swap de devises n’ont causé aucune perte financière à Nissan.
- On l’accuse également d’avoir transféré 14,7 millions de dollars d'un compte de filiale Nissan à un compte détenu par la société d'un ami saoudien, ce qui est contesté par Ghosn qui affirme que les paiements correspondent à des services commerciaux légitimes.
- L'allégation potentiellement la plus dommageable pour Ghosn a été déposée en avril lorsque les procureurs l’ont accusé d’avoir détourné 5 millions de dollars de Nissan au profit d'une entreprise ayant des liens avec lui et sa famille, Suhail Bahwan Automobiles (SBA), un distributeur omanais lié à un ami de Ghosn. Une partie de cet argent aurait été investie dans une entreprise détenue en partie par un fils de Ghosn et une autre partie utilisée pour acheter un yacht de luxe par une entreprise appartenant à sa femme. Ghosn soutient que les paiements à SBA étaient des primes de vente et de marketing légitimes qui ont été entièrement examinées et approuvées par plusieurs hauts responsables de Nissan et il nie que l'argent ait été transféré au profit de lui-même ou des membres de sa famille.
En 2016, Ghosn avait abandonné son poste de PDG de Nissan au profit d’Hiroto Saikawa, qu’il considérait comme un allié indéfectiblement loyal. Il avait aussi toute confiance dans Hari Nada, le chef des services juridiques de Nissan, alors que ce dernier a constitué une équipe secrète pour examiner les opérations financières de Ghosn.
Dans les semaines qui ont précédé l'arrestation de Ghosn, Nada a en outre suggéré à plusieurs dirigeants de Nissan, dont Saikawa qui semble avoir ignoré l’existence du complot contre Ghosn encore six semaines avant son arrestation, de chercher à obtenir le soutien du ministère japonais de l’économie, du commerce et de l’industrie (METI) contre les « menées françaises », mais ce dernier a nié être jamais intervenu dans les pourparlers de fusion entre Renault et Nissan et a également nié toute implication dans l'arrestation de Ghosn.
Aujourd’hui, Saikawa a été évincé de Nissan du fait de la baisse de 30% du cours des actions de Nissan après le départ de Ghosn et il a également été accusé d’avoir reçu des rémunérations excessives. Hari Nada a été rétrogradé par le Conseil d’Administration de Nissan, tandis que de vieilles rivalités ont resurgi, qui avaient été occultées par l'emprise de Ghosn sur l'entreprise.
Chez Renault, Jean-Dominique Senard, et non Dominique Bolloré, est devenu PDG en 2019. Même s’il n’est pas énarque, il est du sérail et il a présidé Michelin. Il dirige une entreprise dont l’ambition se limite aujourd’hui à préserver vaille que vaille l’accord entre Renault et Nissan et dont le cours des actions est passé de 64,50 € la veille de l’arrestation de Ghosn à 34,50 € le 14 février 2020, dans une bourse en hausse de plus de 20% pendant la même période.
Au total, l’affaire Ghosn constitue un immense gâchis pour les industries française et japonaise, pour les employés de Nissan et de Renault comme pour leurs actionnaires. Ghosn a déclaré, lors de sa conférence de presse du 8 janvier 2020 après son évasion : "Ils disaient qu'ils voulaient tourner la page Ghosn. Et bien ils ont eu beaucoup de succès. Ils ont tourné la mauvaise page parce qu'il n'y a plus de profit, plus de croissance, plus d'initiative stratégique, plus de technologie. Plus d'alliance".
Résidant dans une villa de Tokyo surveillée par caméra, Carlos s’est en effet enfuit le 29 décembre 2019 à bord d'un avion privé pour atterrir à Beyrouth. Les circonstances de l’évasion restent en partie mystérieuses, mais l’on retrouve dans ces dernières la marque d’un esprit organisé, déterminé et courageux.
Peut-être provisoirement, il est devenu un fugitif international, mais, alors qu’il était l’otage du mythe de l’Alliance avant de devenir le prisonnier du système carcéral japonais, le voilà libre, par ses propres soins.
Encore que le plus précieux pour lui, qui fut le PDG d'une alliance industrielle employant près de 500000 employés et générant 200 milliards de dollars de revenus par an, est sans doute que, dorénavant, il n'est plus seul.
