Dominique Venner, un coeur rebelle...
Je ne connaissais pas Dominique Venner, essayiste et historien, mais je lisais régulièrement la Nouvelle Revue d’Histoire qu’il dirigeait.
Elle paraissait tous les deux mois et je l’attendais avec impatience car elle apportait des informations qui ouvraient de nouvelles perspectives. La NRH était infiniment plus « objective » que la plupart des autres revues d’histoire, car elle donnait à réfléchir, à s’interroger.
Bref, Dominique Venner était avant tout pour moi un un historien qui avait publié de nombreux ouvrages.
Pour exorciser le suicide gênant de cet intellectuel qui n’était pas des leurs, la meute médiatique l’a aussitôt enterré en lui donnant la qualification supposée infamante d’intellectuel d’extrême droite. Une « femen » dérangée, seins nus, a même mimé son suicide pour mieux le réduire au néant par la dérision, sans réaliser que son insulte envers un mort la réduisait elle-même en poussière.
Je n’approuve, ni ne comprend le suicide de Dominique Venner. Mais son geste n’est ni indigne, ni insignifiant.
Donnons lui une dernière fois la parole en publiant la lettre d’explication adressée à ses amis, qui l’ont diffusé sur la toile :
Je suis sain de corps et d’esprit, et suis comblé d’amour par ma femme et mes enfants. J’aime la vie et n’attend rien au-delà, sinon la perpétuation de ma race et de mon esprit. Pourtant, au soir de cette vie, devant des périls immenses pour ma patrie française et européenne, je me sens le devoir d’agir tant que j’en ai encore la force. Je crois nécessaire de me sacrifier pour rompre la léthargie qui nous accable. J’offre ce qui me reste de vie dans une intention de protestation et de fondation. Je choisis un lieu hautement symbolique, la cathédrale Notre-Dame de Paris que je respecte et admire, elle qui fut édifiée par le génie de mes aïeux sur des lieux de cultes plus anciens, rappelant nos origines immémoriales.
Alors que tant d’hommes se font les esclaves de leur vie, mon geste incarne une éthique de la volonté. Je me donne la mort afin de réveiller les consciences assoupies. Je m’insurge contre la fatalité. Je m’insurge contre les poisons de l’âme et contre les désirs individuels envahissants qui détruisent nos ancrages identitaires et notamment la famille, socle intime de notre civilisation multimillénaire. Alors que je défends l’identité de tous les peuples chez eux, je m’insurge aussi contre le crime visant au remplacement de nos populations.
Le discours dominant ne pouvant sortir de ses ambiguïtés toxiques, il appartient aux Européens d’en tirer les conséquences. À défaut de posséder une religion identitaire à laquelle nous amarrer, nous avons en partage depuis Homère une mémoire propre, dépôt de toutes les valeurs sur lesquelles refonder notre future renaissance en rupture avec la métaphysique de l’illimité, source néfaste de toutes les dérives modernes.
Je demande pardon par avance à tous ceux que ma mort fera souffrir, et d’abord à ma femme, à mes enfants et petits-enfants, ainsi qu’à mes amis et fidèles. Mais, une fois estompé le choc de la douleur, je ne doute pas que les uns et les autres comprendront le sens de mon geste et transcenderont leur peine en fierté.
Je souhaite que ceux-là se concertent pour durer. Ils trouveront dans mes écrits récents la préfiguration et l’explication de mon geste.
La premiere constitution de la République Française, escamotée
Dans mon blog du 28 avril dernier, intitulé « Le Comité de Salut Public à l’Offensive », je rappelais les efforts naifs de Condorcet de concevoir une nouvelle Constitution qui aboutirent à son suicide en prison.
La Convention ria donc au nez de Condorcet, avant de le condamner à mort.
Une nouvelle Commission se brisa sur le conflit qui opposait les Girondins et les Montagnards. À cette occasion, observez comme il était facile pour ces derniers de se donner le beau rôle face aux Girondins. Ces derniers soutenaient que le droit de propriété primait sur les droits sociaux, en quoi ils passaient pour des riches, des profiteurs, tandis que la Montagne soutenait que « La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant des moyens de subsistance à ceux qui sont hors d'état de travailler ».
Que faisaient-ils concrètement dans ce sens ? rien, mais ils se donnaient le beau rôle et flattaient leurs troupes.
