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Le blog d'André Boyer

L'HUMANISME OU LA MAÎTRISE DE LA NATURE

27 Octobre 2021 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE

EMMANUEL KANT (1724-1804)

EMMANUEL KANT (1724-1804)

Le paysan qui travaillait la terre en 1506, quelque part en Europe, aurait pu affirmer que les travaux que menaient  le chanoine polonais Copernic cette même année avait peu de chances d’influencer son sort. C’était vrai pour lui, mais faux pour ses descendants.

 

Car, depuis trois siècles, le progrès s’est bien accompli, à partir d’une convergence entre la science, l’économie et la philosophie autour de la maitrise de la nature qui est l’œuvre de l’humanisme, défini au XVIIe siècle par l’invite de Descartes à ce que l’homme se rende "comme maitre et possesseur de la nature".

L’homme du Moyen Age savait que l’homme n’était pas maitre de la nature, dont il devait subir les effets, climatiques ou épidémiques.  Jusqu’à ce que, au XVIIe siècle, le projet humaniste, d’une ambition folle, consiste à faire sortir l’homme de sa condition subalterne face à la nature pour qu'il en devienne le maitre.

Les outils de cette révolution se mirent alors en place. Newton proposa un outil scientifique qui visait à maitriser l’avenir. S’il n’était valable que dans le domaine mécanique, il orientait néanmoins la vision du monde qui s’exprima dans la philosophie des Lumières. Le modèle mécanique devint un guide général. On ne luttait plus contre la Peste en priant, mais en recherchant les causes de la contagion.

Tandis que la philosophie affirmait sa foi dans le progrès, encore fallait-il un système philosophique qui permette à  l’homme de justifier la raison pour laquelle il se séparait de la nature pour la dominer. C’est ainsi que Kant affirma que l’homme était libre par rapport à la nature, parce qu’il était un être moral. Il prenait ainsi le contrepied de la philosophie de Platon et des philosophies religieuses. Pour Platon, le bien et le vrai se confondaient. Ce qui était bien était vrai, ce qui était vrai était bien et il suffisait donc de connaitre le vrai pour connaitre le bien : la morale était assujettie à la connaissance. Quant aux religions, elles affirmaient que la morale était soumise à la métaphysique.

Kant posa pour sa part que la morale était indépendante de la philosophie et de la religion. Un homme moral s’imposait à l’homme libre dans la mesure où l’immoralisme menaçait : si Dieu n’existe pas, tout est permis, déclarait Dostoïevski. Kant affirma donc que l’homme ne pouvait être  libre que par sa propre volonté, grâce à la faculté qu’il avait de s’imposer à lui-même la loi du devoir. Contrairement à l'idée répandue aujourd'hui, le devoir n’était donc pas une contrainte qui s’oppose à nos passions dans lesquelles s’exprimerait notre vraie liberté, car ces dernières relèvent de la nature où règne la loi d’airain des causalités.

Cette démonstration morale est le fondement de la morale laïque, un fondement fragile actuellement remis en cause par le triomphe de l’assouvissement « libre » des passions.

L’idée de maitrise s’est emparée ensuite du système économique, selon lequel l’homme renoncera au XIXe siècle à sa liberté temporelle pour jouir des bénéfices de la production de masse. Jusque dans les années soixante, le monde économique reflétera une double maitrise, celle de l’entreprise qui maitrise le consommateur tout autant que le salarié et celle du système économique dans son ensemble qui maitrise l’entreprise.

L’économie de l’offre permet de maitriser la consommation, car, que le consommateur soit content ou non, il consomme les mêmes produits. S’il veut consommer plus, l’offre s’organise autour des économies d’échelle et la baisse des prix compense la perte de liberté du client. La production massifiée suppose de standardiser le processus de production et donc de rendre le salarié objet plutôt que sujet. Il travaille à la chaine, il manque d’autonomie dans son travail mais c’est le prix à payer pour qu’il gagne un peu plus chaque année.