FIN (PROVISOIRE)
NB: ON TROUVERA CI-APRÉS L'ENSEMBLE DES QUATRE ARTICLES SUR CARLOS GHOSN RASSEMBLÉS DANS UN DOCUMENT PDF
CARLOS GHOSN, L'EMPEREUR
L’évasion de Ghosn a été une très mauvaise nouvelle pour ceux qui avaient voulu se débarrasser de Ghosn, les dirigeants japonais de Nissan et l’État français, puisqu’il s’est réincarné en Statue du Commandeur.
Le lundi 19 novembre 2018, par un après-midi nuageux, Carlos Ghosn descend d’un avion d’affaires sur l’aéroport Haneda de Tokyo. À cet instant, il est encore l'un des plus grands dirigeants de l’industrie mondiale. Il a prévu de diner avec l’une de ses filles et de présider le lendemain le Conseil d’Administration de Nissan, puisqu’il a laissé le poste de PDG de Nissan depuis le 1er avril 2017 à son fidèle second Hiroto Saikawa.
Mais avant qu’il ait pu quitter l’aéroport, il est arrêté et l’on voit, comme au théâtre, des enquêteurs se ruer pour perquisitionner l'avion d'affaires. Le spectacle est étonnant, mais il n’était pas inattendu pour quelques dirigeants de Nissan et de la République Française. Car qui peut croire sérieusement que les autorités japonaises auraient procédé à l’arrestation du premier des dirigeants industriels français si ce dernier avait bénéficié du ferme soutien du Président de la République et du gouvernement, provoquant alors une crise diplomatique de grande ampleur, alors que, comme vous avez pu le remarquer, il n’y en a eu aucune.
Car, je l’ai rappelé dans le billet précédent, l’opposition entre Macron, le gouvernement français et son Ministère des Finances était à la fois sourde et profonde. L’État voulait reprendre le contrôle de Renault et il n’était ni favorable ni convaincu par une alliance définitive entre Renault et Nissan. Les énarques qui géraient le dossier avaient peur de l’audace stratégique d’un Ghosn qu’ils ne connaissaient pas, lui qui n’était ni mondain, ni énarque et ils rêvaient de s’en débarrasser.
Je ne fais pas ici l’hypothèse que les responsables politiques français connaissaient le projet d’arrestation de Ghosn, mais que les dirigeants japonais de Nissan n’ignoraient rien de l’opposition entre Ghosn et les autorités françaises et que cela a suffit pour leur donner carte blanche. Ils ont arrêté un homme qui se croyait à la tête d’un empire, mais qui était seul et ne le savait pas.
Ils ont arrêté le second Ghosn, alors qu’ils avaient adoré le premier, le Ghosn de la fin des années 1990, avec sa veste d'usine, ses costumes mal ajustés et ses lunettes geek. Un Ghosn qui parlait au personnel, aux fournisseurs, aux concessionnaires, dont le style de direction était ouvert et transparent, que l’on surnommait « Seven-Eleven », parce qu’il travaillait de l’aube à la nuit. Un Ghosn visitant constamment le gemba*, qui parlait aux employés, les écoutaient et leur faisait croire qu’ils pouvaient réaliser l’impossible.
Puis le second Ghosn est arrivé en 2005, lorsqu’il a été nommé PDG de Renault. Le nouveau défi de Ghosn consistait désormais, non plus à redresser Nissan, c’était fait, mais à maintenir l’équilibre entre une entreprise française largement contrôlée par l’État et une entreprise japonaise qui était redevenue, grâce à lui, plus forte que Renault.
Forcément, il passait moins de temps au Japon qu’auparavant et il était moins en contact avec les échelons inférieurs des deux entreprises. À la fin, il jouait quatre rôles à la fois : président de Nissan et Mitsubishi, PDG de Renault et chef de l’Alliance. Une mission impossible ?
Autour de l’Alliance, il lui fallait continuer à faire monter tout le monde vers le haut afin, croyait-il, de faire taire les divergences, d’où son obsession de constituer le plus grand constructeur automobile du monde. Le voici donc, en 2015, qui annonce au siège de Nissan à Yokohama, l’achat par Nissan d’une participation de 34% dans Mitsubishi Motor, à un très bon prix. Les trois constructeurs automobiles ensemble, Nissan, Renault et Mitsubishi, entraient dans le club restreint des constructeurs qui produisent dix millions de véhicules par an, comme Volkswagen et Toyota. Puis, en 2018, Ghosn a presque atteint son but lorsque l’Alliance a dépassé Toyota et talonné Volkswagen.