Se donner le beau rôle, le plus souvent aux dépens de ceux qui les croient, a toujours été par la suite l’arme idéologique principale de la Gauche, héritière politique des Montagnards, qui lui permet de diaboliser ses adversaires politiques traités de méchants, d’égoistes, de riches. La parade consiste malheureusement à surenchérir sur la démagogie et non à la combattre frontalement.
Puis, ayant éliminé les Girondins, les Montagnards bâclèrent une Constitution. Elle fut adoptée par la Convention le 24 juin 1793 puis soumise à un referendum national. Le vote se déroula en plusieurs mois. Sur sept millions d'électeurs, 1 870 000 exprimèrent leurs opinions, dont 1 715 000 « oui » et 12 000 « non ». Un quart de votants, presque tous favorables : un drôle de succès. À peine adoptée, le 10 octobre 1793, Saint-Just enterrait cette Constitution, la première de la République, en observant que « dans les circonstances où se trouve la République, la Constitution ne peut être établie; on l'immolerait par elle-même, elle deviendrait la garantie des attentats contre la liberté parce qu'elle manquerait de la violence nécessaire pour les réprimer. »
« On manquerait de la violence nécessaire »: on croit cauchemarder…
On plaça le parchemin dans une châsse au beau milieu de la salle conventionnelle, un tombeau bien choisi pour une constitution mort-née.
Il est à noter à propos de cette infanticide de notre toute première Constitution que les Soviétiques imitèrent plus tard les Montagnards, en promulguant quatre Constitutions en 1918, 1923, 1936 et 1977, qui eurent en commun avec la Constitution de l’An I de ne jamais être appliquées : de l’art de faire un bras d’honneur au peuple…
Loin de ces divertimentos juridiques, la Convention entreprit, avec la plus extrême férocité, d’éliminer, un par un, les foyers fédéralistes qui étaient répartis sur le territoire français, Caen à l'ouest, Bordeaux au sud-ouest, Marseille et Toulon au sud-est, Lyon au centre et la Franche-Comté à l'est.
Post-Scriptum: mon prochain blog sera consacré à Dominique Venner.
Du marmonnement à la mutinerie
Le début est extraordinairement positif, en général. Vous trouvez à la naissance, sans savoir pourquoi, une famille qui s’occupe de vous. Un peu plus tard, vous rencontrez d’autres enfants et un maître ou une maîtresse qui vous contraignent, après vos parents, à obéir à des règles auxquelles il faut bien vous conformer.
Un jour, vous vous posez la question de la validité de ces règles. On vous explique que vous faites partie d’un pays qui les respecte et qu’elles ne sont pas discutables. D’ailleurs vous avez de la chance, car le pays auquel vous appartenez est un modèle pour l’humanité, car c’est lui qui a inventé, grâce à sa fameuse Révolution, les meilleures règles de vie en société du monde que tous les autres pays cherchent à imiter. De plus, rien ne vous empêche de discuter ces règles verbalement, c’est dire si ceux qui les ont faites comme ceux qui sont chargés de les appliquer, sont contents d’eux.
Il reste qu’il peut arriver, à un moment ou un autre de votre vie où vous n’êtes pas trop satisfait de votre sort, que vous mettiez en question la légitimité de continuer à adhérer ou à accepter passivement le système que l’on vous impose depuis votre naissance, du fait de votre « appartenance » à la nation française. Est-ce que ses règles « républicaines » sont vraiment acceptables ? Est-ce que cette République vous permet de vous faire entendre, vous comme les soixante-cinq autres millions d’habitants ?
Eh bien, non.
Le plus curieux, c’est que vous ne l’aviez jamais réalisé avant, tant les lois de la République vous semblaient aller de soi. Mais de fait, on ne vous demande jamais votre avis sur quoi que ce soit, excepté de mettre un bulletin dans une urne, une fois tous les cinq ans, pour désigner le président de la République et accessoirement le député qui va avec. Ce dernier est censé vous représenter, mais l’élection du député succédant immédiatement à celle du Président, vous êtes sommé, par souci de cohérence de confirmer votre vote aux législatives : du coup votre député, asservi au Président, est privé de l’autonomie nécessaire pour vous représenter. Et vous n’avez guère le choix qu’entre deux bulletins et rien d’autre à faire ensuite qu’à vous soumettre jusqu’à ce que l’on vous demande, cinq ans plus tard, de mettre un autre bulletin dans une urne, avec comme seul choix de confirmer ou d’inverser votre vote précèdent. Et c’est tout.