Dans cet univers contraint, l’entrepreneur semble le gagnant, mais c’est faire fi de la compétition entre les entreprises. L’effet d’expérience entraine en effet un avantage compétitif pour les grandes entreprises. Il en résulte que la stratégie du chef d’entreprise est déterminée par la situation économique qui lui dicte le moment où il faut vendre son entreprise à son concurrent. L’entreprise s’inscrit dans une maitrise dictée par la situation économique, elle-même sous-tendue par le postulat que les besoins des consommateurs sont finis, récurrents et mesurables.

 

Tout changera lorsque l’on se mit à consommer pour se faire plaisir ; les tendances de fond, qui avaient convergés pour produire une société humaniste autour de la maitrise de la nature par l’homme, se mirent à diverger.

À SUIVRE 

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NOTRE AMIE, L'ALLEMAGNE

22 Octobre 2021 , Rédigé par André Boyer Publié dans #ACTUALITÉ

NOTRE AMIE, L'ALLEMAGNE

Dans quelques semaines, le nouveau gouvernement allemand va être constitué, composé de socio-démocrates, d’écologistes et de centristes. Nous n’en attendons rien de particulier, si ce n’est la pression qu’il va accroitre pour que nous réduisions notre parc de centrales nucléaires à néant.

 

Cette question de divergence des sources d’énergie entre l’Allemagne et la France n’est ni nouvelle, ni mineure, car elle révèle des différences d’intérêt profondes qui tiennent à la géographie et l’histoire.

Les deux pays sont voisins, hélas. Hélas car ce voisinage n’a pas été heureux dans le passé. La France s’est quelque-temps opposée à l’Espagne, s’est longtemps mêlée des affaires italiennes, mais elle a presque toujours subi l’ingérence anglaise et fait face à la concurrence allemande, l’un des deux grands tracas français. Sous cet angle, la capitulation mitterrandienne vis-à-vis de la  réunification de l’Allemagne après la chute du Mur de Berlin, nous a ramené au cauchemar qui hantait la France depuis Richelieu, une Allemagne plus forte que la France.

Les institutions européennes permettent de cacher la confrontation à défaut  de l’amortir, mais l’on peut craindre que le silence qui entoure la divergence des intérêts entre les deux pays ait pour effet d’anesthésier la capacité de résistance française contre l’activisme allemand traditionnel. Il est donc utile, avant de rechercher des terrains d’entente, de regarder en face la nature et l’importance des divergences.

Vu d’Allemagne, ce pays avec ses 83 millions d’habitants sur 357 000 km2 et ses 3 600 kms de frontières terrestres avec neuf pays différents, se voit comme le cœur de l’Europe. Son imbrication avec la France est immémoriale,  assumée récemment par le traité de l’Élysée, signé par de Gaulle et Adenauer en 1963, qui a institué un rapprochement institutionnel entre les deux pays.

Il reste que l’Allemagne regarde ses rapports avec la France, à commencer par son partenariat économique, avec un légitime sentiment de supériorité. La France dépend davantage de l’Allemagne que l’Allemagne ne dépend de la France qui n’est que le quatrième partenaire commercial de l’Allemagne alors que cette dernière est le premier partenaire commercial de la France. Cette supériorité  la pousse à regarder avec condescendance le partenaire français, facilement taxé d’irrationalisme lorsqu’il ne s’aligne pas sur les standards allemands, incompréhension renforcée par l’incapacité habituelle de ses dirigeants à parler, et donc à penser, français.

Symétriquement, le regard de la France sur l’Allemagne est empreint de la fascination du faible pour le fort. La France s’accroche à l’illusion du couple franco-allemand, alors que, dès 1963, De Gaulle avait compris que l’Allemagne ferait toujours passer son engagement au sein de l’Otan avant l’alliance française et, plus récemment, elle n’a fourni qu’un soutien dérisoire à l’opération française au Mali qui a pourtant renforcé la sécurité européenne, pas plus qu’elle n’a soutenu Paris face à Erdogan.