Mais il voulait aller encore plus loin avec un accord avec Fiat Chrysler, ce qui aurait fait de cette super Alliance de loin le premier constructeur mondial. Il se serait ensuite retiré à 62 ans, se contentant de jouer le rôle de superviseur de l’ensemble.
Au lieu de cette position rêvée, la prison l’attendait le 19 novembre 2018. Il savait ce que l’on pensait de lui, mais il n’en avait pas anticipé les conséquences, parce qu’il se croyait protégé par ses succès et une équipe solide qui l’entourait. Mais certains, très proches de lui parfois, le voyaient comme un tyran, d'autres comme un homme cupide, d’autres comme un dirigeant qui poussait les intérêts de la France au détriment du Japon.
On ricanait de ses costumes Louis Vuitton de plus en plus impeccables avec le temps. Ses visites à l'étranger prenaient des allures de chef d’État, avec des équipes qui passaient des semaines à planifier son horaire et des assistants personnels sautant des véhicules devant lui pour alerter de l’arrivée du « président ».
Naturellement, personne n’osait le critiquer à l’intérieur de Nissan comme de Renault.
* Gemba ou Genba, là où se trouve la réalité, là où la valeur ajoutée est créée, là où apparaissent les problèmes, là où le client obtient sa satisfaction.
À SUIVRE
CARLOS GHOSN, LE GÊNEUR
Au sommet du pouvoir et de la gloire en 2005, que fait Carlos Ghosn ? Il continue ce qu’il sait faire, un plan de relance.
C’est ce qu’il fait aussitôt, en 2005, avec pour objectif de doubler la marge opérationnelle de Renault. Il implique chaque salarié pour lequel on mesure le niveau de performance à atteindre. En même temps, on ne se refait pas, il prévoit un programme de réduction des coûts et un plan d’optimisation des investissements s’appuyant sur les synergies entre Renault et Nissan.
Mais cette fois-ci, le plan marche moins bien. Les objectifs ne sont pas tous atteints chez Renault, alors que les résultats de Nissan restent d'un très bon niveau.
Puis en 2008, Ghosn supprime six mille postes de travail dont quatre mille huit cents en France et, malgré ces coupes, le résultat est tout de même en baisse de 78 % par rapport à l'année précédente. Ghosn ne se décourage pas. Il annonce un nouveau plan 2010-2016 et ça marche. Les résultats financiers sont atteints, avec un chiffre d’affaires et une marge opérationnelle tous deux records. Un plan analogue pour Nissan marche aussi.
Visant la première place mondiale des constructeurs, à moins que ce ne soit la plus forte rentabilité ou la plus rapide évolution vers les véhicules électriques, Ghosn s’attache sans relâche à faire progresser l’alliance Renault Nissan. Mais s’il pousse en avant Dacia, s’il s’allie en 2010 avec Daimler par une participation croisée et des projets communs, s’il s’adjoint le groupe russe AvtoVaz, constructeur de la Lada dont il devient président du Conseil d’Administration en 2013, s’il prend par l’intermédiaire de Nissan le contrôle du groupe Mitsubishi Motors dont il devient président de son conseil d’administration en octobre 2016, il avance à marches forcées sur un terrain de plus en plus miné par ses opposants.
À l’origine de ses ennuis, on trouve la bizarre affaire d’espionnage chinois sur le projet de voiture électrique de Renault. En janvier 2011, Ghosn affirme en direct sur TF1 que « si on n'avait pas de certitudes, nous n'en serions pas là » et que les preuves sont «multiples », avant de se rétracter et de présenter ses excuses deux mois plus tard aux trois employés injustement soupçonnés. À la suite de cette affaire, il lui faut sacrifier son bras droit, Patrice Pelata, fortement impliqué dans ces fausses accusations, pour se protéger et pour protéger Renault.
Or, si Patrice Pelata est un de ses camarades de promotion de Polytechnique, il est aussi un proche d’Alexis Kohler, l’actuel Secrétaire Général de l’Elysée et à l’époque administrateur de Renault au titre de l’Agence des participations de l’Etat. On les verra tous deux s’opposer à Ghosn en 2018.