Il faut reconnaître qu’au total, on ne vous demande pas trop d’efforts. En fait, on ne vous demande quasiment rien, sauf d’obéir.
Drôle de système, que l’on nomme obstinément « démocratie » qui est censé définir un régime politique dans lequel le peuple est souverain. Souverain ? Mais jamais personne ne vous demande votre avis, sauf dans de très rares referenda qui ne sont organisés qu’avec d’infinies précautions par ces gens qui vous rappellent qu’ils sont vos élus, afin d’éviter que les électeurs, exaspérés, ne répondent automatiquement non. Pourtant, si on vous le demandait, votre avis, vous le donneriez volontiers, même plusieurs fois par an.
Puisqu’on ne vous le demande jamais et puisque vous n’avez pas le droit non plus de suggérer le moindre changement, que devez vous faire ? vous taire ? protester ? voter ou ne pas voter ? de toutes façons, quel que soit votre choix, qu’est ce que cela changerait ?
Mais si vous ne pouvez rien changer, en quoi est-ce toujours votre système ? Pénible constat. Il vous reste le choix de vous résigner à ne jamais être entendu, ou de ne pas vous résigner. Dans ce dernier cas, en dehors de solutions extrêmes, vous n’avez plus qu’à ruminer une colère rentrée ou à finir par abdiquer.
Au sein d’une nation, cette séparation entre ceux qui gouvernent pour leur compte et ceux qui doivent s’y résoudre est un système instable lorsque le niveau de mécontentement s’accroît au sein d’individus muselés: alors le nombre de ceux qui quittent le navire et celui de ceux qui ruminent leur ressentiment s’accroît, tandis que ceux qui avaient fini par se résigner relèvent la tête, prêts à suivre l’étendard de la révolte.
En dressant l’oreille, il me semble bien que nous n’en sommes pas loin.
Lagom ou la vie à la suédoise
Quand on vit en Suède, on a l’impression que tout est bien rangé dans sa petite case, même les gens.
En effet, il semblerait que la pire des choses pour un Suédois soit de se faire remarquer, en bien comme en mal, parce que sortir du rang signifie remettre l’harmonie de la société en question. Il faut être lagom.
Lagom est impossible à traduire exactement, comme beaucoup de termes qui touchent à la culture d’une société. En gros, cela signifie « juste ce qu’il faut » ou « ni plus, ni moins » ou « pile poil ». Par exemple si l’on vous demande comment est votre café et que vous répondez lagom, cela signifie qu’il est à votre goût, ni trop froid, ni trop chaud.
Lagom est aussi un principe de vie, qui signifie un état médian, un équilibre auquel vous pouvez aspirer, en d’autres termes une vie posée, sans hauts, ni bas, sans vagues, avec tout ce que ce qui en découle en termes de normes et de pression sociale.
Vu de notre brouillon village gaulois, la Suède semble paradisiaque avec son consensus, son esprit collectif, son égalité réelle. Mais l’autre face de ce paradis, c’est l’uniformisation.
Vue dans son ensemble, la société suédoise semble n’être formée que d’une immense classe moyenne. En Suède les personnes bling bling avec une Rolex au poignet pour leur cinquantième anniversaire sont introuvables comme rares sont les sans-abri.
De fait, il est mal vu de chercher à se démarquer. L’esprit de compétition et même d’émulation est exclu du système éducatif. Les enfants ne sont jamais comparés les uns aux autres et ne sont pas notés avant l’âge de 14 ans. Faire du zèle au travail ou des heures supplémentaires est plutôt conflictuel, car c’est interprété comme une volonté de se démarquer.
En Suède, personne ne vous laissera jamais la moindre raison de croire que vous êtes inférieur aux autres, mais pas davantage que vous êtes supérieur aux autres.
La vantardise est fortement découragée, et pas seulement à propos de l’argent : votre enfant est surdoué ? vous avez le sentiment d’avoir accompli quelque chose dont vous êtes fier ? restez calme et discret. Les émotions fortes, y compris positives, sont minimisées, car elles pourraient déranger les autres et il n’est donc pas convenable d’en parler. Un Suédois évite de bouleverser les autres avec ses propres émotions, et c’est pourquoi les rues suédoises sont parfaitement calmes. Pas d’éclats de voix, ni de rire.
Respecter le lagom est un sport national qui se traduit par un code de conduite: accepter de faire la queue, ralentir en abordant les passages piétons, être ponctuel, recycler les déchets, troquer la cigarette contre le snus, un tabac que l’on place sous la lèvre pour en absorber la nicotine et qui est plus discret que la cigarette.