En outre la réunification a fait basculer le centre de gravité de l’Allemagne vers l’est. Symboliquement, Bonn, l’ancienne capitale de la RFA, n’était qu’à 250 kilomètres de Strasbourg tandis que Berlin se situe à quelques dizaines de kilomètres de la frontière polonaise. Ce nouveau centre de gravité a conduit à la constitution d’un hinterland en Europe centrale où l’Allemagne fait fabriquer à bas prix les composants qu’elle utilise pour son industrie. Cela lui permet également d’organiser un puissant dumping social dans le secteur agricole grâce à la venue massive de travailleurs détachés issus d’Europe de l’Est, ce qui met en difficulté les agriculteurs français.

Impuissante, la France ne peut que constater la volonté ancienne et la capacité récente de l’Allemagne à mener une politique étroitement conforme à ses intérêts, du fait de sa nouvelle puissance issue de la réunification (merci du cadeau, Mitterrand) et de l’entrée des pays de l’Est dans l’UE. L’Allemagne a ainsi saboté l’Union pour la Méditerranée. Elle a aussi empêché le rapprochement entre EADS et l’industrie de défense britannique, avec pour projet constant de tuer l’industrie de défense française, rivale des entreprises allemandes et de neutraliser son  aérospatiale civile.

Au plan stratégique, on peut qu’observer que, pour baisser ses coûts salariaux et améliorer ses équilibres démographiques, l’Allemagne a accueilli unilatéralement un million de migrants en 2015 sans consulter ses partenaires de Schengen.

Au plan monétaire, on peut également constater que l’Allemagne profite de l’euro pour obtenir un énorme excédent commercial, compris entre 7% et 9 % de son PIB, tout en nous interdisant de dévaluer pour faire baisser notre coût du travail. C’est ainsi que le déficit de la France avec l’Allemagne représente chaque année environ un tiers du déficit commercial français total. Que, pour maintenir son excédent, l’Allemagne est fondamentalement opposée à tout protectionnisme européen, même s’il est contraire aux intérêts de la plupart de ses partenaires européens.

Mais le plus grave, à long terme, reste sans doute que Berlin ait renoncé en 2011 à l’énergie nucléaire sans consulter ses partenaires européens et sans tenir compte de l’accroissement des émissions de CO2 que cette décision a provoqué, puisque les centrales nucléaires émettent en moyenne quatre-vingt fois moins de CO2 par kilowattheure produit que les centrales à charbon et quarante-cinq fois moins que les centrales à gaz. C’est pourquoi, en décidant d’abandonner le nucléaire pour le charbon, Angela Merkel a fait exploser la pollution émise par l’Allemagne au détriment de la qualité de l’air, produisant plus du double de CO2 par rapport à la France.

Alors que, traitreusement, l’Allemagne s’active afin que le nucléaire ne soit pas considéré  comme une énergie renouvelable par l’UE,  la France devrait à l’inverse exiger de nos « amis » allemands qu’ils réduisent leurs émissions de CO2 au même niveau par habitant que celui de la France.

 

Ce serait un bon début pour remettre au clair la nature de nos relations profondes avec l’Allemagne…

 

 

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L'IRAN MET L'IRAK EN ÉCHEC

12 Octobre 2021 , Rédigé par André Boyer Publié dans #HISTOIRE

SADDAM HUSSEIN

SADDAM HUSSEIN

Si la création d’une république islamique est approuvée à 98% les 30 et 31 mars 1979, il faut préciser que le vote de ce referendum n’a pas eu lieu à bulletin secret.

 

Après la tenue du référendum, le premier ministre Bazargan démissionne et le nouveau gouvernement de la République Islamique se révèle particulièrement conservateur. Il nationalise l’industrie, en particulier pétrolière, et rétablit les traditions islamiques dans la culture et la loi. L’influence occidentale se trouve bannie, contraignant l’élite pro-occidentale à s’exiler à son tour, après le Shah.

