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Le blog d'André Boyer

ENSEIGNER AUX CHINOIS

8 Décembre 2019 , Rédigé par André Boyer Publié dans #INTERLUDE

ENSEIGNER AUX CHINOIS

Les cours à Pékin au NMTC étaient classiques dans leur forme. Ils l’étaient moins dans leur contenu.

Nos étudiants chinois étaient, selon mes souvenirs, au nombre de trente-six, assez jeunes, des cadres d’entreprises publiques, surtout des hommes. Ils comprenaient assez imparfaitement l’anglais. À l’instar de mes collègues, je donnais trois séances de cours de trois heures chacune par semaine sur les Statistiques pour l’entreprise. Les étudiants étaient attentifs, pas très agréables au sens où ils notaient avec attention tout ce qui leur semblait dysfonctionnel et venaient en parler en délégation, au sens aussi où il était difficile de nouer des contacts personnels avec eux et qu’entre eux régnait un fort parfum de compétition. 

Durant cet enseignement, un incident m’a marqué, au point que je m’en souviens encore parmi d’autres que j’ai oublié. 

Je traitais des échantillonnages de données destinées à obtenir des informations pour une décision commerciale. Après les données théoriques (le lien entre la moyenne et la variance de l’échantillon et ceux de la population toute entière) j’avais pris l’exemple simple d’un échantillon de cinq cent personnes interrogées à Pékin pour leur demander leur opinion sur un produit. Le résultat était composé de deux chiffres issus de l'échantillon, la moyenne et la variance des opinions favorables au produit. 

Je m’apprêtais à faire le lien entre ce résultat et ce que l’on pouvait en conclure pour la population dans son ensemple, quand un étudiant est intervenu, bientôt suivi par l’ensemble de la classe. Il contestait le résultat obtenu dans l’échantillon, qui était, si je me souviens bien, de 45% plus ou moins 3% d’opinions favorables. Pour lui, cette incertitude (cet écart-type d’échantillon) n’avait aucun sens. Ce qui lui fallait, c’était le chiffre exact des opinions favorables au produit. 

Je crus facile de lui rétorquer que, s’il voulait connaitre la valeur exacte des opinions favorables au produit, il lui faudrait interroger tous les habitants de Pékin, pour savoir vraiment l’opinion de la ville ou bien tous les Chinois, un milliard deux cent millions à l’époque, pour connaitre celle du pays. Absurde évidemment, en raison du coût exorbitant de ce questionnement, à supposer qu’il soit possible de le réaliser en pratique, absurde aussi parce qu’il niait les principes mêmes des statistiques que j’étais chargées d’enseigner, dont la caractéristique centrale est justement de faire le lien entre l’échantillon et la population dont il était issu. 

Mon argumentaire tomba à plat. Au contraire, mes étudiants faisaient front, se drapant soudainement derrière le drapeau de Lao-Tseu, invoquant la prééminence, quasiment le caractère sacré de la notion de précision, fondatrice de celle d’exactitude et finalement de vérité

Je m’épuisais encore quelque temps à guerroyer dans les marécages de la rentabilité, invoquant piteusement la nécessité de petits échantillons pour connaitre la vérité approximative qui suffisait à la misérable entreprise qui cherchait tout bonnement à vendre, en s’informant petitement sur son environnement. 

Face à ces arguments sordidement défensifs, mes étudiants chinois me regardaient, l’œil triomphant, collectivement retranchés dans la forteresse de la précision, qui apportait l’exactitude indispensable à l’émergence du joyau de la vérité.

Je n’avais plus que le choix entre la capitulation et la tyrannie. Acculé, je choisis la seconde et je dégainais lâchement l'arme de Confucius: je leur rappelais que j’étais le professeur, et que par définition, je détenais la vérité. Le résultat donné par l’échantillon était donc le bon.

Le silence se fit.

Là-dessus, je passais au sujet suivant. 

 

Jamais dans un cours, je n’avais été pris à la gorge avec une telle violence symbolique et jamais je n’avais dû faire appel à mes ultimes arguments. Mes étudiants chinois avaient failli m’avoir. 

Je ne l’oublierai pas.

 

À SUIVRE

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