Même lorsqu’ils s’amusent, les Suédoises et les Suédois continuent à suivre le règlement-lagom-pour-enfreindre-les-règles qui se traduisent par les comportements suivants :
- la cuite est permise, une fois par semaine, le vendredi ou le samedi soir. Pas en semaine. Jamais. À l’aller, ne vous avisez pas d'adresser la parole à votre voisin de bus mais au retour vous pouvez chanter avec lui en vous pendant aux barres horizontales du bus. Inutile de préciser que si vous le recroisez le lundi matin suivant, c’est comme si vous ne l’aviez jamais vu.
- En tant que bon parent, cuisinez équilibré toute la semaine et attendez le vendredi soir pour vous empiffrer de junk food et de Coca en famille devant la télé, le fameux fredagsmys. Pas question d’inverser et de dévorer une pizza le mardi et du brocoli le vendredi, c’est hérétique ! De même, vos enfants reçoivent leur dose de bonbons le samedi et le samedi uniquement, les lördagsgodis.
- Prenez vos vacances en même temps que tout le monde, dans le même type de maison de vacances que tout le monde, la fameuse stuga, ce petit chalet en bois rouge. La stuga ne doit pas être plus grande que celle des autres et il est bon que vous passiez vos journées à pratiquer la cueillette en forêt ou la baignade dans les lacs. Comme tout le monde.
La vie suédoise n’est pas déprimante pour autant, même si on peut trouver qu’elle manque de fantaisie. Par contre, elle est paisible et d’ailleurs les Suédois n’ont pas du tout l’air de trouver le lagom pesant.
Simplement, les différences culturelles, cela existe…
Hannah Arendt
Inutile d'aller voir ce film sur Hannah Arendt si vous cherchez un moment de détente, d'évasion et d'action, n’allez le voir que si vous voulez vous offrir un instant de réflexion. C’est un film consacré à une femme supérieurement intelligente, tourné par une cinéaste remarquable, Margarethe von Trotta et interprété par une excellente actrice, Barbara Sukowa. Le scénario est fouillé mais on n’y trouve ni scènes d'action ni histoire à l'eau de rose. Tout le film est mis au service de la pensée d'Hanna Arendt.
Il nous montre comment, à la suite de son analyse du procès Eichmann, cette juive consciente de sa judéité va se brouiller avec ses amis juifs israéliens et américains.
Un film intelligent, plein de fougue, de tendresse et d'humour, qui permet de saisir en deux heures la puissance de la pensée d'Hannah Arendt, notamment au cours de deux temps forts: le procès d’Eichmann avec des documents d'époques en noir et blanc, et un cours d’Hannah Arendt à ses étudiants où elle justifie ses positions.
Donc, Hannah, brillant professeur à Princeton, amie de la romancière Mary McCarthy, va demander au New Yorker d'être envoyée à Jérusalem pour rendre compte du procès Eichmann. Les articles et le livre qu'elle va ensuite en tirer vont faire scandale. Pourtant, même si elle est blessée par les réactions de rejet de ses amis juifs, même si ses meilleurs amis lui tournent le dos, Hannah Arendt ne changera pas une virgule à ses déclarations. Le film nous la montre sûre d'elle, somme toute assez arrogante, mais surtout libre.
Le film est d’ailleurs une apologie de la liberté de penser, ce que, vous vous en doutez bien si vous lisez mon blog, j’approuve sans réserve. Cette liberté de pensée lui fait affirmer, à la face de juifs qui se voient comme de parfaites victimes innocentes, que des responsables juifs ont été complices des nazis, ce qui a empêché les juifs de se révolter en masse et donc de prendre leur destin en main. Scandaleuse, insupportable pour Israël, cette affirmation, ce qui n'empêche pas Hannah Arendt de l’écrire, de la dire et de la maintenir.
De plus Hannah Arendt fait la découverte fondamentale de la banalité du mal. Contrairement aux imbéciles qui ont applaudi à la thèse complaisante de nazis monstrueux colportée par les Bienveillantes, Hannah Arendt comprend que la plupart des nazis, loin d'être des monstres, se caractérisaient par une absence totale de pensée individuelle. Eichmann, minable bonhomme à grosses lunettes, faisait ce qu'on lui disait de faire. Hannah Arendt dénonce donc l'obéissance stupide, qu’elle soit celle de l’oppresseur comme de l’oppressé. Ce qui les caractérise tous, nazis, staliniens, khmers rouges, c'est la disparition de la personne. Ils ne sont plus que les fourmis d'une colonie, les abeilles d'une ruche. Comme dans un liquide en surfusion, l'introduction d'un cristal, Hitler, déclenche l'ordre qui se propage et s'étend à toute la masse. Qu’un autre prophète vienne et tous suivront !