Après le referendum, les élections présidentielles se tiennent en janvier 1980 qui voient Bani Sadr, associé à Khomeiny, être élu avec 76 % des votes en janvier 1980.

Entretemps a eu lieu la prise de l’Ambassade des États-Unis à Téhéran le 4 novembre 1979 par les Mujaheddin-e-Khalq, des étudiants iraniens militants, qui l’occupent jusqu’au 20 janvier 1981. Le personnel de l’ambassade américaine est pris en otage. L’administration Carter riposte par le gel de ses relations diplomatiques avec l’Iran, par des sanctions économiques et par une tentative avortée de libération des otages. Finalement, Ronald Reagan mettra fin à̀ la crise le jour de son entrée en fonction, en acceptant pratiquement toutes les conditions iraniennes.

Puis, le 22 septembre 1980, l’Irak envahit l’Iran. Saddam Hussein invoque un désaccord frontalier, tout en ayant l’objectif de réduire l’influence du régime fondamentaliste iranien sur le mouvement islamique et de s’emparer à cette occasion du  leadership dans le monde arabe.

Ce désaccord frontalier officiel invoqué par Saddam Hussein porte sur le déplacement de la frontière entre l'Irak et l'Iran jusqu’à la rive orientale du Chatt-el-Arab afin de mieux assurer la sécurité́ de Bassorah, d’obtenir la restitution des trois iles du détroit d'Ormuz annexées par le Shah en 1971 et d’annexer la province iranienne du Khuzestan, peuplée d'Arabes.

L’Irak était un pays considéré comme puissant, en raison de ses revenus pétroliers et comme un pays en voie de modernisation. Les grandes puissances estimaient qu’il pouvait faire contrepoids à la République islamique iranienne. Elles ont donc approuvé tacitement puis militairement l'offensive irakienne, votant pour la résolution 479 de l'ONU qui demandait un cessez-le-feu sans exiger le retrait par l'Irak des territoires iraniens qu'il occupait.

Or, malgré́ l'avantage de la surprise, l'invasion irakienne fut rapidement repoussée par une série de contre-attaques iraniennes provenant plus de la milice chiite créée par Khomeini le 5 mai 1979, le « corps des Gardiens de la révolution islamique »  que des  forces armées affaiblies par les purges qu’elles avaient subi sous l’autorité de Khomeini. Pour sa part, Saddam Hussein surestimait la puissance de son armée qui, si elle était largement pourvue en équipements modernes, manquait de cadres expérimentés pour mener une guerre d’envergure.

En 1981, les Mujaheddin-e-Khalq font exploser des bombes dans le bureau principal du parti de la république islamique et au bureau du premier ministre, tuant 70 officiels de haut rang, dont le ministre de la justice), le président du parti et le  Premier ministre. Cela n’a pas empêché, au début de la même année, l'armée iranienne de contre-attaquer et de libérer l'essentiel de son territoire, avant d’envahir à son tour une partie du territoire irakien. L’Iran demande désormais le départ de Saddam Hussein et son remplacement par un régime islamique.

S’opposent désormais un enrôlement de masse et une exaltation des martyrs coté iranien et une armée bien équipée avec des professionnels encadrant des conscrits peu motivés, souvent chiites ou kurdes.

La ligne de front se stabilise à la frontière commune jusqu’à ce que l’Iran lance deux grandes offensives en janvier 1987: Kerbala 5, à l’est de Bassorah, où Téhéran voulait établir un gouvernement provisoire de la République islamique irakienne avec les chefs des opposants chiites irakiens refugiés en Iran et Kerbala 6, à 150 kilomètres au nord de Bagdad en direction des grands barrages de l’Euphrate. Les pertes sont énormes de part et d’autre mais les forces iraniennes sont finalement bloquées.