Ensuite, une crise majeure survient en 2015, alors qu’Emmanuel Macron est ministre de l’Économie de François Hollande, avec Alexis Kohler comme chef de cabinet. Par surprise, sans en avoir averti ni Ghosn, ni Nissan, ni les autres actionnaires, Macron fait racheter par l’État 14 millions d’actions de Renault pour plus d’un milliard d’Euros, faisant passer sa participation de 15,01% à 19,74% et, en même temps (sic), afin de pouvoir imposer des droits de vote doubles pour les actions détenues par l’État. Sans doute Macron visait-il à contrôler ou même à écarter Ghosn.
Mais l’initiative du Ministre provoque une levée de boucliers, non seulement de Ghosn, mais aussi de l’ensemble des partenaires de Renault, à commencer par Nissan. Il fait alors machine arrière, par le biais de négociations directes avec Nissan, négociations dont il écarte Ghosn.
Il faut le souligner, c’est un fait extraordinaire et un remarquable acte de défiance envers son patron, que l’État et Nissan, les deux principaux actionnaires de Renault négocient par-dessus la tête du double PDG de Nissan et de Renault ! Sans doute dès ce moment, Carlos Ghosn a dû regretter d’avoir refusé le poste de PDG de General Motors offert par Obama en 2009…
Parmi les négociateurs, on trouve Philippe Lagayette (X, ENA) qui sera chargé provisoirement de diriger le Conseil d’administration de Renault après l’arrestation de Ghosn et qui recommandera à l’entreprise de porter plainte contre lui en juin 2019.
Ces négociations bipartites entre l’État et Nissan aboutissent, le 14 novembre 2015, à un nouveau contrat entre Renault et Nissan, selon lequel Renault s’engage à ne jamais s’opposer au Conseil d’Administration de Renault. Discrètement, en novembre 2017, l’État revendra les 4,73% d’actions achetées de manière controversée en 2015, en prétendant qu’il avait fait cet aller-retour sur les actions Renault juste pour gagner de l’argent sur les plus-values, cinquante-cinq millions en l’occurrence, ce qui n’était pas grand-chose compte tenu du montant des capitaux immobilisés.
Puis, en février 2018, neuf mois avant l’arrestation de Ghosn, le Ministère des Finances obtiendra la nomination de Thierry Bolloré, un ami, comme Directeur Général Adjoint de Renault : tout en renouvelant le mandat de Carlos Ghosn, Thierry Bolloré était officiellement désigné comme son successeur.
Sur cette succession, Ghosn n’était pas partie prenante, le pouvoir des horloges lui échappait alors qu’il est en pleine gloire et qu’il continuait à avancer à pleine vitesse. À l’orée de sa chute, l’Alliance Renault Nissan réunissait dix marques, 122 usines à travers le monde et près de cinq cent mille employés. Renault affichait un bénéfice record de 5,3 milliards, en hausse de 50%. Un succès planétaire.
Mais la Roche Tarpéienne est, comme toujours, proche du Capitole. Ghosn ne peut ou ne veut rien voir. Il se croit protégé par son prodigieux succès industriel, il se concentre sur l’automobile, il vise à construire un empire industriel encore plus gros et plus fort, tandis que ses ennemis creusent des mines sous ses pas. Inconscient sinon insouciant, il vole de site Renault en site Nissan, prend l’avion pour Tokyo comme il l’a déjà fait cent fois, préoccupé de mille choses, sauf de sa toute proche arrestation…
À SUIVRE
CARLOS GHOSN, LE SAUVEUR
Depuis son embauche chez Michelin en 1978, Carlos Ghosn a été successivement le sauveur d’immenses entreprises en difficulté, le gêneur dont il conviendrait de se débarrasser, l'empereur que personne n'ose critiquer et le paria qui refuse de disparaître.
« Ghosn » en arabe signifie branche, une branche maronite qui est partie du Mont Liban dans les années 1900 pour s’établir au Brésil, avec le grand-père de Carlos, Bichara Ghosn, qui parviendra à s’enrichir dans le commerce du caoutchouc. La génération suivante a une destinée plus sombre. Le père de Carlos, agent de change, soupçonné de trafic de diamant, condamné à mort en 1962 au Liban pour assassinat, est, semble t-il, libéré dans des circonstances floues au cours des années 1970.