L'humanité, c'est la pensée. Le mal, c'est l'absence de pensée.
Ce film est donc une oeuvre de santé publique, à condition que les spectateurs en retiennent l’essentiel: pensez libre en toutes circonstances!
Le principe de précaution ou la vie, il faut choisir...
Je terminais mon dernier blog sur la philosophie de Nietzsche le 16 avril dernier en rapportant qu’il trouvait que le bonheur était l’idéal nihiliste par excellence…
Certes, le bonheur est un état désirable. Mais Nietzsche nous rappelle qu'il n’est que la conséquence de la réalisation d’un but plus élevé, car nous ne sommes vraiment heureux que lorsque nous avons réalisé un projet, surmonté un obstacle, réussi un pari, augmenté notre force.
Si nous n’aspirons au bonheur qu’en tant que tel, il fuira sans cesse devant nous comme un mirage, car ce bonheur-là, dépourvu de but, de contenu, d’enjeu, n’est que néant puisqu’il n’est défini que par l’absence, l’absence de douleur, l’absence de désir, l’absence de danger.
Comme le nihiliste à la recherche du bonheur ne supporte aucun trouble intérieur, il obtient ce dernier à l’aide de psychotropes, de tranquillisants et d’antidépresseurs, mais aussi de raison, de planification et de rationalisation.
Car l’une des armes les plus efficaces pour tuer le désordre créateur en nous reste le travail. En ces temps de chômage de masse qui voit s’exacerber la peur de ne pas avoir de travail, on le célèbre comme la voie par excellence de la réalisation de soi.
Mais cette idée d’un travail émancipateur et épanouissant correspond-elle vraiment à sa réalité économique et sociale? Trouver sa place sur le marché du travail n’implique t-il pas plutôt le contraire, qui consiste à nous dépouiller de tout ce qui fait notre originalité pour nous y adapter, pour répondre aux exigences des managers et pour nous laisser absorber par la culture de l’entreprise ?
Nietzsche a écrit à ce sujet :
« Au fond, on sent aujourd’hui à la vue du travail qu’il constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et qu’il permet d’entraver fortement le développement de la raison, le goût de l’indépendance. Car il nécessite une extraordinaire quantité de force nerveuse qui n’est plus alors disponible pour la réflexion, la méditation, la rêverie, l’amour et la haine. Il offre constamment un but médiocre, tout en assurant des satisfactions simples et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur offre davantage de sécurité et comme l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême… » ( Nietzsche, Aurore, III, 173)
En effet, comme l’avait observé Pascal, le travail est un divertissement qui détourne notre attention de nos angoisses, de nos rêves, de notre tohu-bohu intérieur, qu’il soit destructeur ou créateur. Pour compléter le tableau de cette conception aseptisée du bonheur, s’ajoutent au travail comme tranquillisant, l’obsession de la santé qui conduit à l’hypocondrie et au tourment de la longévité.
Comme l’observe Nietzsche, nos sociétés vivent sous ce qu’il nomme « la tyrannie de la crainte ». Aussi, nos institutions, nos lois et nos préceptes de vie ne visent jamais à encourager une vie riche, créatrice et intense mais à décourager ou à interdire ce qui pourrait lui nuire.
« Fais attention ! » pourrait résumer toutes les recommandations qui visent à nous écarter des risques de la vie.
Au plan national, un Président sénile a inscrit, avec l’assentiment général, « le principe de précaution » dans la Constitution Française !
Le principe de précaution !!
Au plan continental, l’Union Européenne nous protège: grâce à elle, plus d’inflation, plus de guerres !
À la place de la soif de vivre, c’est la peur qui nous gouverne.
En voulant éliminer tout risque, nous amputons la vie de tout ce qui pourrait nous déranger, mais évidemment aussi de tout ce qui pourrait nous inspirer, nous enrichir, nous renforcer : l’obsession sécuritaire a rétréci l’être humain.
Mais de quoi diable avons-nous peur ?
Que voulons nous fuir ?
(À SUIVRE)