Puis, en 1988, l'armée irakienne parvient à reprendre le dessus avant d'être vaincue lors de l'opération Mersad du 26 au 30 juillet 1988. Le 18 juillet 1988, Khomeini accepte le cessez-le-feu exigé par la résolution 598 du Conseil de sécurité́ et le secrétaire général de l'ONU annonce la fin des hostilités pour le 20 août. C'est un retour au statu quo ante, sans traité de paix entre l’Irak et l’Iran qui ne sera envisagé qu'en 2005. Les estimations des pertes en vies humaines sont de 300 000 à plus d'un million de morts iraniens et de 200 000 Irakiens et les dépenses militaires auraient dépassé́ 500 milliards de dollars pour les deux pays.

 

La guerre Iran-Irak a souvent été́ comparée à la Première Guerre mondiale : le conflit se caractérise par une guerre de tranchées, avec des fils de fer barbelés, des postes de mitrailleuse, des charges à la baïonnette qui induisent  par des pertes considérables. L’Irak a aussi beaucoup utilisé les armes chimiques notamment contre les populations civiles.

 

À SUIVRE

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LE JOUR LE PLUS TÉMÉRAIRE

4 Octobre 2021 , Rédigé par André Boyer Publié dans #INTERLUDE

LE JOUR LE PLUS TÉMÉRAIRE

J’arrive donc à Pékin dans le courant du mois de juin 1989, je n’ai pas la date exacte. Je suis accueilli à l’aéroport par la seule personne encore présente à l’ambassade de France, en dehors des services de sécurité, Michel Poncet, attaché culturel, qui me dépose dans un hôtel que je connaissais, pas très éloigné de la place Tian’anmen.

 

Pour se rendre compte de l’ambiance qui régnait à cette époque, il faut savoir que, devant l'impuissance de la police à juguler les manifestations, le gouvernement chinois avait envoyé dans la région de Pékin environ deux cent mille soldats. Cette mobilisation ne se passait pas très bien, car une certaine désunion régnait au sein de l’Armée chinoise, au point que des affrontements armés avaient eu lieu entre le 27e corps d’armée provenant de Lanzhou ( à 1500 kms  au sud-est de Pékin)  et le 38e corps d’armée basé autour de Pékin (source du KGB, rapport du 4 juin 1989).

Il faut noter aussi que le 27e corps d’armée était le principal acteur de la destruction des barricades et du tir à l’aveugle sur les manifestants, en particulier à partir du 4 juin. Il s’était installé en position défensive aux environs de la place Tian’anmen et conduisait des patrouilles dans la ville qui tiraient à l’aveugle sur les passants s’aventurant dans la zone interdite ou se déplaçant pendant le couvre-feu. Des estimations non confirmées, issues des associations humanitaires, font état de 2600 victimes.

Un couvre-feu avait été mis en place à Pékin de 18 heures à 6 heures du matin. Je me retrouvais dans la ville quelques jours après le pic de répression, alors que le gouvernement chinois prétendait que tout était normal et autorisait pour cette raison de propagande l’ouverture des hôtels et la venue des étrangers.

Poncet, pas très conscient du danger, me proposa d’aller boire un verre dans un établissement qu’il connaissait, pas loin de l’hôtel. Nous nous y rendîmes à pied en une dizaine de minutes, parcourant une grande avenue, puis tournant dans une rue plus petite. Nous étions presque arrivés, lorsque nous entendîmes une pétarade, cette dernière s’avérant être une fusillade qui fit une victime, une femme qui s’effondra à quelques mètres de nous.

Nous vîmes alors des soldats postés derrière nous dans l’avenue, à 150-200 mètres environ, qui tiraient dans l’enfilade de la rue en visant les trois passants que nous étions. Poncet et moi, nous nous collâmes contre le mur d’un immeuble. Nous entendions les balles ricocher contre le mur et si nous n’avions pas pu entrer au bout de quelques secondes dans le porche qui donnait sur le bar, nous aurions probablement finis par être touchés. Cognant à la porte, nous eûmes encore quelques secondes d’angoisse jusqu’à ce que la porte s’ouvre et que nous pûmes nous réfugier à l’intérieur. J’ai su depuis que les habitants de Pékin étaient très solidaires contre les troupes venues de Lanzhou : on sous-estime souvent les différends inter-régionaux en Chine.  