Auparavant, Carlos est né à Porto Velho le 9 mars 1954, mais il tombe malade à 2 ans, contraignant sa mère à déménager avec lui à Rio de Janeiro, puis à Beyrouth. Au Liban, il est scolarisé jusqu’au Baccalauréat au collège jésuite de Notre-Dame de Jamhour. Puis il rejoint Paris autour de ses 18 ans, s’inscrit au collège Stanislas où il prépare le concours de l’École Polytechnique qu’il intègre brillamment en 1974 avant de rejoindre l’École des Mines de Paris en 1977.
Carlos Ghosn est donc clairement le produit de la formation de l’élite technique, industrielle et managériale française. Par la suite, il ne travaillera que dans deux des plus grandes entreprises françaises et refusera les postes qu’on lui propose à l’étranger. Il est donc beaucoup plus français que libanais ou à fortiori que brésilien.
En 1978, il est donc embauché par Michelin où il restera durant dix-huit ans, gravissant les échelons de directeur d’usine, de directeur de recherche et de responsable des opérations Michelin en Amérique du Sud. De retour au Brésil, il réduit les effectifs des usines Michelin du pays, mais il met surtout en place des équipes transversales pluriculturelles, préfigurant ainsi les bases de son style de gestion multiculturel, l'ensemble de ses recettes permettant à Michelin de retrouver rapidement une organisation rentable.
En 1989, Ghosn est nommé président et responsable des opérations de Michelin en Amérique du Nord où il organise l'absorption d'Uniroyal Goodrich par Michelin et le retour à la compétitivité du groupe français, très endetté par cette opération de fusion. Ghosn procéde à une réduction sévère des effectifs, mais grâce cette restructuration, il contribue à faire de Michelin le plus grand manufacturier de pneus du monde.
En 1996, Ghosn intègre Renault en tant que directeur général adjoint. Il joue alors un rôle clé dans le redressement économique du groupe, qui perdait des parts de marché et accusait un déficit de 6 milliards de francs en 1993. Pour cela, il met en place un programme draconien de réduction des coûts, une augmentation de la gamme des véhicules offerts et prend des mesures d’adaptation des effectifs qui permettent à Renault d'annoncer, début 1998, deux ans après l’arrivée de Ghosn, un bénéfice de 5,7 milliards de francs.
Puis, à partir de mars 1999, Carlos Ghosn se consacre à la prise de participation de Renault dans Nissan (36,8 %) qui donne naissance à l'Alliance Renault Nissan. Tout en gardant son poste au sein de Renault, il rejoint Nissan en tant que chef des opérations en juin 1999, avant d’être nommé au poste de président (2000) puis de PDG (2001).
Nissan Motors est alors littéralement au bord de la faillite avec une dette de plus de vingt milliards de dollars et d’importantes pertes de parts de marché ; aussi, les investisseurs sont-ils fort sceptiques quant aux possibilités de son redressement, d’autant plus que les tentatives de rapprochement de Nissan avec Ford et Daimler Chrysler ont échoué.
Ghosn annonce son plan de redressement de Nissan en octobre 1999. Il vise un retour à la rentabilité dès l'année fiscale 2000, ainsi qu'une marge opérationnelle de plus de 4,5 % du chiffre d'affaires et la réduction de la dette courante de 50 % dès la fin de l'année fiscale 2002. Il s'engage même à démissionner si ces objectifs ne sont pas atteints.
Pour réaliser ce plan, Ghosn prend des mesures révolutionnaires dans le monde de l'entreprise japonaise: il exige l'implication des employés à tous les niveaux, en les plaçant dans des groupes de travail chargés de trouver des solutions en interne en un temps record, trois mois. En outre, le plan met fin aux postes à vie et met en place une politique de la performance.
Le plan de Ghosn prévoit aussi une réduction des effectifs de 21000 postes de travail, la plupart situés au Japon, la fermeture de cinq usines japonaises et la cession d’actifs importants, tels que la division aérospatiale de Nissan.
Enfin, pour réduire les coûts, il rationalise les réseaux des équipementiers en mettant fin au système traditionnel de partenariats croisés entre constructeur et équipementiers, le keiretsu.
Le plan de redressement imposé par Ghosn réussit malgré une conjoncture internationale défavorable. Il sera même suivi d’un deuxième plan triennal qui réussira au-delà des prévisions, faisant de Nissan un des groupes automobile les plus rentables du monde.
Du fait de ces résultats remarquables, voire extraordinaires, Carlos Ghosn a été nommé PDG de Nissan en 2001, puis de Renault en 2005, après le départ de Louis Schweitzer.
À SUIVRE