Nous nous attendions à ce que les soldats entrent dans la rue et viennent nous chercher dans le bar. Il n’en fut rien. Sans doute les soldats n’avaient pas d’ordres, à part tirer à l’aveugle et peut-être redoutaient-ils aussi de s’aventurer dans des rues plus étroites et inconnues.

Nous nous rassurâmes peu à peu. Le bar était assez fréquenté, sans être plein, et, à part nous, il n’y avait que des Chinois. Poncet, qui parlait un peu chinois, m’apprit que la femme avait été prise en charge par une ambulance. On ne savait pas si elle était morte, mais les Chinois pensaient que oui, tout en affichant une sorte d’indifférence.

Nous consommâmes un alcool indistinct jusqu’à ce qu’au bout d’une heure, Poncet me convainque de sortir du bar. Il ne semblait pas refroidi par « l’incident » que nous venions de vivre ! On venait d’échapper de justesse à la mort, or son problème principal n’était pas de me ramener sain et sauf à l’hôtel, mais de profiter de la venue d’un compatriote pour faire le tour des bistrots!

D’après lui, nous ne risquions plus rien parce que les soldats ne reviendraient plus, et puis il connaissait  un hôtel, le Crystal Palace, pas loin affirmait-il, qui appartenait à l’armée, donc qui ne présentait aucun risque. Je n’avais pas d’autre choix que de le suivre, puisque je ne savais même pas comment revenir à mon hôtel, même si ce périple en plein couvre-feu me semblait fou. En outre, après un long voyage en avion et l’embuscade dans la rue, mes capacités psychiques de résistance étaient affaiblies. Je me résignais donc à le suivre, sans insister dans mes protestations.

Poncet, lui, ne s’en faisait pas. Pendant que l’on se dirigeait, à pied bien sûr, vers le Crystal Palace, il trouva le moyen de me réciter un poème thaï, sa passion. Quant à moi, je n’étais pas d’humeur très poétique, plutôt inquiet, regardant de tous côtés si nous n’allions pas voir surgir des soldats.  

Cependant nous arrivâmes sans encombre à l’hôtel, majestueux en effet avec sa vingtaine d’étages. Sur sa rampe d’accès, trônaient, image surréaliste, deux Rolls Royce sur les pare-brises desquelles une affiche en anglais indiquait que ces véhicules étaient à la disposition des hôtes étrangers pour visiter la ville ! 

La situation m’apparut alors surréaliste ; trente et quelques années plus tard, elle me parait toujours ahurissante : une heure et demi auparavant, l’Armée chinoise nous tirait dessus sans sommations, et maintenant elle nous proposait des Rolls Royce pour nous promener dans une ville soumise au couvre-feu !

L’hôtel offrait d’autres situations paradoxales, un supermarché hyper luxueux qui vendait, ô miracle unique en Chine à l’époque, des couches culottes jetables pour bébés ! Puis Poncet m’entraina dans une boite de nuit souterraine, ultramoderne, aux murs couverts de plaques d’aluminium où dansaient, sans se soucier ni de la révolte des étudiants ni du couvre-feu, ni de rien du tout d’ailleurs, la jeunesse dorée de Pékin…

 

Après deux heures de musique surpuissante et d’alcools, Poncet, bravant une troisième fois le couvre-feu, me reconduisit sans encombre à mon hôtel. Je m’effondrais sur le lit, ivre de fatigue, d’émotions et d’angoisses. Le lendemain, m’avait dit l’impavide Poncet, nous partirions pour Tianjin, mais pour ma part je me suis endormi, content d’être encore en vie, sans penser à la suite, qui allait s’avérer moins téméraire mais tout aussi surprenante…

 

À SUIVRE

 

 

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